Édition du 13 mai 2025

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Afrique

La loi sur la protection d'information en Afrique du Sud : un coup porté à la démocratie post-apartheid

Si dans une révolution, il y a un moment où celle-ci devient impossible à arrêter, ce moment-là s’est produit le 11 février 1990 en Afrique du Sud, lorsque Nelson Mandela a marché librement après avoir été emprisonné pendant 27 ans. Mais il arrive un autre moment après lequel un parti révolutionnaire– resté trop longtemps au pouvoir, étant trop arrogant, trop corrompu- ne peut plus se réclamer d’agir au nom du peuple, pour nombres de Sud-Africains, ce moment est arrivé ce mardi lorsque les successeurs de Mandela ont nié, juridiquement, qu’une telle chose comme l’intérêt public existait.

Traduction pour Presse-toi à gauche : Shelly D’Cruz

Cette occasion concernait l’adoption d’une nouvelle législation sur la protection des secrets d’État : la loi sur la Protection des Renseignements de l’État. Avec cette loi, l’État a maintenant le pouvoir de décider quels documents relèvent du secret au nom de « l’intérêt national. » Quiconque se retrouve en possession de tels documents classifiés pourra être condamné à 25 ans de prison. La loi a été adoptée avec 299 voix contre 107 par l’Assemblée Nationale qui compte 400 membres et dont la majorité appartient au parti au pouvoir : l’ANC ( African National Congress).

Les lois draconiennes pour protéger les secrets du gouvernement et la sécurité nationale sont normales, même dans les démocraties les plus libérales. Ce que l’on retrouve aussi, c’est une contre-offensive visant à protéger les « corbeaux » et les journalistes, qui agissent au nom de l’intérêt public. C’est cela que l’ANC refuse d’avaliser dans la loi. Le ministre de la Sécurité, Syabonga Cwelw, est même allé jusqu’à qualifier l’insertion d’une clause juridique assurant l’intérêt public comme étant une chose « imprudente. »

Les Sud-Africains ( certains se sont vêtus de noir pour souligner ce « Mardi Noir ») peuvent être pardonnés de se questionner si Cwele et les autres leaders de l’ANC sont les mieux placés pour émettre des jugements sur ce qui est dans leur meilleur intérêt – et si leur réel objectif est de museler la presse. Après tout, en mai, l’épouse de Cwele a été condamnée pour avoir dirigé un trafic international de drogues, suscitant des appels à sa démission sur la base - non sans fondements - que si Cwele ignorait les agissements de sa femme, alors comment pouvait-il avoir la confiance du public sur sa capacité à exercer sa fonction en tant que ministre de la Sécurité et des renseignements ? (Le ministre a divorcé en septembre. Son ex-épouse est actuellement en liberté sous caution en attendant son appel contre sa condamnation).

Les raisons des autres leaders de l’ANC sont aussi discutables, notamment ceux du président Jacob Zuma. Zuma et l’ANC sont hantés depuis des années par des allégations de pots-de-vin d’un montant de 3,6 milliard de dollars dans un accord d’achat d’équipement militaires européens en 1999. Zuma a été impliqué dans cette affaire par son ancien conseiller financier, Shabir Shaik qui a été emprisonné en 2005 pour corruption. Ce dernier a tenté d’obtenir le paiement annuel de 61 000 dollars du fabricant d’armes français Thint- aussi connu sous le nom de Thales- afin de protéger, en retour, la firme d’une enquête. Les accusations contre Zuma et l’entreprise française ont été abandonnées en 2009, suite à un procès controversé, compliqué et très politisé. En fin de semaine, le Sunday Times rapporte que le porte-parole de Zuma, Mac Maharaj avait également reçu 1,2 million de francs français, somme remise sa femme afin qu’elle facilite cet accord. Maharaj réfute toutes accusations de malversations financières et a déposé une plainte contre le journal sud-africain Mail and Guardian afin que celui-ci soit empêché de publier ses propres informations sur cette histoire- quelque chose qui ne sera plus nécessaire puisque sous la nouvelle loi, le journal qui a dénoncé cette histoire en utilisant des documents secrets, est dans l’illégalité.

Les scandales attachés à aux membres de l’ANC au gouvernement ne se limitent toutefois pas uniquement aux accords d’armement. Depuis les deux ans que Zuma est à la présidence, son gouvernement fait face à une vague d’allégations concernant les dépenses abusives de la part d’officiels et Zuma s’est vu obligé de congédier un ministre et de suspendre le chef de la police après que leurs noms aient été mentionnés dans un rapport du gouvernement dans lequel ceux-ci avaient signé des accords gonflant le montant des loyers des immeubles utilisés par la police au profit d’un magnat du marché immobiliers proche du gouvernement ( les deux personnalités officielles ont rejeté ces accusations).

Les critiques voient dans cette loi, un effort concerté des élites de l’ANC pour se protéger des scandales à venir. Le parti a déjà démantelé l’unité d’enquête, les Scorpions, dont le mandat était d’enquêter sur les affaires de corruption impliquant les ministres et autres officiels du gouvernement. La nouvelle loi va plus loin, disent les rédacteurs de 18 journaux quotidiens dans un éditorial commun publié ce mardi. Les rédacteurs qualifient cette loi de « la première mesure législative, depuis la fin de l’Apartheid, qui élimine un aspect de notre démocratie. »

Il n’y a sans doute aucun meilleur juge faisant figure d’autorité, pour s’exprimer sur la perte dramatique des principes moraux de l’ANC depuis l’ère Mandela que le gagnant du prix Nobel pour la paix : l’Archevêque Desmond Tutu. Mardi, il a déclaré que c’était « une insulte envers tous les Sud-Africains de leur demander de soutenir une loi qui criminaliserait la dénonciation des abus et le journalisme d’enquête.... et qui fait que l’État ne serait redevable que devant l’État. » D’après l’histoire récente de Tutu, c’est un léger reproche. En Octobre, l’archevêque a fustigé l’ANC pour son refus accorder un visa pour l’Afrique du Sud au leader spirituel Tibétain ( le Dalai Lama) alors que Desmond Tutu célébrait son 80ème anniversaire. Décrivant le gouvernement de l’ANC comme étant « pire que le gouvernement d’Apartheid », il avertissait : « Vous, Président Zuma et votre gouvernement ne me représentez pas. Je vous préviens, tout comme j’avais prévenu les nationalistes (pro-apartheid), un jour nous prierons pour la défaite du gouvernement ANC. L’ANC sait qu’elle dispose d’une large majorité. Bien, Mubarak avait une large majorité, Kadafi avait une large majorité. Je vous préviens : Prenez garde. Prenez garde. »

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