Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Italie - Une contre-révolution rampante

Fratelli d’Italia (FdI) plonge ses racines dans le néofascisme d’après-guerre, héritier direct, en termes de personnel militant, de traditions et de cultures politiques, de l’expérience fasciste, comme celle de Giorgio Almirante, fasciste enthousiaste, rédacteur dans les années 1930 de la revue antisémite La Difesa della razza, qui rejoignit les rangs de la République de Salò en 1943, et fonda après la guerre le Mouvement social italien (MSI), dont Giorgia Meloni revendique fièrement l’héritage. L’audience de FdI n’a cessé d’augmenter, passant de 1,96 % des voix en 2013 à 4,35 % en 2018 (1) ; en 2022, 25,99 % des électeurs ont voté pour lui.

Tiré de Inprecor no 701-702 octobre-novembre 2022

Par Stéfanie Prezioso*

3 000 personnes se sont réunies à Predappio pour commémorer cette année le centenaire de la Marche sur Rome de Mussolini et le « retour » du fascisme n’a jamais semblé aussi proche en Italie. Une contre-révolution sans processus révolutionnaire concomitant, un phénomène décrit en son temps par Antonio Gramsci comme une « révolution passive ».
Or, au-delà de l’instantané offert chaque jour par un large éventail de politologues, philosophes, militants, sociologues, il importe d’essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés à ce désastre, afin de saisir les contours d’un « changement d’époque », à la source possible du drame. Là où commence la (ir)résistible ascension du pire, incarnée par une droite nationaliste, raciste, réactionnaire, patriarcale.

Plus de trente ans de marée noire

La crainte d’un « retour du fascisme » se manifeste à intervalles réguliers dans le pays qui l’a vu naître il y a un siècle. La presse internationale se focalise depuis quelques semaines sur Giorgia Meloni et son mouvement, oubliant au passage qu’elle n’est pas une nouvelle venue dans la coalition de Silvio Berlusconi, qui l’a nommée ministre de la Jeunesse en 2008, et renforçant l’idée qu’elle est la seule nouveauté dans le champ relativement large des partis qui se disent « antisystème » ; omettant également de souligner les liens durables de la Lega de Matteo Salvini avec les néofascistes, leur « capitaine » pour les élections de 2018 (2).

À cette période, la présence de Matteo Salvini dans les rangs de la coalition de droite, aux côtés du parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia, et de Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, avait réactivé les mêmes craintes ; d’autant que 80 % des Italiens interrogés affirmaient alors la nécessité d’un « homme fort » pour sortir de la crise et que ceux qui pensaient que la démocratie est la meilleure forme de gouvernement possible atteignaient leur plus bas niveau depuis 2008 (62 %, soit moins 10 points en dix ans) (3). Cette proportion a légèrement augmenté aujourd’hui pour atteindre environ 70 %, même si la demande d’un leader fort reste majoritaire (environ 59 % des Italiens interrogés) (4).

De fait, la question semble s’arrêter à la lente disparition du parti de Silvio Berlusconi qui avait été la force motrice de la coalition de droite avant 2018 (5). Mais le changement du rapport de force en son sein est un changement de degré, et non de nature, de la coalition inventée par Silvio Berlusconi il y a plus d’un quart de siècle, unissant la droite conservatrice et réactionnaire, la « nouvelle » extrême droite et les organisations néo et/ou post-fascistes. Après tout, Berlusconi n’avait-il pas lui-même été « comparé » à Benito Mussolini lors de ses différents mandats de Président du Conseil italien (1994, 2001, 2008) ?

L’arrivée dans son premier gouvernement en 1994 de cinq ministres issus du Mouvement social italien n’était qu’une des étapes conduisant à un élargissement de l’horizon de légitimité politique d’un parti héritier direct du fascisme.

Silvio Berlusconi a été le paladin victorieux d’une marée noire dans un pays où le fascisme n’a jamais disparu, parce qu’il s’est inscrit peu à peu sur le territoire social, politique, culturel, mental de l’Italie, de sorte qu’il s’est « inséré dans les entrailles brutalement égoïstes » de sa société. Un fascisme miasmatique, en quelque sorte, qui exhale l’air vicié (la mal aria) d’une culture qui a survécu au régime instauré par Mussolini (6).

Le Dr. Frankenstein-Berlusconi a réussi à réunir en 1994 le MSI de Gianfranco Fini, la plus ancienne organisation néofasciste d’Europe, et la Lega Nord d’Umberto Bossi, un mouvement au régionalisme identitaire exacerbé dont l’influence ne cessait de croître depuis le début des années 1980 ; en 2000, il réunissait tous les partis de droite dans la Casa delle Libertà (Maison des libertés), puis un temps, en 2009, il était parvenu à fusionner les héritiers du MSI et de la droite conservatrice dans un seul Popolo della libertà (Peuple de la liberté).

Le berlusconisme s’est affiché comme une forme réussie d’« hybridation » qui combinait « les anciennes traditions avec les nouvelles poussées modernisatrices de la décennie précédente » (7). Fondé à la fois sur la recherche d’un « consentement populaire actif » et sur la coercition (la restriction et la répression subséquente des libertés collectives), le berlusconisme a mobilisé un puissant appareil culturel de légitimation idéologique qui a réussi à imposer son hégémonie politique. Il s’est appuyé sur un réseau particulièrement efficace de chaînes de télévision publiques (les trois chaînes de la RAI) et privées (les trois chaînes appartenant à Silvio Berlusconi, Canale 5, Rete 4, Italia Uno), de quotidiens (comme Il Giornale, Il Foglio, Libero) et de magazines. Ces instruments à l’importance grandissante se conjuguaient alors à la crise de légitimité des organisations politiques traditionnelles prises dans la tourmente de Tangentopoli – le scandale de corruption généralisée ayant donné naissance à l’opération « Mains propres » (Mani pulite). Un processus qui allait accélérer des phénomènes de distanciation des traditions sociales et culturelles auxquelles la population se rattachait jusque-là, mais aussi des liens sociaux auxquels elle pouvait s’adosser et se référer.

Le révisionnisme historique a accompagné toujours plus sûrement le regroupement de Berlusconi. À tel point qu’en 2003, Fabrizio Cicchitto, ancien député du Parti socialiste, affirmait que La Casa delle libertà se « plaçait dans le courant du révisionnisme historique » (8).

L’anticommunisme et avec lui l’anti-antifascisme en constituaient le ciment idéologique mais aussi ce que Francesco Biscione définissait à la même époque comme le « sommerso della Repubblica », c’est-à-dire la persistance d’une culture réactionnaire antidémocratique, vrai terrain culturel de la coalition berlusconienne (9). À cette offensive historiographique s’ajoutent les répertoires d’action politique mobilisés par la droite pour effacer de la mémoire et de l’histoire « les méfaits et les infamies du fascisme » (10).

Dans le pays de Silvio Berlusconi, l’usage public et politique de l’histoire n’a jamais été aussi « sans scrupules », cherchant constamment à opposer antifascisme et démocratie, où la démocratie devient synonyme de libéralisme et où les frontières de l’antidémocratie s’étendent à tout ce qui ne peut être associé à la vision libérale du monde. Ainsi, comme l’a souligné l’historien Pier Paolo Poggi, le « point de soudure entre le révisionnisme et les cultures politiques dominantes (…) se situe précisément dans le jugement sur le capitalisme » et la dépolitisation nécessaire à « l’asservissement de milliards d’êtres humains » (11).

Le discours de cette droite était et reste pauvre, mais efficace. Il valorise la société civile dans son ensemble, comme le seul filtre pour « protéger la communauté nationale », qu’il place au-dessus et au-delà des divisions de classe et, surtout, des « tares » imputées à la démocratie représentative (12). Cette culture politique est cohérente par rapport aux objectifs qu’elle se fixe : venir à bout de l’héritage du Welfare State, imposer des politiques antisociales, mais aussi rendre infiniment plus difficile toute perspective d’émancipation sociale (13). L’apparente « victoire » de cette nouvelle droite ne peut se comprendre sans la brèche ouverte par la crise de la gauche et le soutien effectif d’une partie de celle-ci à Berlusconi (14).

La recomposition du champ politique à gauche s’est traduite essentiellement par la présentation d’une « alternative » gouvernementale, social-démocrate d’abord (du Parti démocrate de la gauche, dès 1991, des Démocrates de gauche, dès 1998), puis démocrate tout court (du Parti démocrate, PD, dès 2007, né de la fusion des anciens membres des Démocrates de gauche et des catholiques de Romano Prodi).
Le PD de Matteo Renzi, dès 2014, clôt le cycle ; le démolisseur incarne alors en Italie le « réalisme capitaliste » dont parlait Mark Fisher, ce réalisme qui présente le capitalisme néolibéral comme la seule option possible (15).

Prétendant se débarrasser des « scories » des totalitarismes du XXe siècle, les intellectuels post-communistes ont abandonné à la vindicte générale ce qu’ils considéraient désormais, au mieux comme « le passé d’une illusion » (François Furet), au pire comme un héritage trop encombrant. Ce processus s’est accompagné de la mise à l’index des historiens marxistes. La gauche parlementaire s’est ainsi montrée perméable à une relecture du passé, notamment de la période de résistance et d’antifascisme, appelant à la création d’une « mémoire partagée », qui a fondé la légitimité de l’alternance des gouvernements des deux pôles politiques qui se sont disputé le pouvoir entre 1994 et 2018.

Mais la gauche dite radicale a elle aussi, au moins en partie, emboîté le pas à ces interprétations.

Fausto Bertinotti, leader de Rifondazione comunista (Refondation communiste), le seul parti de la gauche radicale à avoir une audience nationale au début des années 2000, a lui aussi cédé à sa manière à cette idéologie « post-antifasciste », valorisant, dans une lettre au rédacteur en chef du Corriere della Sera, la « non-violence » comme « une condition essentielle pour faire vivre jusqu’au bout toute la radicalité de ce processus de transformation sociale que nous appelons communisme » (16).

La Résistance comme la révolution étaient ainsi renvoyées à une « expérience utile pour ne pas répéter les erreurs du passé » (17). La grande révision culturelle de la droite plurielle s’est profondément inscrite dans le sous-sol italien, d’autant plus sûrement qu’elle s’est accompagnée, au moins en partie, du renoncement de la gauche à son histoire.

Le berlusconisme a intégré toutes les sphères de la société, allant jusqu’à se passer de Berlusconi lui-même et de son parti. « Je n’ai pas peur de Berlusconi en soi, mais de Berlusconi en moi », résumait à sa manière le chanteur, compositeur, acteur et dramaturge Giorgio Gaber peu avant sa mort.

Le suicide de la République, une pratique quotidienne ?

Ce sentiment de crise de la politique italienne n’est pas nouveau. Il se répète à intervalles réguliers depuis le début des années 1990 et l’effondrement du système politique italien, pris dans la tourmente de la machine judiciaire « Mains propres », sur fond de crise économique et sociale. Ce tsunami a donné naissance à plusieurs forces nouvelles, ou présentées comme telles, qui ont toutes collaboré, chacune à leur manière, à l’aggravation des inégalités et à la destruction des droits sociaux fondamentaux.

Leur légitimité s’est érodée au fil de gestions politiques alternées, marquées par une incapacité à répondre aux besoins les plus pressants et par une corruption presque assumée qui, comme l’écrivait en son temps Antonio Gramsci, est « caractéristique de certaines situations où l’exercice de la fonction hégémonique [l’équilibre nécessaire à trouver entre le consentement et la force] est difficile, l’emploi de la force présentant trop de dangers » (18) ; c’est notamment le cas de Forza Italia et du PD, les deux forces que l’ex-communiste et ancien président du Conseil démocrate Massimo D’Alema désignait, le 10 avril 2018, comme les « piliers du bipolarisme italien, expression des deux grandes familles politiques européennes » (19).

Cette irrésistible érosion de la nouvelle donne du début des années 1990, le temps d’une génération, s’est doublée d’un échec plus général de la politique, qui a pris en Italie des formes radicales inconnues ailleurs (20). Il suffit de penser que depuis le début du XXIe siècle, l’exécutif a été par cinq fois le fait du Prince, en l’occurrence des deux présidents de la République successifs (Giorgio Napolitano et Sergio Mattarella) : c’est le cas du gouvernement « technique » de Mario Monti en novembre 2011, remplaçant un Silvio Berlusconi démissionnaire ; de celui d’Enrico Letta, en avril 2013, après les élections de février où aucune claire majorité n’était sortie des urnes ; de Matteo Renzi, en février 2014, après que ce dernier, devenu secrétaire du Parti démocrate, a poussé dehors Enrico Letta ; de Paolo Gentiloni, substituant Matteo Renzi, le soir du 4 décembre 2016, après l’échec retentissant du référendum pour la révision de la Constitution italienne pour laquelle il s’était fortement dépensé ; et enfin de Mario Draghi en février 2021. Ce sont surtout les gouvernements « techniques » de Mario Monti et Mario Draghi qui ont substitué à la fonction délibérative du parlement celle des choix de leur exécutif, présenté comme « au-dessus » des partis. Des parlements en état de guerre qui, sous couvert d’urgence « financière » et/ou « sanitaire », ont accepté d’abandonner la plupart de leurs prérogatives et d’imposer de véritables chocs structurels à la population.

Comme le note le journaliste Carlo Formenti, la crise économique et sociale qui avait débuté en 2008 devenait un « instrument du capital visant à désarticuler les classes subalternes et à détruire leur capacité de résistance » (21). En 2012, l’équilibre budgétaire est inscrit dans la Constitution italienne (art. 81) avec le soutien du PD ; l’Espagne avait fait de même quelques mois plus tôt. Stefano Rodotà, professeur émérite de droit, ironisait alors sur le fait que cette décision sanctionnait « l’inconstitutionnalité de Keynes » (22).

Les classes populaires vont subir de plein fouet les programmes d’austérité, des coupes qui touchent les retraites, la prévoyance, la santé, la culture, la formation, etc. Sans parler de la qualité de la vie liée aux changements climatiques et à l’incapacité démontrée d’y faire face avec de véritables politiques publiques (incendies, inondations, séismes…) alors que plus de 40 millions de personnes vivent aujourd’hui dans des zones dangereuses.

Le « retrait des classes populaires de l’échange politique » est devenu un objectif afin d’imposer un « bloc bourgeois réagrégé » (23). Et l’abstention croissante en est l’indice le plus probant. Le nombre d’électeurs a diminué de 3,7 millions en dix ans. L’abstention est passée de 19,5 % en 2008 à 24,8 % en 2013 et 27,1 % en 2018, plus élevée dans le Sud que dans le Nord (à Naples, 60,51 % ne votent pas) (24). En septembre 2022, la participation aux élections a enregistré son taux le plus bas depuis la naissance de la République soit 63,9 % (25).

L’enchaînement des crises économiques a aggravé implacablement les conditions de vie et de travail des salariés, transformant petit à petit, mais non moins sûrement, l’horizon politique et la légitimité sociale de la lutte. Le backlash contre la simple idée que l’on peut s’organiser pour combattre l’injustice apparaît d’autant plus essentiel qu’il s’est accompagné d’une « dynamique d’adaptation constante au pire », liée autant à une sorte de « banalisation de l’injustice » qu’à une forme de détérioration du rapport des Italiens à l’État. À la merci de l’aliénation et de l’exploitation, les travailleurs sont passés d’une classe capable de se penser comme le moteur du changement social à une « classe fantôme », montrée du doigt par la sphère politique italienne (26). Pour paraphraser Wendy Brown, le néolibéralisme a masqué et dépolitisé la reproduction des inégalités, la « déprolétarisation » des salariés pour « les amener à embrasser les modes de pensées et de comportement des entrepreneurs » ; la stigmatisation concomitante des « étrangers » et des chômeurs servant de diversion à la colère qui montait (27).

Ce cadre sombre a produit ressentiment et colère. Le rapport de confiance de la population italienne avec ses propres institutions politiques (État, parlement, partis) a été fortement ébranlé. La méfiance envers la politique s’est doublée d’une crise de confiance envers l’État et les instruments de médiation. Rappelons que, selon une enquête publiée dans La Repubblica en décembre 2011, la confiance dans l’État s’élevait à 29,6 %, dans les partis à environ 3,9 % et dans le Parlement à 8,5 % (28). Aujourd’hui, après deux ans de pandémie, ces chiffres ont sensiblement augmenté mais restent relativement bas (État, + 7 % ; partis + 9 % ; parlement + 14 %) (29). L’intolérance face à la « classe politique » est certes liée à l’impuissance de cette dernière à affronter la crise. Mais elle doit aussi et peut-être surtout être rattachée au sentiment croissant « d’un “disempowerment”, d’une perte de contrôle » de la population par rapport à des décisions sur lesquelles elle ne semble plus pouvoir agir, alors que les partis représentés au parlement semblent s’être contentés de hisser le drapeau blanc en avouant leur totale incompétence (30).

Que se vayan todos !

Beppe Grillo et son Mouvement 5 étoiles (M5S) vont pour un temps chevaucher ce cheval de Troie et combler le vide de représentation en Italie en asséchant définitivement les potentialités d’une gauche à reconstruire. Le mouvement, qui a pris forme en 2009, s’est d’abord construit sur l’extraordinaire popularité de l’humoriste génois. Ce fils d’un petit entrepreneur a été découvert à la fin des années 1970 par le présentateur vedette Pippo Baudo, sorte de Michel Drucker italien, qui lui a ouvert les portes du programme phare de la RAI, Fantastico.

Mais c’est la collaboration avec Antonio Ricci qui rend Grillo populaire avec l’émission Te la dò io l’America (Je vais t’en donner moi de l’Amérique), diffusée sur la RAI en 1983. Le même Ricci fréquentera bientôt la cour de Silvio Berlusconi et créera, en 1988, l’émission berlusconienne par excellence Striscia la notizia (toujours à l’antenne), un journal télévisé comique avec des femmes dénudées et un deus ex machina incarné par une grosse peluche rouge nommée Gabibbo, porte-drapeau de ce qu’il appelle les « sentiments populaires » et qu’il compare en décembre 2018 à Matteo Salvini (31). Antonio Ricci invente le langage télévisuel du berlusconisme. Son objectif : conquérir le public, ce qu’il atteint depuis plus de trente ans à coups de signifiants vides : « Je me fous, disait-il, de la satire, qu’elle plaise ou non à des gens comme moi, intelligents et cultivés. Ce qui m’intéresse, c’est de capter l’attention de Mme Pina à 20h30 » (32).

Beppe Grillo a su s’entourer de personnalités au fort capital culturel de sympathie, de Michele Serra (journaliste et chroniqueur de La Repubblica) à Giorgio Gaber, en passant par Antonio Ricci et Dario Fo ; il a récupéré des fragments d’identité collective qu’il a réarrangés selon les besoins. Le comique génois a fait de sa satire un levier politique majeur. En 2005, le Time le définit comme « sérieusement drôle », et le classe parmi les 37 « héros européens » qui « changent le monde pour le meilleur ». Le Time note en particulier son rôle dans la dénonciation du géant italien de l’agroalimentaire Parmalat, la plus grande faillite d’Europe avant le tremblement de terre de 2008. Grillo entre alors dans des centaines de milliers de foyers italiens par le biais de Striscia la notizia. Il incarne d’autant plus facilement le rôle de « comique justicier » qu’il avait construit et diffusé une narration trompeuse de sa propre vie évoquant une prétendue mise au ban par les médias après avoir, en novembre 1986, dénoncé sur Fantastico la corruption du Parti socialiste et de Bettino Craxi à la tête du gouvernement. En 1988, il était d’ailleurs de retour sur la RAI et en 1993, il avait son propre show en deux parties, le Beppe Grillo show. Face à un public désorienté par Tangentopoli, il allait prononcer sa punchline : « je ne sais pas ce qui est en train de se produire, la réalité dépasse la fiction » ; son public était le même que celui qui, quelques mois plus tard, allait voter pour la première fois pour Silvio Berlusconi.

Beppe Grillo peut être considéré comme un parfait produit du berlusconisme. Au début des années 2000, il devient le porte-parole de la contestation antipolitique que Silvio Berlusconi avait incarnée une décennie plus tôt. Ce qui change c’est son incarnation de la rupture, d’une nouveauté qui se pense ici et maintenant, sans horizon de référence futur ou lointain. Et tout comme son meilleur ennemi, le discours qu’il porte associe désarticulation du lien social et absolue nouveauté dans le champ politique italien. Il appelle à en finir avec les politiciens professionnels et toutes les formes de médiation sociale (comme les syndicats), au moment où Sergio Rizzo et Gian Antonio Stella, deux journalistes du Corriere della sera, c’est-à-dire le quotidien par excellence de l’entrepreneuriat italien, renvoyaient à l’Italie entière l’image d’une classe politique qui n’était plus au service de la communauté nationale et du bien commun, mais de ses propres intérêts. Leur livre, intitulé La Casta, fera date ; le sous-titre est assez parlant : « Voici comment la classe politique est devenue intouchable » (33).

Le livre est publié le 2 mai 2007 ; quatre mois plus tard, le 8 septembre, Beppe Grillo lance le premier V[affanculo] Day (la journée va te faire …), où il annonce la mort des partis politiques. Exacerbant l’image du rapport sublimé du leader avec son peuple, il se propose comme « l’unique possibilité du réel », dans une période où le PD achève sa transformation, au service de politiques économiques « vertueuses » de réduction de la dette publique, devenant le parti de la « droite », l’autre droite, le parti de la bourgeoisie moderniste. L’abandon de sa base électorale, notamment les salariés du secteur public et les étudiants, s’est doublé d’un renoncement plus profond aux idées mêmes de justice et d’égalité. Cette adaptation à l’ordre existant a fini par brouiller définitivement les catégorisations politiques classiques dans lesquelles les nouvelles générations ne se reconnaissent plus. La gauche s’est réduite de plus en plus au groupe de ceux qui pensaient lui appartenir, mais sans nécessairement partager ses valeurs fondamentales. Certes, à peu près au même moment, la métamorphose qui touche le PD est à l’œuvre à peu près partout en Europe. Mais son statut précurseur s’accompagne ici d’un jusqu’au-boutisme sans égal, dont l’impact est particulièrement dévastateur y compris pour la gauche de gauche, qui s’est elle aussi disjointe, effilochée, décomposée, « évaporée », emportée par le reflux.

Face au désastre d’une gauche incapable de dessiner un horizon à la colère, Beppe Grillo et son mouvement vont s’imposer comme le seul « sujet alternatif ». De fait, l’apparition sur la scène politique italienne du comédien génois a, en même temps, capté à son avantage la sphère sociale de l’indignation dans l’immense vide laissé par la gauche et bloqué les expériences du type de celles qui allaient se répandre dans le monde entier (Indigné·es, Occupy, Fearless Cities, etc.) et leurs incarnations politiques (Podemos, Syriza, etc.) (34). Les crises politiques, sociales, économiques et morales que la Péninsule a traversées dans les années 2000 ont donné au mouvement l’oxygène dont il avait besoin. En Italie, la formule des manifestants argentins « que se vayan todos » (« qu’ils s’en aillent tous ») a été dépouillée de sa force insurrectionnelle.

Le calice de la mort

La Lega d’Umberto Bossi avait réussi à désarticuler la Démocratie chrétienne, en difficulté dans ses principaux bastions, en s’implantant durablement dans ce qu’on appelle la « zone blanche », les zones catholiques et conservatrices de la péninsule, où le vote pour la Démocratie chrétienne était, jusque dans les années 1980, un vote « pour l’Église et contre le communisme » (35). En ce sens, elle a joué un rôle clé dans la consolidation de la constellation de droite qui a émergé au début des années 1990. C’est ce même chemin qu’ont emprunté Beppe Grillo et son mouvement. Après tout, n’était-ce pas précisément le parti d’Umberto Bossi que Gianroberto Casaleggio, mentor de Grillo et créateur du blog BeppeGrillo.it en 2005, avait décidé d’émuler ? Mais cette fois, ce sont les zones dites rouges, les anciens bastions du parti communiste, qui sont leur terrain de prédilection, disloquant, dépossédant et finalement rejetant ce qui restait des valeurs, de l’histoire et de la mémoire de la gauche, en particulier de l’antifascisme.

Ainsi Beppe Grillo choisit-il le 8 septembre 2007 pour lancer son premier « Vaffanculo-Day » (V-Day), une date à haute valeur symbolique dans l’histoire italienne du XXe siècle et en particulier dans l’histoire du fascisme. En effet, le 8 septembre 1943, le maréchal Pietro Badoglio annonce la signature de l’armistice avec les Alliés. À cette date, le roi et le gouvernement fuient la capitale, laissant derrière eux une population désorientée à la merci des troupes allemandes qui ont déferlé sur le pays depuis la destitution de Benito Mussolini 45 jours plus tôt. « Tutti a casa  » (tout le monde à la maison) semble être la devise confuse de cette journée, bien rendue par le film éponyme de Luigi Comencini. Ce V-Day est le point culminant des milliers de « Vaffanculo » que Grillo avait criés sur toutes les scènes, grandes et petites, d’Italie. Comme celle du théâtre Smeraldo de Milan, où, en 1992, il annonçait la naissance de la « gentocratie », invoquant la prise du pouvoir par l’humeur des gens et leur colère ; des gens qui « n’ont plus peur de dire ce qu’ils pensent » (36). « La gente  », sujet singulier en italien, dont la déclinaison plurielle en français rend bien l’idée d’une entité qui se désintègre en une multitude d’individus « égo-grégaire » (37). « Le gentisme », pensé comme « l’évolution ultime de la vieille notion de peuple », renvoyait au public indistinct et interchangeable qui, dans le langage du futur Mouvement 5 étoiles (M5S) de Beppe Grillo, deviendra « un vaut un », une horizontalité qui aboutit précisément à l’inverse des objectifs déclarés de la démocratie directe, c’est-à-dire à la négation du collectif par la fragmentation des opinions et à la place finalement laissée aux larges prérogatives du « chef ».

Alors que les mobilisations du V-Day ont lieu dans plus de 180 villes, y compris à l’extérieur du pays, c’est à Bologne, au cœur de la zone dite rouge, que Beppe Grillo choisit de prendre la parole, défiant la gauche. Devant des dizaines de milliers de personnes, il allait intimer aux politiciens de rentrer chez eux en poussant un cri unique : « Vaffa… » à « la caste » : « Italiens, le 8 septembre est arrivé, le jour de notre défaite ; ce 8 septembre sera le jour de leur défaite. Le V-Day, comme dans Vaffanculo Day ». En faisant du 8 septembre, jour de la défaite de la guerre de Mussolini, le jour de la défaite du public auquel il s’adresse, Beppe Grillo se réapproprie les relectures révisionnistes du fascisme italien des années 1990, y compris le concept de « mort de la nation », appliqué précisément au 8 septembre 1943, qui rendait illégitimes les partis issus de la guerre de résistance.

À cette occasion, le comédien annonce qu’il veut « reprendre le pays » en organisant un mouvement des « bourgeois » et des « conservateurs » (38). Un an plus tard, Beppe Grillo s’empare du 25 avril, haut lieu de mémoire de la Résistance italienne, en organisant de nouveaux rassemblements dans plus de 400 villes, au cri de « nous sommes les vrais partisans ». Et c’est à Turin, la ville phare du mouvement ouvrier, la « Petrograd italienne », la ville d’Antonio Gramsci et des Conseils d’usine, l’épicentre de l’insurrection de 1917 et de 1945, qu’il décide de prendre la parole. Cette fois, c’est pour promouvoir un référendum sur la suppression du financement public de la presse ; un coup dur notamment pour les médias non alignés, ceux de la gauche radicale, et un coup de pouce bienvenu pour ceux qui, comme Gianroberto Casaleggio, font leur beurre sur le Web.
Beppe Grillo a activement cherché à effacer la mémoire des luttes des opprimés en confisquant l’espace à la gauche, une gauche qu’il définit comme « bien pire » que la droite, tout en affirmant n’être « ni de gauche ni de droite, mais du côté des citoyens » (39).

Le mouvement mis en branle à l’époque, qui va s’organiser deux ans plus tard en M5S, ne se configure pas comme un mouvement favorisant la conscience de soi, des autres et du groupe formé avec les autres par des combats menés collectivement. En effet, pendant les V-Days, ce n’est pas la place « lieu de protestation et de conflit » qui est au centre, mais Beppe Grillo, et à Bologne comme à Turin et dans d’autres villes italiennes, ce ne sont pas des manifestants qui se rassemblent, mais des spectateurs. La participation se limite aux « Vaffa… » répétés en chœur accompagnés des gestes d’une « multitude » qui, au lieu du poing levé, symbole des luttes collectives pour l’émancipation humaine, lève le majeur. Un pied de nez insupportable à cette idée, au cœur des mobilisations des années 1968, chantée en 1972 par Giorgio Gaber : « La liberté, ce n’est pas rester sur un arbre, ce n’est pas non plus le vol d’une mouche, la liberté ce n’est pas un espace vide, la liberté c’est la participation. » (40)

Le « Vaffa » fonctionnera comme un connecteur qui cherche à la fois à susciter l’émotion et à jouer sur un ensemble de sentiments confus, un lien tangible entre des « éléments divers » à l’instar du graphisme du V de MoVimento, emprunté au film de James McTeigue, V pour Vendetta, au caractère culturel composite, ou du « courage » du M5S à choisir la couleur jaune « soigneusement évitée dans le monde politique » car elle est celle du « mensonge, de l’hypocrisie, de la trahison » (41). Avec la crise de 2008, Grillo devient le porte-parole d’une nouvelle forme d’organisation politique, « légère et puissante » (42). Un mouvement qui combine l’énergie mobilisatrice du Web, qui peut être comparé aux partis politiques des Trente Glorieuses, et le canal de diffusion du petit écran, instrument privilégié par Silvio Berlusconi et sur lequel Grillo a fait ses débuts. Le Web est la carte maîtresse de ce dispositif (43). En 2009, le blog BeppeGrillo.it est classé septième parmi les vingt-cinq plus populaires du monde par Forbes et, à la même période, il figure parmi les dix plus influents de la planète selon The Guardian.

À cette époque, 53 % des foyers italiens ont accès à l’internet (contre 66 % au niveau européen), un taux qui ne fera qu’augmenter avec le temps pour atteindre 84 % dix ans plus tard. Le succès du blog et son suivi sont liés à la monopolisation quasi totale des chaînes de télévision par Silvio Berlusconi, alors au pouvoir. Le blog se voulait être « une alternative à l’information » classique (44). « Beppe fait un vrai travail journalistique de synthèse », déclare l’un de ses followers, « ce serait tellement fatigant d’aller chercher toutes les informations qu’il nous donne. » (45)

Le blog devient le vecteur de ce que Robert Proctor appelle une « ignorance culturellement produite », utilisant le doute comme arme privilégiée de son « agnotologie » et permettant la construction de réalités parallèles (46). Grillo a par exemple affirmé que le sida était la « plus grande intox du siècle » ou que les campagnes de prévention du cancer étaient dangereuses. En 2019, il a même annoncé sa participation au congrès de ceux qui croient que la terre est plate (47). Le blog fait appel à des fakes (utilisateurs avec de fausses identités qui dirigent la discussion), des trolls (utilisateurs qui interviennent pour provoquer les interlocuteurs) et des influenceurs (utilisateurs qui influencent les autres) (48). Une pratique adoptée par des groupes du M5S ou proches du M5S, dont certains ont promu des campagnes de « lynchage médiatique » et de menaces. Le blog de Grillo a également diffusé les thèmes chers aux Verts, dans la vague de la grande mobilisation contre la privatisation de l’eau en 2011, en « plaçant les questions environnementales au cœur du réquisitoire contre les entreprises capitalistes », tout en promouvant, par exemple, l’utilisation de la Biowashball, une balle produite en Suisse qui rendrait soi-disant les détergents superflus (49).

Très vite, les journalistes, tous les journalistes, deviennent l’objet d’invectives, allant jusqu’à les bannir des meetings du mouvement, dont celui de la Piazza San Giovanni à Rome, à l’issue du « Tsunami tour » pour les élections nationales de février 2013. En 2017, Beppe Grillo va même jusqu’à demander la mise en place d’un « jury populaire » contre la presse et les journaux télévisés qui publient des fake news, dans un pays qui occupait alors la 77e place en termes de liberté de la presse (50).

Refusant le clivage gauche-droite, de la même manière qu’Umberto Bossi avant lui, Beppe Grillo a su constituer une sorte d’appel pour une frange croissante de la population. Il a d’abord puisé dans la large opposition à Berlusconi, captant, réagençant, désarticulant et vidant un vocabulaire propre à la gauche, attirant à lui une partie des figures phares de ses intellectuels (Erri de Luca, Dario Fo…), pour ensuite agrandir sa base de masse profitant de la décomposition du champ politique italien et se nourrissant de la lymphe du berlusconisme, « une forme inédite de destruction de la démocratie » (51). Beppe Grillo le soulignera, mi-ironique mi-victorieux, lors du meeting de clôture des élections nationales de mars 2018 : « Nous avons réussi, à accélérer et à annihiler tous les partis, qui se sont dissous dans une sorte de surface nauséabonde (…) le seul vrai parti qui existe aujourd’hui en Italie est le nôtre ». Des partis qu’il qualifie de « zombies », de « morts vivants » et de « cercueils ambulants », dont le M5S devait devenir, selon Gianroberto Casaleggio, « l’amanite phalloïde ».

Winter is coming

Le M5S a longtemps couvé dans les entrailles du pays comme le démontrent ses victoires électorales rapides, s’insérant dans les territoires et s’organisant au niveau local. Il plonge ses racines dans les profondeurs du sous-sol italien, dans le « sovversivismo  » dont parlait Antonio Gramsci dans ses carnets de prison : « Le caractère “subversif” [sovversivismo] de ces couches a deux faces : l’une tournée vers la gauche, l’autre vers la droite, mais la figure de gauche est un moyen de chantage ; ils vont toujours à droite dans les moments décisifs et leur “courage” désespéré préfère toujours avoir les carabiniers comme alliés. » (52) Et c’est bien la droite et l’extrême droite (la Lega, CasaPound, l’extrême droite méridionale) qui apparait comme la rive à laquelle cette idéologie de la non-idéologie s’est attachée durablement, tout en alimentant activement l’idée qu’il s’agissait d’une formation alternative à la/de « gauche ». Ainsi le M5S s’est à l’occasion présenté comme un rempart contre l’extrême droite. Le 10 juillet 2013, après avoir été reçu par le Président de la République Giorgio Napolitano, Beppe Grillo le laissait entendre aussi à sa manière : « Je suis allé dans les territoires, et je suis en colère parce que j’ai recueilli la colère de ceux que j’ai rencontrés. (…) J’essaie toujours de modérer les esprits, je l’ai dit au président de la République, ce que je dis c’est quelque chose que j’ai vécu (…) ; il faut modérer les esprits, l’esprit des gens qui veulent s’armer de fusils, de bâtons et qui disent que la révolution ne se fait que comme ça et je leur dis, calmez-vous, essayons à nouveau avec les méthodes démocratiques » (53). Mais derrière la révolution invoquée, l’éversion suggérée et l’écho lointain des « fusils bergamasque » que la Lega Nord brandissait dans les années 1990 avec la même rhétorique qu’un Umberto Bossi qui prétendait alors aussi maîtriser les ardeurs de la base (54). Le M5S va également participer de la culture commune de la droite, basée sur le « culte du leader, la désarticulation des organisations intermédiaires et un éclectisme idéologique » que l’historien Paul Ginsborg a défini comme un mélange d’éléments charismatiques, plébiscitaires et traditionalistes.

Le M5S s’est montré habile à « intercepter et interpréter tout type de protestation et de mal-être » et à les maintenir ensemble. Il s’est présenté comme un mégaphone qui a donné force et voix au « sentiment » (ou ressentiment), à la « colère » d’une population qui, pendant plus de trente ans, a subi à la fois les conséquences des crises économiques, sociales et politiques vécues par toute l’Europe et l’inversisme (inversion radicale des valeurs) auquel a conduit la grande révision culturelle du berlusconisme et de la droite plurielle. Un inversisme que l’on retrouve, par exemple, dans le positionnement des porte-parole du M5S sur le fascisme : une « idéologie du passé » selon Beppe Grillo, qui s’est limité à dire qu’il n’était pas fasciste ; Luigi di Maio a affirmé qu’au sein du M5S, « il y a ceux qui se réfèrent à [Enrico] Berlinguer [leader communiste italien des années 1970], au Parti démocrate-chrétien ou à Almirante ». Il défend l’idée que « les catégories de fascisme et d’antifascisme n’ont été utilisées que pour “instrumentaliser” [les débats], car personne ne mérite d’être diabolisé, et il est possible que des erreurs aient été commises de part et d’autre, mais aussi que des choix aient été faits de bonne foi ». Un autre jeune leader du M5S, Alessandro di Battista, annonçait sentencieusement qu’« il est plus important d’être honnête qu’antifasciste ». Une position qui résonne avec celle d’une partie croissante de la population. Beppe Grillo a ouvert un dialogue avec le mouvement néo-fasciste CasaPound, ou du moins avec ses militants, et a attiré à lui des hommes socialisés dans le Mouvement social italien, comme Luigi di Maio et Alessandro Di Battista, tous deux fils de militants du MSI. Le père de Luigi di Maio, aujourd’hui hors du M5S, reconnaissait fièrement avoir travaillé avec Giorgio Almirante et Gianfranco Fini et disait retrouver dans le M5S les « valeurs de la vieille droite » (55).

La rhétorique utilisée par Beppe Grillo, sous couvert d’humour, est celle de l’extrême droite. Le déplacement de la base électorale du mouvement vers les positions de la Lega, en dialogue avec les orientations générales du M5S incarné par Beppe Grillo, semble le confirmer. En 2008, ne déclarait-il pas : « Je ne suis pas un homme politique… Je ne pourrais le faire que dans une petite dictature où j’aurais la possibilité d’utiliser un stade pour mettre les 80 000-100 000 personnes qui font mal à l’Italie ». Et en 2013, après les élections de février, n’a-t-il pas dit : « Que ceux qui ne veulent pas adhérer à nos règles le disent immédiatement. Ensuite, nous pourrons les lapider. » (56) En janvier 2017, alors que l’extrême droite européenne, sur le rebond de l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis, se réunissait à Coblence, et annonçait « l’aube d’un nouveau monde » (Marine Le Pen) et le rêve d’une « nouvelle Europe » (Geert Wilders) hégémonisée par leurs partis, Beppe Grillo déclarait dans le Journal du Dimanche  : « La politique internationale a besoin d’hommes d’État forts comme eux [Vladimir Poutine et Donald Trump]. Je les vois comme un avantage pour l’humanité. » (57) Le site de droite alternative de Steve Bannon, Breitbart, ne manquait pas de saluer ces propos. Entre 2012 et 2016, la propension des électeurs du M5S à voter pour la droite a progressivement augmenté. Ainsi, selon Delia Baldassari et Paolo Segatti, lors des sondages de sortie des urnes en mars 2018, le parti préféré des électeurs du M5S après le leur était celui de Matteo Salvini. (58)

Les attaques répétées de Beppe Grillo à l’égard de la « gauche bien-pensante et angélique » (buonista) concernant la politique d’immigration ou l’antiracisme n’étaient que l’une des déclinaisons d’un nouveau syncrétisme mêlant indifféremment la lutte contre les migrants et la lutte contre la corruption et les mafias – « l’immigré clandestin est utile, écrit-il, à la criminalité » (59). Grillo et son M5S sont devenus les porte-drapeaux de la lutte contre une inexistante invasion étrangère, censée mettre en péril la sécurité et les salaires des Italiens, chevauchant sans hésiter le cheval de Troie raciste.

Le « gentisme » dont Grillo s’est fait le hérault depuis les lointaines années 1990 fait référence à un peuple « ethnique », comme l’a très bien souligné l’un des leaders de Podemos, Íñigo Errejón (60), et les électeurs du M5S ne s’y sont pas trompés. Pensons au fait que parmi ceux qui votent pour le M5S, la majorité voit dans « l’immigration » une « menace pour l’identité culturelle italienne » (61). Grillo n’a-t-il pas dit que les Roms étaient une « bombe à retardement » ? Tout en ajoutant : « avant, les frontières de la patrie étaient sacrées, les politiciens les ont profanées »… La Nation, l’Italie, la défense de la Patrie et des Italiens contre les migrants, les puissances occultes ou l’Europe, sont à l’ordre du jour depuis la structuration du mouvement et cette rhétorique n’a pas changé depuis, tout au plus a-t-elle subi des adaptations tactiques.

Le gouvernement M5S-Lega de juin 2018 à août 2019 en atteste. Un gouvernement que le sociologue Domenico de Masi a défini comme le plus à droite de l’histoire de l’Italie républicaine, que l’analyste Ezio Mauro a qualifié de « droite réalisée », et que le journaliste Claudio Tito a décrit comme un « laboratoire pratique d’une nouvelle droite basée sur un nouveau bloc social » (62). Cet exécutif a adopté une série de mesures, dont le revenu de citoyenneté, aujourd’hui fleuron « social » du M5S, attaqué de toutes parts. C’est dire où les politiques sociales italiennes en sont arrivées. En effet ce revenu est en réalité un workfare, mettant au travail les personnes les plus précaires avec l’interdiction de refuser plus de trois emplois proposés en deux ans. Le revenu de citoyenneté a en outre été limité aux Italiens et aux immigrés titulaires d’un permis de séjour de longue durée qui vivent en Italie depuis plus de dix ans, laissant sur le bord de la route tous ceux qui sont arrivés en Italie après 2012, alors que le nombre d’immigrés en Italie a augmenté de plus de 43 % par rapport à 2008, et qu’ils constituent le segment le plus vulnérable, précaire et pauvre de la population (63).

Le même gouvernement a adopté le « décret sur la sécurité et l’immigration », défini aujourd’hui comme une erreur par Giuseppe Conte, le nouveau leader du M5S et à l’époque néanmoins Président du Conseil, l’une des dispositions les plus autoritaires et réactionnaires de toute l’histoire de l’Italie républicaine. Elle prévoyait l’abolition du permis de séjour pour raisons humanitaires, le doublement du nombre de jours de détention dans les centres administratifs prévus à cet effet (Centre permanent de retour, CPR), l’impossibilité pour les demandeurs d’asile d’être inscrits dans les registres d’état civil et donc d’accéder au droit de résidence.

En matière de « sécurité », le décret autorisait l’utilisation de tasers dans les communes de plus de 100 000 habitants et des peines plus lourdes, jusqu’à deux ans de prison, pour ceux qui promouvaient l’occupation de terrains ou de bâtiments. Le gouvernement dirigé par Matteo Salvini et Luigi di Maio a fait de la lutte contre les pauvres et les migrants sa priorité politique. Alors que la violence à caractère raciste n’a cessé d’augmenter dans toute la péninsule (une augmentation par ailleurs niée à grands cris par Luigi di Maio), le gouvernement Lega-M5S a choisi de criminaliser la solidarité et de faciliter la possession légale d’armes à feu, notamment de kalachnikovs.

Cette expérience gouvernementale a duré 14 mois. En août 2019, Matteo Salvini a ouvert une crise au sein du gouvernement appelant à des élections immédiates ; effrayés par cette perspective après la victoire de la Lega aux élections européennes de mai, le Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate ont établi une nouvelle alliance, chapeautée par… le même Giuseppe Conte. Il n’y a par ailleurs pas, sur la précarisation de l’emploi et les restrictions à la migration, de différences de nature avec les politiques néolibérales portées jusque-là par le PD et la droite alliée à l’extrême droite, seul le degré change. La mise en place du gouvernement M5S-PD en septembre 2019 et le soutien du M5S au gouvernement dirigé par Mario Draghi en février 2021, en pleine crise sanitaire, en est la confirmation magistrale.

Le sociologue français Éric Fassin a proposé d’interpréter ce qu’il appelle le « moment populiste » non pas comme une réaction au néolibéralisme, mais comme un moyen de garantir son succès populaire (64). Produit du néolibéralisme, le M5S l’est aussi par la subjectivité néolibérale intériorisée que sa pratique suppose. Des « utilisateurs » font valoir leur « capital humain » individuel par une « auto-communication de masse » numérisée qui semble pouvoir se passer des médiations traditionnelles, tout en brouillant l’asymétrie des acteurs (65). Là où le Web et ses outils ne sont pas considérés comme des moyens pour atteindre une démocratie directe digitale à construire et penser en fonction des potentialités qu’ouvre effectivement Internet, mais en tant que forme politique déjà achevée. Cette techno-utopie s’appuie sur les déterminants économiques et culturels d’un néolibéralisme intégré par la subjectivité des sujets où l’horizontalité et la participation revendiquée entrent en contradiction avec la nécessaire extrême centralisation d’un mouvement composite, sous peine d’implosion, comme les derniers départs du mouvement et les pertes vertigineuses dans les intentions de votes pour le M5S semblent le montrer (66).

Le slogan « ni de droite ni de gauche » a fonctionné comme un mantra qui a empêché toute réflexion sérieuse sur un phénomène politique inédit qui a servi de courroie de transmission au lexique politique de l’ultra-droite. Grillo et son M5S ont joué sur ce que Wendy Brown appelle « le ressentiment de classe sans conscience de classe » (67). Ce ressentiment s’est nourri en retour des modalités d’action et du discours du M5S, qui a brouillé les mécanismes reproduisant, intensifiant et dépolitisant les inégalités et donc éloignant d’autant la capacité de réagir. Grillo et son M5S ont prôné la disparition des instances qui existaient auparavant pour combattre les formes de haine, d’humiliation et de subordination auxquelles les opprimés sont confrontés, sans en proposer d’autres. En utilisant une novlangue calquée sur le npov (point de vue neutre) wikipédien, en vidant les mots de leur contenu, en en inventant d’autres, en inversant ou en « oblitérant leur sens (…) empêchant de penser en termes différents » et en minimisant les attaques contre les subalternes (les coupes austéritaires se limitant dans le langage de Grillo à des frattaglie – abats/déchets), réduisant à néant toutes possibilités d’élever le niveau de conscience de classe, seul moyen de les contrer (68). Le M5S serait, dans cette perspective, une droite (post)moderne issue de la guerre contre les élites, de la polémique permanente contre l’État, du refus du politiquement correct (69).

Bien sûr, me rétorquera-t-on, les tentatives de définition du M5S butent constamment sur la revendication assumée de cette « idéologie de la non-idéologie », apte à fournir aux Italiens, selon Giuliano Santoro, à la fois « l’ivresse du changement et la tranquillité de la conservation » (70). Elles s’enlisent d’autant plus volontiers lorsqu’elles considèrent non les orientations politiques du mouvement, celles de ses activistes, base et inscrits (qui peuvent diverger avec les premières et également entre elles, si l’on examine les diverses régions où le M5S est présent), mais les perceptions qu’en ont ses électeurs, ou disons plutôt celles qu’analysent les instituts de sondage.

Ainsi, à la sortie des urnes en mars 2018, Demos et LaPolis soulignaient que les électeurs du M5S se pensaient beaucoup plus proches de la Lega que des autres organisations. La consultation nationale de 2013, où une proportion majeure de votants de la Lega de Salvini avait choisi le M5S, l’avait démontré ; une nouveauté par rapport au début du mouvement. Et Ilvo Diamanti titrait : « Les électeurs des Cinq étoiles veulent un gouvernement avec la Lega » (71). Une recherche menée par Itanes (Italian National Elections Study) révélait à la sortie des urnes que ceux qui refusaient de se situer sur une ligne droite-gauche avaient majoritairement soutenu le M5S (72). Selon les données de l’Institut Cattaneo de mai 2018, 45 % de sa base sociale serait de gauche, 25 % de droite et les 30 % restant oscilleraient entre l’un et l’autre (73). Le sociologue du travail Domenico de Masi, initialement proche du M5S, insistait même dans une interview de mai 2018 sur le fait que ce mouvement avait une base sociale identique à celle du Parti communiste des années 1970. Il relevait que 37 % des enseignants, 37 % des ouvriers, 38 % des chômeurs et 41 % des employés de l’administration publique l’avaient choisi. Selon l’Institut SWG, 35 % de ceux qui avaient voté pour le PCI en 1987 avaient opté pour le M5S (74). Un autre sympathisant du M5S, le sociologue Fabrizio Li Vigny, interrogé par Mediapart, indiquait en outre que c’était une erreur de vouloir le classer à droite, en soulignant notamment qu’un membre de la Confédération générale du travail (CGIL) sur trois et deux millions d’anciens électeurs du PD avaient voté pour le M5S en mars 2018 (75).

Base sociale et électorat « de gauche » dans un pays où celle-ci s’est évaporée ?
Mais qu’en est-il des gestionnaires du M5S ? Non seulement le M5S et ses dirigeants ont agité des signifiants aujourd’hui creux (démocratie directe, liberté…), mais aussi ce que l’historien Furio Jesi, s’inspirant d’Oswald Spengler, a appelé les « idées sans paroles » caractéristiques de la culture de droite, ou pour être plus précise, des « mots spiritualisés », « qui prétendent pouvoir dire réellement et donc dire et à la fois cacher dans la sphère secrète du symbole » ; des termes censés dissimuler un « secret » partagé, mais qui n’ont pas besoin d’être expliqués et qui, par leur usage, deviennent un vecteur d’idées sans paroles et fondent ainsi la solidité présente et future de la communauté à laquelle ils entendent s’adresser (76). La base du M5S se rapproche de ce que Luigi Salvatorelli, libéral antifasciste, appelait en 1922 le « cinquième État », indiquant une nouvelle catégorie qui « ne coïncide pas avec le prolétariat socialement et politiquement défini », fourrier d’une forme inédite de révolte qui cherche des issues (77).

Le M5S pourrait être identifié à un catalyseur chimique. Beppe Grillo s’est porté garant de la nature biodégradable de son mouvement, indiquant qu’il pourrait être converti en une simple molécule qui pourrait être utilisée par la nouvelle politique qu’il aurait contribué à créer en produisant la décomposition de l’ancienne (78).

L’éternel « retour » du fascisme

Ces dernières semaines, il n’est pas rare de voir des références à un discours prononcé par Umberto Eco à Columbia le 25 avril 1995. Intitulé « Le fascisme éternel », il avait été tenu au lendemain de l’attentat d’extrême droite qui avait frappé Oklahoma City, faisant plusieurs centaines de blessés et quelques dizaines de morts. Réfléchir à nouveau à la persistance du fascisme, à ses formes et à ses évolutions dans le temps semblait, au-delà de la célébration du cinquantième anniversaire de la libération italienne, être à nouveau une nécessité impérieuse. Le texte mettait en exergue les risques toujours bien réels que faisait courir au monde la (re)naissance du fascisme : « Ce serait tellement plus confortable, écrivait Umberto Eco, s’il apparaissait sur la scène mondiale quelqu’un qui dise : “Je veux rouvrir Auschwitz, je veux que les chemises noires défilent à nouveau sur les places italiennes”. Mais la vie n’est pas aussi simple. L’Ur-fascisme peut toujours revenir sous l’apparence la plus innocente. Notre devoir est de le démasquer et de pointer du doigt chacune de ses nouvelles formes – chaque jour, dans chaque partie du monde. » (79) Cette même conférence a été republiée quelques mois avant les élections de mars 2018, lorsque la présence menaçante de Matteo Salvini dans les rangs de la coalition de droite a réactivé les craintes d’un retour du fascisme. Giorgia Meloni et son parti semblent aujourd’hui refermer le cycle de cette contre-révolution rampante entamée il y a une trentaine d’années et dans l’accélération politique et culturelle de laquelle le M5S a joué un rôle important. Entretemps, l’Italie a été aux premières loges d’une crise sanitaire planétaire, comptant ses dizaines de milliers de morts ; une Italie exsangue, politiquement instable, socialement déchirée. L’une des économies les plus fragiles de la zone euro, frappée au cœur, prise dans la tourmente des mesures liées au confinement qui ont généré une récession mondiale, sans précédent par son ampleur et sa propagation historiques.

Fasciste ? De nombreux termes sont utilisés pour décrire la droite qui se présente aujourd’hui aux portes du pouvoir, hypnotisant le débat public, à la recherche de mots « pour désigner la famille des démagogues dangereux » (80). Leur surabondance même renvoie à la difficulté de déterminer ses nouveaux contours : fasciste ou post-fasciste, pour souligner la continuité de sa transformation ; populiste, pour marquer la nouveauté d’un phénomène né dans la seconde partie du XXe siècle, désignant (ou non) un lien de continuité avec le fascisme de l’entre-deux-guerres (81). Il ne fait aucun doute que FdI est ce qui se rapproche le plus de cette réalité (the real thing), quoi qu’ait pu penser la presse internationale après la diffusion d’une vidéo en trois langues où Giorgia Meloni aurait « abjuré » le fascisme, mais où de fait elle aborde le problème de l’héritage fasciste en une seule phrase et vise principalement l’antifascisme, le communisme et la gauche. Et pourtant, ceux qui agitent le danger du fascisme aujourd’hui ne parviennent pas à se faire entendre par la majorité des Italiens, parce qu’il a trop souvent été utilisé pour pousser la population à voter pour le « moindre mal », même en se bouchant le nez, selon la formule utilisée par Matteo Renzi pendant la campagne électorale de 2018. Mais également parce que la destruction du passé, c’est-à-dire des liens qui unissent les contemporains aux générations précédentes a été ici, plus qu’ailleurs, mise en avant avec une diligence particulière au cours des trente dernières années. De graves erreurs ont été commises aussi par certains antifascistes, ceux qui pensaient qu’agiter constamment le « danger du fascisme » suffisait pour éloigner presque mécaniquement l’électorat de ceux qui étaient identifiés comme tel (celui de Bossi, Salvini, Berlusconi, Grillo lui-même, etc.). Mais le mot n’a pas vraiment aidé à penser la chose et a finalement permis de faire l’économie de l’analyse d’une conjoncture inédite. Il est devenu une abstraction incapable de rendre compte de phénomènes concrets. Ceux qui ont agité le fascisme comme injonction à agir n’en ont souvent pas saisi les dimensions nouvelles et la nécessité de le combattre en tant que tel.

Un pays qui a récemment vu un journaliste du quotidien La Stampa menacé à cause d’un reportage consacré à la nostalgie du fascisme. Un pays où, le 9 octobre 2021, le siège national du plus grand syndicat italien a été attaqué et dévasté par des groupes dits « No Vax ». Un pays où un quotidien comme Il Giornale a pu distribuer Mein Kampf dans la traduction italienne de 1938 comme « cadeau à ses lecteurs » (82). Un pays qui, pendant des décennies, a criminalisé l’antifascisme, cet éternel « fauteur de trouble » d’un ordre politique et social répressif, montré du doigt comme le seul « véritable danger pour la démocratie italienne ». Ernesto Galli della Loggia, éditorialiste du quotidien Corriere della Sera, qui commence souvent ses éditoriaux par l’expression « ceux qui ont lu quelques livres », censée lui donner une légitimité incontestable, résume cette position politique en une phrase : « Si le fascisme est violence, illégalité et suppression de la liberté, son antithèse n’est pas l’antifascisme, mais la démocratie » (83). Et pourtant, « là où les digues de l’antifascisme ont cédé, la haine raciale se répand » (84). Comme le 3 février 2018 à Macerata (Marche), Luca Traini, ancien candidat malheureux de la Lega et ancien membre du service d’ordre de son leader, tirait sur six personnes originaires d’Afrique subsaharienne ; lorsque, deux heures plus tard, la police l’arrête, Luca Traini est enveloppé dans le drapeau italien et crie « Vive l’Italie ! » en faisant le salut fasciste. Après cet attentat, tout le monde, de FdI au PD, a accusé les migrants d’être responsables de cette violence.

« L’Italie est un pays circulaire », écrivait Pier Paolo Pasolini dans ses Écrits corsaires, « à l’image du Guépard de Lampedusa, dans lequel tout change pour rester comme avant », car, poursuivait-il, « c’est un pays sans mémoire qui, s’il avait cure de son histoire, saurait que les régimes sont porteurs de poisons anciens, de métastases invincibles. » (85) Ce pays englué dans un complexe de crises économiques, politiques, sociales, écologiques et morales, qui s’additionnent et se combinent, semble vivre au moment du retour d’un de ces interrègnes durant lesquels « surgissent les phénomènes morbides les plus variés » (Gramsci). D’autant plus qu’il a oublié le sens de l’histoire, des opprimés et de leurs luttes, qu’il s’enfonce dans une ignorance culturellement produite depuis des décennies et qu’il semble avoir épuisé toute forme de discernement. L’irrationalité du capitalisme a fini par miner ses formations traditionnelles ; les principes démocratiques élémentaires se sont érodés et la fuite de la liberté (Erich Fromm) semble s’imposer. L’éclatement de l’être social est alors masqué par l’appel au « peuple » – ou aux « gens » c’est selon – contre les « puissants », tendant à neutraliser la capacité à prendre conscience de soi, des autres et des multiples dimensions collectives de notre humanité, et à rejeter les phénomènes de contestation dans un univers pré-politique à la manière de ce que Gramsci a défini comme l’apolitisme, qui s’exprime par des « phrases de rébellion [ribellismo], de subversivisme [sovversivismo], d’anti-étatisme primitif et élémentaire » (86). Un peu comme le « fascisme tardif » pointé par le philosophe Alberto Toscano (87). Un changement d’époque est en cours. Italie, année zéro…

* Stéfanie Prezioso, historienne, professeure à l’Université de Lausanne, militante féministe et anticapitaliste élue députée au Conseil national suisse en octobre 2019 pour Ensemble à Gauche. Elle a publié en français notamment : Contre la guerre. 14-18 : résistances mondiales et révolution sociale, La Dispute, Paris 2017 ; L’heure des brasiers : violence et révolution au XXe siècle, En bas, Lausanne 2011 (avec D. Chevrolet) ; le Totalitarisme en question, L’Harmattan, Paris 2008 (avec J.-F. Fayet, G. Haver et E. Traverso).
Nous reproduisons ici une large partie de son article publié par New Politics (en anglais) le 12 septembre 2022 [https://newpol.org/on-the-eve-of-national-elections-looking-backward-italys-rising-black-tide-a-creeping-counter-revolution/] et, en français, le 19 septembre 2022 par AOC [https://aoc.media/analyse/2022/09/18/italie-une-contre-revolution-rampante/].

1. Pour les résultats de 2018, Il Sole 24 ore, 23 mars 2018 ; pour les résultats de 2013 : http://elezionistorico.interno.gov.it/
2. Stéfanie Prezioso, « La Lega, Salvini et le spectre du fascisme. Leçons d’Italie pour la France », Contretemps, 5 septembre 2022 (contretemps.eu).
3. Ilvo Diamanti, Gli Italiani e lo Stato. Rapporto 2017 (demos.it).
4. Ilvo Diamanti, Rapporto gli Italiani e lo Stato 2021 (demos.it).
5. Pour les résultats de 2018, Il Sole 24 ore, 23 mars 2018 ; pour les résultats de 2013, voir http://elezionistorico.interno.gov.it/
6. Giovanni Valenti, « Un “Cavaliere nero” per gli orfani del regime », La Repubblica, 24 novembre 1993.
7. Rino Genovese, Che cos’è il berlusconismo, Manifestolibri, Rome 2011.
8. Fabrizio Cicchitto, « Forza Italia, da movimento a partito di governo », présenté lors du séminaire « La Casa delle libertà. Radici e valori di un’alleanza nuova », Todi 31 janvier-1er février 2003, cité in Gabriele Turi, La cultura delle destre. Alla ricerca dell’egemonia culturale, Bollati Boringhieri, Turin 2013, p. 140.
9. Francesco Biscione, Il sommerso della Repubblica. La democrazia italiana e la crisi dell’antifascismo, Bollati-Boringhieri, Turin 2003.
10. Chiara Colombini, Anche i partigiani però, Laterza, Bari 2021.
11. Pier Paolo Poggi, Nazismo e revisionismo storico, Manifesto libri, Rome 1997, p. 112.
12. Carlo Ruzza, « Italy : the political right and concepts of civil society », Journal of Political Ideologies n° 15, 2010, p. 264.
13. Geoff, Eley, « Legacies of Antifascism : constructing democracy in Postwar Europe », New German Critique n° 67, hiver 1996, pp. 73-100.
14. Perry Anderson, « An invertebrate left. Italy’s Squandered Heritage », London Review of Books vol. 13, n° 5, mars 2009.
15. Mark Fisher, « How to kill a Zombie : strategizing the end of neoliberalism », Opendemocracy.net, 18 juillet 2013.
16. Fausto Bertinotti, « Rigettiamo il determinismo, pensiamo ad un processo aperto », Corriere della Sera, 1er décembre 2003.
17. Sophie Wanhich, « Après 1789, 2009 », Le Monde, 4 avril 2009.
18. Antonio Gramsci, « Note sulla vita nazionale francese », Cahiers n° 13, § 37 (traduction française : Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 10, 11, 12 et 13, Gallimard, Paris 1978, p. 434).
19. Massimo D’Alema, «  Il voto italiano è il punto di rottura della crisi europea  », Il Manifesto, 10 avril 2018.
20. Marco Revelli, Finale di partito, Einaudi, Turin 2013, p. IX.
21. Carlo Formenti, La variante populista. La lotta di classe nel neoliberalismo, DeriveApprodi, Rome 2016, p. 7.
22. Stefano Rodotà, « Lo scippo della Costituzione », La Repubblica, 20 juin 2012 ; Adam Tooze, Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Belles Lettres, Paris 2018 (ebook).
23. Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raison d’Agir, Paris 2017, p. 13.
24. Il Manifesto, 5 mars 2018.
25. https://www.lentepubblica.it/cittadini-e-imprese/panoramica-elezioni-2022/
26. Loris Campetti, Ma come fanno gli operai. Precarietà, solitudine, sfruttamento. Reportage da una classe fantasma, Manni, San Cesario 2018.
27. Wendy Brown, « “Rien n’est jamais achevé”. Un entretien avec Wendy Brown sur la subjectivité néolibérale », Terrains/Théories n° 6, 2017, p. 1 ; Michel Feher, Le temps des investis. La nouvelle question sociale, La Découverte, Paris 2017 (ebook).
28. Demos, « XIV Rapporto. Gli Italiani e lo Stato », 9 janvier 2012 (demos.it).
29. Demos, « XXIV Rapporto. Gli Italiani e lo Stato », décembre 2021 (demos.it).
30. Gilles Ivaldi, « Euroscepticisme, populisme, droites radicales : état des forces et enjeux européens », L’Europe en Formation n° 373/3, 2014, p. 8.
31. Aldo Cazzullo, « Antonio Ricci : “Salvini mi riccorda Gabibbo, Masterchef rovina le cene” », Corriere della Sera, 2 décembre 2018.
32. Cité dans Giuliano Santoro, Breaking Beppe. Dal Grillo qualunque alla Guerra civile simulata, Castelvecchi, Rome 2014.
33. Sergio Rizzo, Gian Antonio Stella, La Casta. Così i politici italiani sono diventati intoccabili, Rizzoli, Milan 2007.
34. Benedetta Tobagi, « Queste nostre democrazie fragili », La Repubblica, 14 février 2017.
35. Martina Avanza, Les « Purs et durs de Padanie ». Ethnographie du militantisme nationaliste de la Ligue du Nord (Italie), 1999-2002, thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, décembre 2007.
36. Camillo Arcuri, « Voglio un pubblico col cartellino », Corriere della Sera, 13 février 1992.
37. Dany-Robert Dufour, « Vivre en troupeau en se pensant libres », le Monde diplomatique n° 646, janvier 2008.
38. Giuliano Santoro, Breaking Beppe, op. cit.
39. « Questa sinistra peggio della destra », La Stampa, 10 septembre 2007.
40. Chanson tirée de l’album Dialogo tra un impegnato e uno non so (1972).
41. Catherine Calvet, « Michel Pastoureau : “Le jaune est la couleur des trompeurs mais aussi des trompés” », Libération, 5 décembre 2018.
42. Paolo Gerbaudo, Il Partito piattaforma. La trasformazione dell’era politica nell’era digitale, Feltrinelli, Milan 2018.
43. John Hooper, « Italy’s web guru tastes power as new political movement goes viral », The Guardian, 3 janvier 2013.
44. Eurostat, « Ménages : niveau d’accès à Internet », 31 janvier 2019 : https://ec.europa.eu/eurostat/web/digital-economy-and-society/data/database
45. Federica de Maria, Edoardo Fleischner, Emilio Targia, Chi ha paura di Beppe Grillo, Selene, Milan 2008, p. 38.
46. Robert Proctor, Londa Schiebinger (eds.), Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance, Standford University Press, 2008.
47. Francesco Merlo, « C’era una volta Beppe Grillo », La Repubblica, 1er mai 2019.
48. Carlo Vulpio, « La Rete è un trucco », Corriere della Sera, 1er juillet 2012.
49. Nadia Urbinati, « Mobilisations en réseaux, activisme numérique : les nouvelles attentes participatives », Esprit n° 8, août-septembre 2013, p. 89.
50. Classement de Reporters sans frontières pour l’année 2016 (rsf.org).
51. Paolo Flores d’Arcais, « Fascisme et berlusconisme », Le Débat n° 164, 2011, p. 10.
52. Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 1, 2, 3, 4, 5, Gallimard, Paris 1996, pp. 289-292.
53. « Beppe Grillo al Quirinale : conferenza stampa, 10/07/2013 » (www.youtube.com) ; voir aussi Rinaldo Vignati, « Dai comuni al Parlamento : il Movimento entra nelle istituzioni », in Piergiorgio Corbetta (ed.), M5S. Come cambia il partito di Grillo, Il Mulino, Bologne 2017.
54. Stefano Marroni, « Avevo 300 mila ribelli », La Repubblica, 30 août 1994.
55. Corriere della Sera, 13 février 2018.
56. Giuliano Santoro, Breaking Beppe, op. cit.
57. « Beppe Grillo : “Le bilan de l’Europe est un échec total” », Journal du Dimanche, 22 janvier 2017.
58. Delia Baldassari, Paolo Segatti, « Ancora Sinistra-Destra », in Itanes, Vox populi. Il voto ad alta voce del 2018, Il Mulino, Bologne 2018.
59. Beppe Grillo, « Un clandestino è per sempre », beppegrillo.it, 1er mai 2011.
60. Ludovic Lamant, « Errejón : “Le plus grand perdant des élections italiennes c’est Bruxelles” », Mediapart, 12 mars 2018.
61. Luca Comodo, Mattia Forni, « Gli elettori del Movimento : atteggiamenti e opinioni », in Piergiorgio Corbetta (ed.), M5S. Come cambia il partito di Grillo, Il Mulino, Bologne 2017.
62. Ezio Mauro, « La destra realizzata », la Repubblica, 3 juin 2018 ; Marco Travaglio, « Senza parole », il Fatto Quotidiano, 5 juin 2018 ; Claudio Tito, « La alleanza giallo-verde e la nuova destra al potere », La Repubblica, 31 mai 2018.
63. Ufficio centrale di statistica, « Dati statistici sull’immigrazione in Italia dal 2008 al 2013 e aggiornamento al 2014 », Ministero dell’Interno, Dipartimento per le politiche del personale dell’amministrazione civile e per le politiche del personale, 2014 : http://ucs.interno.gov.it/files/allegatipag/1263/immigrazione_in_italia.pdf
64. Éric Fassin, Populisme, le grand ressentiment, Textuel, Paris 2017,
65. Manuel Castells, Communication et pouvoir, Éditions des Sciences de l’Homme, Paris 2013 (ebook 2017).
66. Gianluca Passarelli, Filippo Tronconi, Dario Tuorto, « “Chi dice organizzazione, dice oligarchia” », in Piergiorgio Corbetta (dir.), M5S. Come cambia il partito di Grillo, op. cit.
67. Wendy Brown, Défaire le Démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, Éd. Amsterdam, Paris 2018 ; Owen Jones, The Demonization of the Working Classe, Verso, Londres 2011.
68. Beppe Grillo, « Tagli, ritagli e frattaglie », beppegrillo.it, 1er mai 2012.
69. Ezio Mauro, « L’anno zero della politica », La Repubblica, 10 mai 2018.
70. Giuliano Santoro, Breaking Beppe, op. cit.
71. Ilvo Diamanti, « Gli elettori dei Cinque Stelle vogliono un governo con la Lega », La Repubblica, 8 avril 2018.
72. Roberto Biorcio, Luigi Ceccarini, « Il Movimento 5 stelle un movimento che si candida al governo », in Itanes, Vox Populi. Il voto ad alta voce del 2018, Il Mulino, Bologne 2018 (ebook).
73. Daniela Preziosi, « De Masi : “È il giorno più nero per la sinistra italiana. Dal ’46, Italia mai così a destra” », Il Manifesto, 11 mai 2018.
74. Matteo Pucciarelli, Giacomo Russo Spena, « Sinistra anno zero (una lunga storia di tradimenti e divisioni) », MicroMega, 6 avril 2019.
75. Amélie Poinssot, « Sur le point de gouverner avec l’extrême droite, les Cinq Etoiles en plein trouble », Mediapart, 17 mai 2018.
76. Furio Jesi, Cultura di destra, Figure nottetempo, Milan 2011 (1979) (ebook).
77. Luigi Salvatorelli, « La vittoria del Quinto Stato », La Stampa, 1er novembre 1922 ; dans Luigi Salvatorelli Nazionalfascismo, Einaudi, Turin 1977 [1923].
78. Entretien avec Beppe Grillo par Iann Bremmer, US GZeroWorld, 27 juillet 2018 (https://www.youtube.com/watch?v=PLLGpCqsyKg) ; Annalisa Cuzzocrea, « M5S, Grillo avverte Di Maio Guai a diventare un partito », La Repubblica, 3 mars 2018.
79. Umberto Eco, « Ur-Fascism. Freedom and Liberation are an unending task », New York Review of Books, 22 juin 1995.
80. Maurice Agulhon, « Le peuple à l’inconditionnel », Vingtième siècle. Revue d’histoire n° 56, 1997, p. 225.
81. Federico Finchelstein, « Retourner le populisme dans l’histoire », Constellations n° 4, 2014.
82. Simonetta Fiori, « Bocciatura degli storici : Iniziativa inopportuna fanno solo marketing », la Repubblica, 12 juin 2016.
83. Ernesto Galli della Loggia, « I violenti e le parole ambigue, Corriere della Sera », 24 février 2018.
84. Alessandro Portelli, « Aperta la diga dell’antifascismo, dilaga l’odio razziale », Il Manifesto, 6 février 2018.
85. Pier Paolo Pasolini, Scritti corsari, Garzanti, Milan 1975, p. 87.
86. Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, edizione critica dell’Istituto Gramsci a cura di V. Gerratana, Einaudi, Torino 1975, pp. 2108-2109.
87. Alberto Toscano, « Notes on Late Fascism », Historical Materialism, 2 avril 2017 ; Jairus Banaji, « Trajectoires du fascisme : Extreme-Right Movements in India and Elsewhere », The Fifth Walter Sisulu Memorial Lecture, Jamia Millia Islamia, New Delhi, 18 mars 2013 ; David Riesman, The Lonely Crowd : a study of the changing of American Character, Garden City, New York 1953 (traduction française : La foule solitaire, anatomie de la société moderne, Arthaud, Paris 1965) ; Dany-Robert Dufour, « Vivre en troupeau en se pensant libre », le Monde diplomatique, janvier 2008.

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