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Coronavirus

La crise du coronavirus sera-t-elle inflationniste ?

Si le choc économique lié au coronavirus est un « choc externe » ressemblant à une guerre, il serait logique d’attendre une poussée inflationniste après le confinement. Mais, en réalité, ce scénario est peu probable.

13 avril 2020 | etiré de mediapart.fr

Des montagnes de dettes publiques destinées à compenser le manque de revenus et de production rachetées sans limites par la Banque centrale européenne (BCE), une économie presque entièrement à l’arrêt, des chaînes d’approvisionnement désorganisées… À première vue, le tableau offert par les économies européennes, et par la France en particulier, pourrait bien laisser présager un retour d’un phénomène oublié depuis longtemps : l’inflation.

Le type et la violence du choc qui frappe l’économie mondiale ressemblent en effet aux grandes périodes de fièvre inflationniste qu’ont connues les États développés depuis un siècle. La récession actuelle n’est pas le fruit d’une évolution « interne » de l’économie, comme en 1929 ou en 2008, mais celui d’un fait extérieur, une épidémie, entraînant des décisions politiques de confinement et de blocage de l’activité. L’expression de « choc externe » est certes contestable, puisque c’est l’évolution économique qui a fragilisé l’écosystème et le système de santé, mais ce n’est pas le système économique qui a décidé de sa mise à l’arrêt.

Ce type d’événement joue directement sur l’offre en réduisant la capacité productive, ce qui provoque une forte chute d’activité. À son tour, cette dépression de l’offre induit généralement une incapacité de répondre à la demande qui se traduit par des hausses de prix. Dans la théorie classique, on explique donc que le choc d’offre est inflationniste et le choc de demande (plus typique des crises « internes ») déflationniste.

La violence du choc actuel et sa nature ne sont donc pas sans rappeler plusieurs événements du dernier siècle que l’on pourrait schématiquement ramener à deux catégories : des conflits armés de grande ampleur et la désintégration d’États ou de groupes d’États étroitement liés. Ces deux catégories ramènent, là encore schématiquement, à trois grands événements : les deux guerres mondiales et l’explosion du bloc de l’Est. Ces trois événements ont conjugué forte baisse de l’activité économique et explosion de l’inflation.

Selon les données du « projet Maddison », qui reconstitue les PIB du passé, le niveau de PIB par habitant de 1913 n’a été retrouvé en Europe occidentale qu’en 1924. Entre 1913 et 1919, point bas de cette récession, ce même indicateur a reculé de 11,6 %. On pourrait être, pour la seule année 2020, dans le même ordre de recul. En 1919, le PIB par habitant est revenu à son niveau de 1902. La période s’est bien sûr également caractérisée par des poussées d’inflation très fortes, la plus célèbre d’entre elles étant évidemment l’hyperinflation allemande, où les prix ont augmenté jusqu’à 20 % par jour. Mais on ne doit pas oublier qu’en France, entre 1918 et 1920, le taux d’inflation annuel a dépassé les 20 % et même, en 1919, les 30 %. Les causes de cette flambée des prix sont classiques : les problèmes de manque liés à la reconversion de l’économie de guerre se cumulent avec un fort endettement extérieur des États belligérants et, pour les pays vaincus, avec l’explosion des réseaux commerciaux et de financement.

La fin de la Seconde Guerre mondiale ramène les mêmes difficultés, mais de façon encore plus violente – ce qui est moins connu. Au reste, le record absolu d’hyperinflation mondiale, tel que rapporté par une étude de 2012, est détenu par la Hongrie de l’immédiat après-guerre : entre août 1945 et juillet 1946, les prix y ont augmenté jusqu’à 207 % par jour, soit un doublement toutes les 15 heures ! Ce cas est évidemment extrême, mais c’est aussi entre 1945 et 1952 que la France va connaître les plus forts taux d’inflation depuis la Révolution. Selon les données de Michel-Pierre Chélini, dans son ouvrage sur la période paru en 1998, la hausse annuelle des prix entre 1944 et 1948 a été supérieure à 20 %, avec des pics à 64 % en 1946, 60 % en 1947 et 58 % en 1948… Parallèlement, le pays avait connu également une baisse de 50 % de son PIB entre 1939 et 1944, avant de retrouver en 1949 son niveau d’avant guerre.

Enfin, après l’éclatement de l’URSS, l’économie s’effondre. La destruction de richesses est immense, encore plus que dans une guerre. Selon le projet Maddison, la chute du PIB des États de l’ex-URSS a été de 45,1 % entre 1989 et 1998. Les usines ont été fermées, l’émigration a été massive. L’offre productive s’est retrouvée incapable de répondre aux besoins de la population et les prix se sont envolés. En janvier 1992, le taux d’inflation mensuel est de 245 % en Russie et de 285 % en Ukraine, 200 % en Géorgie et au Tadjikistan, 150 % au Kazakhstan et au Kirghizstan, 88 % en Estonie… L’hyperinflation durera plus d’un an et demi et conduira à l’explosion de toute coordination monétaire dans la Communauté des États indépendants (CEI) qui a regroupé les ex-pays de l’Union soviétique (en dehors des pays baltes).

Enfin, on rappellera également que l’éclatement de la Yougoslavie, en 1991 et 1995, s’est accompagné d’une hyperinflation, avec un cumul de conflit armé et de désintégration des anciens liens commerciaux et financiers. La Yougoslavie de janvier 1994 (regroupant Serbie et Monténégro) détient d’ailleurs le troisième plus fort taux d’inflation enregistré depuis deux siècles, avec 313 millions de pour-cent de hausse des prix mensuels…

La question se pose donc naturellement de savoir si l’après-Covid sera un nouvel épisode d’un choc politique extrême sur l’offre, conjugué à une forte inflation. La question se pose effectivement car l’économie mondiale va presque intégralement s’effondrer au cours du premier semestre 2020 et de nombreuses incertitudes pèsent sur la reprise.

Un déficit d’offre ou de demande ?

Pendant le confinement, l’outil productif a été abandonné presque intégralement. Reprendre la production va nécessiter de remettre en marche les très complexes et longues chaînes d’approvisionnement. Il y aura des délais et des retards. Certaines étapes de ces chaînes pourraient reprendre le travail de façon chaotique : il pourrait manquer une pièce produite dans un pays encore confiné ou en sous-régime, ce qui bloquera l’ensemble du processus de production. Dans certains secteurs, comme l’agriculture, la fermeture des frontières, qui pourrait se poursuivre pour des raisons sanitaires, cause des problèmes de manque de main-d’œuvre.

Enfin, malgré les aides gouvernementales pendant la crise sanitaire, beaucoup d’entreprises ne pourront sans doute pas échapper à la faillite après celle-ci. Le soutien prend souvent la forme de crédits. Or, les entreprises de certains secteurs qui ne redémarreront pas rapidement faute de visibilité (biens d’équipements, tourisme, services aux entreprises) auront un risque élevé de défaillance. La Coface prévoit une hausse de 15 % des faillites en France en 2020, de 11 % en Allemagne, de 18 % en Italie, de 39 % aux États-Unis et de 33 % au Royaume-Uni.

Or, les États ont préservé en grande partie les revenus des ménages par des mesures de chômage partiel en France et en Allemagne, par des transferts directs aux États-Unis. Dès lors, on pourrait imaginer une nette reprise de la demande à laquelle les producteurs se montreraient incapables de répondre. Naturellement, les prix alors pourraient s’envoler pour traduire ce déséquilibre entre offre et demande. On peut imaginer de telles envolées sur certains produits agricoles ou encore sur des produits importés d’Asie dont la production reprend progressivement. Mais ces hausses de prix conduiront-elles à une hausse générale ?

La récession causée par le Covid-19, ou plus précisément par les politiques mises en place pour tenter de le contenir, n’est pas qu’un choc d’offre. C’est aussi un choc de demande. C’est une des distinctions majeures avec les situations de conflit. En période de guerre et d’après-guerre, l’État devient généralement acheteur. Il ne soutient pas la demande, il est la demande : il achète massivement du matériel militaire ou logistique. La demande classique se réduit évidemment fortement, mais cela n’a rien à voir avec le confinement : il reste des gens qui vivent « à l’arrière » et, d’ordinaire, sauf dans des zones ou des périodes restreintes, près du front, on ne ferme pas cafés et restaurants durant les conflits.

Le confinement, lui, réduit la demande à zéro ou pratiquement à zéro dans la plupart des secteurs, sauf dans la distribution alimentaire. Les faillites seront le produit de ce chiffre d’affaires perdu qui ne sera jamais entièrement retrouvé. Quant à l’État, il achète peu actuellement. Il se contente de remplacer les revenus perdus en partie, mais ces revenus ne peuvent se traduire en demande, faute de possibilité (les magasins sont fermés et les livraisons limitées), de nécessité (à quoi bon acheter une auto aujourd’hui ?) et de visibilité sur l’avenir (l’avenir est incertain, on conserve ses revenus actuels pour s’en prémunir). L’OFCE, dans une récente publication, a estimé que le choc actuel était à 30 % un choc d’offre, et à 70 % un choc de demande.

Par ailleurs, les notions de choc d’offre et de demande sont largement contestables et ont des frontières incertaines. Le choc d’offre conduit souvent à des ajustements de coût de production qui produisent une baisse de la demande agrégée. Il n’est donc pas rare qu’ils se muent en choc de demande, comme le résume ici le blogueur Martin Anota. C’est ce qui s’est produit dans les années 1920 dans les pays vainqueurs de la guerre. L’inflation forte de la reconversion dans les années 1918-1920 s’est muée en 1921-22 en une récession fortement déflationniste. En 1921, les prix reculent ainsi en France, tandis qu’au Royaume-Uni, la moyenne de l’évolution des prix au cours des dix années suivant la fin de la Première Guerre mondiale est négative (– 0,7 %). À la suite de la Seconde Guerre mondiale, le choc de demande a été évité par le plan Marshall et la construction des États sociaux, ce qui a permis des ajustements moins douloureux dans les années 1947-1950 en Europe occidentale qu’en 1921-22.

En bref, la crise actuelle n’est pas nécessairement inflationniste, loin de là. C’est d’ailleurs l’opinion de deux économistes britanniques, David Miles et Andrew Scott, qui se sont penchés sur la question. Ils doutent de la réapparition d’une forte inflation après la crise sanitaire. Une des raisons en est que, paradoxalement, l’effondrement de l’activité n’a pas, à la différence d’une guerre ou de la plupart des politiques menées après la chute de l’URSS, détruit le capital physique. Les machines sont toujours là, le matériel de transport n’est pas détruit, les usines aussi. Sans doute y a-t-il un temps de remise en route et de maintenance, mais un arrêt de deux mois ne met pas en péril l’outil productif. Il détruit la rentabilité des entreprises qui le gèrent. Les chaînes de production sont coupées temporairement, mais une fois les réseaux reconstitués, elles devraient pouvoir répondre à la demande. Cela peut effectivement causer des difficultés temporaires, qui s’aggravent à mesure que le confinement dure, mais la situation n’a rien à voir avec les cas historiques cités, lorsque l’outil industriel est détruit ou obsolète et que les réseaux commerciaux sont à reconstruire.

Même si une partie des industries nationales se sont réorganisées pour répondre à l’urgence médicale et sanitaire en produisant gels et masques, il ne s’agit pas, comme en temps de guerre, d’une production exclusive et intense supposant, à la fin de la crise, une réorganisation complète de la production vers les biens « de paix ». Enfin, à la différence des périodes citées, la « saignée » causée par l’épidémie reste réduite sur l’ensemble de la main-d’œuvre. En 1921, la France compte un demi-million d’habitants de moins que dix ans plus tôt, sur près de 40 millions d’habitants. La guerre a fait un million de morts, la grippe espagnole 250 000, la plupart du temps des travailleurs et travailleuses. Le manque de main-d’œuvre s’est fait durement sentir dans l’après-guerre par ce seul fait. Après la chute de l’URSS, l’émigration et la surmortalité ont joué de même le rôle de frein dans la réorganisation de la production. Pour l’instant, la crise du coronavirus, aussi douloureuse soit-elle, ne présente pas les mêmes effets sur la main-d’œuvre. La surmortalité est réelle, mais sans commune mesure avec ces deux exemples, bien heureusement, et elle touche principalement des personnes âgées qui, économiquement, sont avant tout des consommateurs. Si elle doit jouer un rôle économique, cette surmortalité est plutôt davantage négative pour la demande que pour l’offre. Les tensions enregistrées dans l’agriculture sont réelles, mais pourraient progressivement s’amenuiser avec le relâchement du confinement.

Autrement dit, il est évident qu’il peut y avoir des retards à l’allumage, des pénuries ponctuelles, des tensions. Les faillites de certaines entreprises peuvent désorganiser la chaîne de production. Mais on est encore loin d’un après-guerre. Sans doute parce que l’économie du coronavirus n’est que partiellement une économie de guerre. C’est surtout une économie gelée, suspendue, stoppée, et non une économie réorientée par l’État ou détruite par les événements.

À cela s’ajoutent d’autres puissants facteurs de réduction de l’inflation. Le premier est que, comme le soulignent Miles et Scott, la fin d’une épidémie n’est pas comme la fin d’une guerre. Le 11 novembre 1918, les hostilités ont cessé. Immédiatement, la structure de la demande a changé. Il devient aussitôt inutile de produire massivement des fusils, munitions, canons, chars, avions de guerre, mais il devient tout de suite nécessaire de construire des logements, des biens de consommation ou des biens d’équipements civils. Dans le cas de l’épidémie, précisent les deux économistes, la « fin n’est pas un événement mais un processus ».

On sait désormais que la sortie du confinement sera progressive, lente et conditionnelle. Les lieux de réunion comme les restaurants, hôtels, salles de spectacle ne pourront reprendre une activité normale que très progressivement, afin de ne pas relancer l’épidémie. Au reste, tant qu’aucun traitement ne sera trouvé, le risque d’une nouvelle période de confinement ou de quarantaine forcée sera une épée de Damoclès constante. Ce risque, mêlé au risque latent de contamination et à l’impact de la crise sur l’emploi, devrait durablement inciter une partie des ménages à épargner ou à rembourser leurs dettes, plutôt qu’à consommer. Sans compter que pour une autre partie de la population, celle directement touchée par la crise, le chômage et la précarisation de l’emploi, la réduction de la consommation sera une évidence. Bref, comme le notent Miles et Scott, et malgré la préservation d’une partie des revenus par l’État pendant la crise, « il n’est pas sûr que la demande de biens et services revienne plus vigoureusement que l’offre ».

Il faut également noter que la libéralisation des marchés du travail dans les pays avancés va conduire à exercer une pression négative sur les salaires. L’atomisation du travail, l’absence de rapport de force en faveur des salariés et le chômage important vont peser sur la formation des revenus du travail. Il y a donc peu de chance, même en cas de tensions ponctuelles, que se mettent en place des « boucles prix-salaires », autrement dit un effet d’entraînement des salaires sur les prix, qui sont souvent un facteur aggravant de l’inflation (même si, contrairement à ce que l’on croit, ces mécanismes permettent généralement de maintenir le niveau de vie des salariés). Au reste, on se souvient que la faible dynamique des salaires après 2008 a eu un effet déflationniste en Europe, ce qui a conduit la Banque centrale européenne à avoir recours à une politique ultra-accommodante. Et c’est bien cette même politique de déflation salariale par la dérégulation des marchés du travail qui a apaisé l’inflation dans l’ex-URSS des années 1990.

Enfin, dans un schéma de reprise partielle de l’activité, le prix du pétrole et des matières premières devrait demeurer relativement bas. Évidemment, si la production d’or noir venait à chuter vertigineusement dans la foulée de la baisse actuelle des prix, l’effet pourrait être inverse, mais ce n’est pas, pour l’instant, le scénario central des économistes. 

L’endettement croissant des États sera-t-il un facteur d’inflation ?

Reste cependant une question : l’endettement des États, qui va encore s’aggraver avec cette crise en raison du très large filet de sécurité offert à l’économie marchande durant le confinement, ne va-t-il pas provoquer une hyperinflation ? La doxa de l’économie vulgaire fait toujours le lien entre dette publique et hyperinflation, avec les éternels exemples vénézuélien et allemand. Mais ce lien est tout sauf évident. Ainsi, le pays le plus endetté du monde, le Japon, avec environ 200 % du PIB, le niveau de la France en 1945, connaît une déflation quasiment continue depuis près de 30 ans…

Il faut donc se poser la question. En quoi cette dette serait-elle un moteur d’hyperinflation ? Comme on l’a déjà évoqué, dans les guerres et les après-guerres, l’État joue souvent le rôle d’acheteur de substitution. Il augmente donc la demande agrégée. Sa création monétaire conduit à un déséquilibre entre demande et offre, lorsque celle-ci est encore convalescente. Souvent, cette inflation est forte, comme dans la France des deux après-guerres, mais ne débouche pas sur l’hyperinflation proprement dite.

La situation actuelle est cependant différente. Pendant le confinement, les actions des États ne sont pas des « plans de relance », comme on l’entend souvent, mais des plans de substitution des revenus perdus. Certes, ces revenus ne correspondent pas à une production sous-jacente, mais ils permettent de faire fonctionner a minima l’économie. Les États compensent donc la perte de richesses issue de la mise à l’arrêt de l’économie marchande, ce qui n’augmente pas la demande mais freine sa chute. C’est d’ailleurs une garantie de reprise de l’offre après le confinement : avec ce soutien, les entreprises peuvent en partie absorber le choc, conserver leur outil productif et leur main-d’œuvre.

Dans la période de reprise, comme on l’a vu, la demande risque de redémarrer lentement, peut-être plus lentement que l’offre. Une action de relance peut donc contribuer à soutenir la demande sans que l’effet ne soit inflationniste. Il ne faut pas oublier qu’avant la crise, le capitalisme occidental était englué dans une inflation faible et une demande insuffisante. Ces conditions restent largement sous-jacentes aujourd’hui, malgré la crise.

Il faut, au reste, se souvenir que la dette publique, globalement, est un soutien essentiel à l’économie et au secteur financier. C’est pourquoi elle est un des éléments par lequel la BCE agit sur l’économie par ses rachats. Or, dans une économie ultrafinanciarisée comme la nôtre, une grande partie de la création monétaire est détournée vers une autre inflation que l’inflation des prix à la consommation : ce sont les bulles d’actifs, financiers et immobiliers. Avec la crise actuelle, on tend de plus en plus à diriger cette création monétaire vers l’économie non financière. Mais compte tenu du sous-jacent déflationniste de l’économie néolibérale, la capacité inflationniste de cette politique est plutôt source d’espoir que d’inquiétude.

Par ailleurs, un des moteurs principaux de l’hyperinflation, ce sont les échanges extérieurs. Pourquoi l’Allemagne est-elle tombée dans cette spirale à partir de 1922 ? En grande partie parce que les marchés des changes ont douté de la capacité du Reich à rembourser ses obligations issues du traité de Versailles, qu’il devait acquitter en or. Le mark n’étant plus convertible, il fallait donc des devises au gouvernement allemand. Les marchés ont anticipé une forte hausse de l’offre de marks et une incapacité de la Reichsbank d’intervenir puisqu’elle devait conserver ses réserves de devises pour rembourser la dette. Le mark s’est donc effondré, le coût des produits importés s’est renchéri, les salaires ont suivi et la spirale inflationniste s’est enclenchée. Et lorsqu’en janvier 1923, les troupes franco-belges ont pris le contrôle de la Ruhr, la capacité de générer des revenus en devises du pays s’est effondrée, provoquant une nouvelle baisse du mark et l’entrée en juillet-octobre 1923 dans l’hyperinflation. Mais c’est bien le marché des changes qui a été le déterminant, comme c’est souvent le cas.

Actuellement, ce risque de change est des plus réduits. Certes, il peut y avoir des doutes sur l’avenir de l’euro, notamment en raison de la situation italienne, mais, à la différence des années 1920, il n’existe guère de raison de voir le dollar s’apprécier face à l’euro, alors même que la FED et le gouvernement étasunien font marcher à plein régime la création monétaire et que, structurellement, la balance courante de la zone euro est excédentaire, quand celle des États-Unis est déficitaire. Quant au yuan, il reste encore trop administré pour servir de monnaie de repli. L’effondrement simultané de toutes les économies est aussi une différence de taille avec les cas historiques précités. Il n’y a pas de puissance épargnée et dominante qui serait la future banque du monde, comme l’ont été les États-Unis en 1918 et 1945. Évidemment, en cas d’éclatement de l’euro, la donne sera modifiée, mais un scénario d’emballement du type Allemagne de 1923 semble tout à fait éloigné, pour l’instant, même dans ce cas.

En résumé, il y a peu de chance de voir une inflation forte et durable se mettre en place. Il pourra, dans certains secteurs, y avoir des risques de poussée des prix en fonction des déséquilibres ponctuels. Mais rien ne laisse présager une flambée future des prix. La dernière question que l’on doit se poser est alors de savoir si ce fait est une bonne ou une mauvaise nouvelle.

L’inflation est une arme à double tranchant. Depuis la poussée des prix des années 1970, où les prix sont montés jusqu’à 10 % par an, les élites politiques, y compris de gauche, professent un rejet profond de toute forme d’inflation, qu’elles voient comme « destructrice du pouvoir d’achat ». Cette vision unilatérale a été un des plus puissants moteurs du néolibéralisme. Pour empêcher tout retour de « l’hydre inflationniste », on a favorisé les politiques de « réformes structurelles » du marché du travail, pour réduire la capacité de formation des salaires des travailleurs par la lutte sociale, mais aussi la mondialisation, afin de permettre aux entreprises de réduire leurs coûts en produisant dans des pays à bas salaires. La faible inflation a donc eu un revers : la précarisation de l’emploi et la faible dynamique salariale. Le système s’est finalement affaibli lui-même après la crise de 2008 en menaçant de donner lieu à un cercle déflationniste encore plus destructeur pour l’économie. D’où l’action des banques centrales, au succès très limité.

Une inflation faible est présentée comme un bien pour le « consommateur », mais c’est souvent un piège pour les salariés dont la capacité de capter une part de la valeur ajoutée est alors nécessairement limitée. Elle l’est d’autant plus qu’alors l’inflation est concentrée sur les bulles patrimoniales qui favorisent les plus riches. On a donc une inflation à deux vitesses : une inflation des prix à la consommation faible, qui permet de « discipliner » le monde du travail par la fausse bonne nouvelle de biens « à bon marché », et une inflation forte des bulles financières et immobilières, qui permet d’enrichir les plus riches.

Si une inflation élevée, et notamment une inflation « importée » des matières premières, pèserait effectivement sur le pouvoir d’achat, il est sans doute désormais nécessaire de disposer d’une inflation plus forte. Cette dernière permettra de redonner du pouvoir de négociation aux salariés, de produire « autrement », sans avoir recours exclusivement aux chaînes d’approvisionnement mondialisées dont on a constaté aujourd’hui les faiblesses, et de réduire l’attrait des investissements patrimoniaux. L’inflation est aussi, et c’est fondamental, le moyen le plus utilisé depuis un siècle pour réduire l’endettement en réduisant la valeur relative des sommes empruntées et, donc, des remboursements. C’est grâce aux périodes d’inflation que l’on a réduit le poids de la dette publique après les guerres en France. Comme le rappellent Miles et Scott, cette réduction peut se faire par une inflation modérée sur une longue période.

C’est ici où le choix est délicat. Si l’on perçoit, à la fin du confinement, des tensions inflationnistes, même temporaires, on pourrait avoir une utilisation de ces hausses de prix pour renforcer la modération salariale et mener une politique de l’offre naturellement déflationniste. On reviendrait à l’aspect « disciplinaire » de l’inflation. Les conséquences seraient considérables : le poids « apparent » des dettes publiques resterait élevé, justifiant l’austérité et le maintien des chaînes d’approvisionnement actuelles, tandis que la demande resterait faible et les inégalités élevées entre détenteurs de patrimoine et ceux qui n’en ont pas. Autrement dit : un regain d’inflation serait nécessaire, mais il y a peu de chance qu’il apparaisse. Et s’il apparaît, il pourrait justifier des politiques suicidaires.

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