Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Charte des valeurs québécoises

La Charte comme contre-exemple de la souveraineté populaire

Si le débat entourant le projet de Charte des valeurs québécoises a fait couler beaucoup d’encre concernant les questions de laïcité, identité, intégration, immigration, liberté de religion, égalité hommes/femmes, patrimoine historique, pluralisme, etc., la question de la stratégie d’accession à l’indépendance est restée en arrière-plan. Or, la Charte du Parti québécois représente un moment d’un processus beaucoup plus large, intégrant la gouvernance souverainiste et la construction de l’identité nationale afin de susciter les « conditions gagnantes » d’un éventuel référendum sur la souveraineté. En recadrant le débat actuel sur l’objectif poursuivi, c’est-à-dire en mettant entre parenthèses la question de la légitimité morale de la Charte, il est alors possible d’envisager celle-ci comme un instrument juridique visant un but politique bien précis. Beaucoup de querelles ont porté sur le fait de savoir si une telle mesure était « juste » ; il faut maintenant réfléchir sur l’adéquation du moyen à la fin poursuivie, c’est-à-dire son « efficacité ».

Plusieurs targueront que ce projet découle d’un strict calcul électoraliste, visant à assurer une majorité parlementaire. S’il y a évidemment des motifs partisans sous-jacents, le Parti québécois profitant du débat sur l’identité pour se hisser dans les sondages en créant une diversion sur son bilan économique et social, il n’est pas possible de réduire la Charte des valeurs québécoises à une simple mascarade. Il s’agit d’un élément clé du programme (1.3.c), qui sera éventuellement lié à une loi sur la citoyenneté québécoise (1.3.d) et consolidé à l’intérieur d’une Constitution québécoise (1.3.a) « pour affirmer et établir juridiquement les éléments essentiels de l’identité québécoise. Ce texte fondamental intégrera une version amendée de la Charte des droits et libertés de la personne de façon à ce que, dans son interprétation et son application, il soit tenu compte du patrimoine historique et des valeurs fondamentales de la nation québécoise : la prédominance de la langue française, l’égalité entre les femmes et les hommes et la laïcité des institutions publiques » [1]

Parallèlement à cette constitution de « l’identité québécoise », la stratégie de la gouvernance souverainiste sera mise en œuvre pour limiter l’ingérence du gouvernement fédéral, assumer pleinement les compétences de l’État québécois et exiger de nouveaux pouvoirs, tout en développant une politique étrangère afin de bâtir sa reconnaissance auprès de la communauté internationale. Il s’agit en quelque sorte de créer des « chicanes avec Ottawa » sur le plan constitutionnel, notamment avec le registre des armes à feu ou la commission nationale d’examen sur l’assurance-emploi. Bien que les politiques économiques, sociales et environnementales soient similaires entre le Canada et le Québec (austérité budgétaire, réformes anti-sociales, virage pétrolier), l’antagonisme est bien déplacé sur le terrain juridico-politique.

Outre le front fédéral, cette stratégie se transpose sur le plan provincial par la prolifération des consultations publiques visant à dégager des « consensus » sur une foule d’enjeux : Sommet sur l’éducation supérieure, Forum sur les redevances minières, Commission spéciale d’examen sur le printemps étudiant, Commission sur les enjeux énergétiques, etc. Cette approche de concertation avec les différents acteurs de la « société civile » n’est pas anodine ; elle vise à fabriquer un nouveau « sens commun », forger une « culture majoritaire » par une réforme « intellectuelle et morale » basée sur des lieux de délibération. Il s’agit de consolider une « hégémonie » par l’affirmation du leadership politique et culturel du Parti québécois. Le travail idéologique, la construction du discours dominant, la maîtrise du débat public et l’élaboration d’une « vision du monde » sont donc au cœur de ce projet. Consciemment ou non, le Parti québécois ne fait pas qu’attendre les conditions gagnantes ; il les construit par le jeu de la « gouvernance » souverainiste, c’est-à-dire par les techniques de « management totalitaire » selon l’expression d’Alain Denault [2]

Ce mélange de consentement et de contrainte, « société civile + société politique, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition » pour reprendre les termes de Gramsci, vise à rétablir la confiance du peuple envers ses élites politiques et économiques par les mots d’ordre d’« intégrité », « transparence », « paix sociale », « bonne gouvernance », « partenariat », etc. Cette stratégie de concertation sera certainement à l’œuvre lors de la formation d’une éventuelle « assemblée constituante à laquelle seront conviés à siéger tous les secteurs et les régions de la société québécoise ainsi que les nations autochtones et inuites du Québec afin d’écrire la constitution d’un Québec indépendant. » Cette consultation publique dirigée par le haut et conviant les représentant-es de la société civile à venir agrémenter la Constitution québécoise péquiste servira alors de levier pour lancer un troisième référendum sur la souveraineté du Québec. Cette stratégie risque-t-elle d’aboutir au résultat attendu ? Il semble que non.

Malgré l’influence idéologique non négligeable du Parti québécois, celui-ci ne pourra pas forger la « volonté collective » nécessaire pour réaliser l’indépendance du Québec. Le problème ne réside pas dans le besoin de construire un « peuple » qui sera en mesure de s’autodéterminer, mais dans la manière de le faire. Le socle de la stratégie péquiste repose sur le nationalisme conservateur, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’identité nationale enracinée dans une histoire commune sera le tremplin de la souveraineté du peuple québécois. Il s’agit en quelque sorte de consolider la communauté constitutive, la culture majoritaire déjà établie, en affirmant un « Nous » préconstitué. L’objectif est donc de conserver une identité pure et pleine, une essence qui serait menacée par ce qui n’est pas elle : l’étranger ou la différence. La négation du Nous peut prendre diverses formes : l’immigrant, la femme voilée, l’homosexuel, la gauche multiculturaliste, etc. L’important n’est pas la forme particulière de cet objet, mais l’existence d’un bouc-émissaire quelconque pouvant être sacrifié pour sauver l’ordre de la société. Que le clivage « eux/nous » soit le fruit d’une intention consciente ou non, il n’en demeure pas moins que le débat sur l’identité est intrinsèquement polarisant.

Une réponse naturelle à cette crispation des identités consiste à viser le consensus à la manière du projet de Charte de la laïcité de l’État québécois proposée par Québec solidaire. Celle-ci a le mérite de proposer une position nuancée et largement répandue dans la société (tant à gauche qu’à droite, souverainistes comme fédéralistes), en misant sur un « compromis acceptable ». Cette tactique a également le pouvoir de mettre en évidence le caractère particulier et biaisé du projet de Charte des valeurs québécoises du Parti québécois, en montrant que l’intérêt général transcende l’opposition rigide entre majorité/minorités, peuple/intellectuels, francophones de souche/immigrants, nationalisme/multiculturalisme, enracinement/postmodernité, régions/Montréal, etc. Ce faux dilemme forgé par le nationalisme conservateur doit évidemment être déconstruit. Néanmoins, doit-on pour autant rejeter toute forme de conflit ou de polarisation de la sphère politique, à la manière de Françoise David ? « Personnellement, je trouverais ça grave d’aller en élection sur un sujet aussi fondamental, aussi diviseur, qui vient toucher à l’identité et aux émotions des gens, qui touche à tous les rapports majorité-minorité ».

Le problème relève moins de la présence d’un antagonisme fondamental que du type d’opposition qu’il met en jeu. La stratégie du Parti québécois reprend à son compte une forme de « populisme autoritaire » jadis forgé par l’Action démocratique du Québec, et plus fondamentalement par le « néolibéralisme conservateur » de Stephen Harper et Margaret Thatcher. Mais il ne fait pas pour autant un simple décalque de la « wedge politics » anglo-saxonne, centrée sur la répression du crime, la sécurité nationale et la morale sexuelle ; elle déplace le débat vers la « question ethnique » avec une touche de nationalisme identitaire proprement québécois. Si le fait d’attiser la flamme de l’identité nationale peut s’avérer efficace sur le terrain électoral, celle-ci peut accentuer l’aversion d’une bonne partie de la population envers le projet d’indépendance. Comme la « nation » de ce conservatisme se définit par l’appartenance à la culture de la majorité fondatrice, légitimant l’exclusion de minorités et la limitation des libertés individuelles au nom de l’affirmation des « valeurs collectives », les personnes qui ne partagent pas cette « identité commune » risquent fortement d’êtres laissées de côté, voire réprimées par le plein déploiement de la volonté nationale.

L’approfondissement du fossé au sein du peuple québécois peut s’avérer fatal pour la souveraineté, car la « majorité francophone » est divisée sur la question tandis que la communauté anglophone, allophone et les minorités culturelles sont majoritairement opposées à cette rupture. Le renforcement du patriotisme pour le pôle majoritaire conjugué à l’inquiétude des minorités favorise une crispation identitaire et la limitation du projet souverainiste à la seule communauté constitutive, c’est-à-dire à la continuation d’une tradition. Cette composante conservatrice se retrouve dans l’argumentaire du Parti québécois et du mouvement souverainiste en général, centrés sur la culture et l’économie. « La souveraineté est un projet identitaire et culturel, mais elle consiste aussi à promouvoir nos intérêts les plus fondamentaux. Nos intérêts économiques, par exemple. » Celle-ci n’est « ni à gauche, ni à droite » et opposée au multiculturalisme canadien, l’enracinement dans la culture d’une nation souveraine représentant une condition d’une ouverture sur le monde. Il est nulle part question d’égalité, de solidarité, de justice ou d’un quelconque projet social. Il ne s’agit pas de transformer la société, mais de la conserver en lui donnant davantage de pouvoir par rapport à ce qui n’est pas elle : le Canada et les minorités.
Malheureusement, ce faux consensus national fait abstraction des rapports sociaux antagonistes et alimente la fracturation ethnique du paysage culturel québécois. Autrement, cette interprétation conservatrice du projet de libération nationale mine ses propres conditions de possibilité, et entraîne donc le déclin politique, économique, social et culturel du peuple québécois. C’est pourquoi le virage nationaliste représente l’impasse définitive du Parti québécois, et plus fondamentalement l’achèvement historique du mouvement souverainiste. Mathieu Bock-Côté est en quelque sorte le prophète de cette métamorphose, creusant la tombe de l’indépendance dans le cimetière de la mouvance identitaire. « La deuxième option, c’est un vrai virage nationaliste. Mais, dans ce cas, parler de souveraineté avec un haut-parleur ne suffira pas. Il faudra miser sur l’identité ! Au programme : langue, laïcité, immigration, enseignement de l’histoire et démocratie. Par exemple, il doit faire de la lutte pour la francisation de Montréal une priorité. De même, il doit se poser comme l’adversaire des accommodements raisonnables multiculturalistes. Et proposer une charte de la laïcité qui ne censure pas notre héritage catholique. Il devrait aussi rajuster les seuils d’immigration selon nos capacités d’intégration. Elles ne sont pas infinies. Les curés de la rectitude politique l’insulteront ? La majorité silencieuse, elle, applaudira. » [3]

La réponse politique adéquate à cette bifurcation historique ne peut être le simple rétablissement du projet initial souverainiste, basé sur un équilibre délicat entre la social-démocratie, la concertation des partenaires sociaux (État-providence, syndicats et patronat) et le rassemblement de la grande famille souverainiste. Ce bloc historique forgé durant la Révolution tranquille est maintenant rendu impossible par les mutations économiques, culturelles et politiques de la société québécoise et de la conjoncture internationale en cette deuxième décennie du XXIe siècle. La Convergence nationale est un mythe, le projet d’une époque révolue au même titre que le socialisme du XXe siècle. Cela ne signifie pas que l’indépendance et la nécessité d’une rupture avec le système capitaliste soient dépassées ; au contraire, ces projets méritent d’être actualisés par une analyse de la situation et des rapports de forces dans un contexte de crise économique, politique et écologique sans précédent. Tout projet qui ne tient pas compte de ces facteurs matériels, institutionnels et idéologiques est voué à répéter les erreurs du passé.

La première erreur serait de tabler sur un consensus déjà existant, comme le « modèle québécois ». Un mélange de compromis fordiste, d’État-providence, de Trente glorieuses, de société de consommation basé sur le pétrole bon marché, de syndicalisme classique et de nationalisme québécois ne résoudront pas les problèmes d’aujourd’hui. Ce n’est pas parce que la Révolution tranquille est inachevée qu’il faut pour autant répéter ses contradictions aveuglément. Il faut plutôt tenir compte du blocage structurel et des conflits sociaux inhérents au processus historique afin de déplacer les contradictions sur le terrain de l’émancipation. En d’autres termes, la voie du socialisme et de l’indépendance ne se fera pas sur les eaux tranquilles d’un progrès continu, mais dans la crise organique de la société québécoise qui est déjà en cours. La montée de l’extrême-droite est symptomatique d’un tel phénomène de décomposition de la social-démocratie et de la recomposition des forces sociales à l’échelle internationale. De la Grèce à la Russie en passant par la France et le Québec, le terreau xénophobe et chauvin dont l’islamophobie est le signe le plus criant est bel et bien présent. Comme l’approfondissement de la crise multidimensionnelle augmentera inévitablement la polarisation, il est vain de trouver un « juste milieu » qui saura satisfaire tout le monde. La reconfiguration des identités est bien amorcée, et il est nécessaire d’attraper la balle au bond de l’histoire en redonnant une nouvelle signification au peuple québécois.

L’enjeu actuel consiste à déplacer l’antagonisme fondamental de la société de la « question ethnique » (les valeurs québécoises) vers le terrain du conflit socioéconomique et écologique. Cela implique d’articuler la critique de l’austérité et la lutte contre le virage pétrolier, rappeler l’urgence de protéger notre territoire et nos communautés contre la prédation des compagnies privées et des élites politiques. Il ne faut pas essayer de retrouver la confiance du peuple envers la « classe politique », mais aviver cette méfiance vis-à-vis la domination étatique et la canaliser contre les institutions politiques actuelles. Cela ne signifie pas de renoncer à la défense des services publics et sociaux, mais d’adopter une attitude offensive visant la transformation radicale de l’État québécois par un processus de réappropriation collective du pouvoir politique. La « souveraineté populaire » désigne la capacité du peuple à décider non seulement de ses valeurs, mais de ses institutions et son avenir politique.

Alors que le projet de Charte met de l’avant la « souveraineté nationale », au double sens de la suprématie de l’identité nationale et du régime représentatif qui confisque au peuple son autonomie et son droit à l’autodétermination, la « souveraineté populaire » signifie la remise en forme de la démocratie par un processus constituant visant à créer une véritable rupture avec l’ordre social, politique et constitutionnel. Il ne s’agit plus d’imposer des valeurs par le haut, mais de refonder les institutions par le bas. Ce projet politique nécessite un large appui populaire, par lequel la majorité sociale pourra elle-même reprendre en main son destin par la confrontation des intérêts, des visions et des pistes de solution pour la suite du monde. À ce titre, l’hypothèse d’une Assemblée constituante est sans doute la plus prometteuse ; elle permettrait de dépasser le débat sur la question identitaire pour embrasser une réflexion générale sur les contradictions du système actuel et la forme institutionnelle d’une société future.

Pour le meilleur et pour le pire, la mise en marche de la souveraineté populaire par le processus constituant ne sera pas accompagnée d’une discussion tranquille, mais d’une exacerbation des contradictions sociale dans un contexte de crise globale. Cela signifie-t-il qu’un tel projet est voué à l’échec, faute d’un consensus suffisamment large pour ratifier une éventuelle constitution lors du référendum ? Si rien ne garantit l’issue de cette démarche périlleuse, l’exercice aura pour mérite de favoriser l’émergence d’une « volonté collective » susceptible de s’emparer du projet de pays qu’elle aura elle-même élaborée. Le « peuple québécois » est d’abord une notion ouverte, une question plutôt qu’une réponse préexistante. C’est pourquoi il est essentiel de rejeter une conception rigide de l’identité imposée de l’extérieur par une élite cherchant à limiter le potentiel subversif d’une auto-constitution du peuple. Néanmoins, la mise sur pied d’un véritable mouvement d’émancipation sociale et nationale ne surgira pas spontanément ; il devra être amorcé par l’ébauche d’un discours contre-hégémonique populaire et cohérent, capable de tracer les contours de l’acteur collectif de cette lutte à venir.


[1- Programme du Parti québécois : http://pq.org/programme/#c-1

[2Alain Denault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux Éditeur, Montréal, 2013.

[3Mathieu Bock-Côté, SOS PQ, Le Journal de Montréal, 19 janvier 2012

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