Édition du 16 avril 2024

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Élections québécoises 2012

La majorité silencieuse

On l’a entendu à quelques reprises dernièrement, notre chère Line Beauchamp nationale se présente comme la grande reine démocratique qui se porte à la défense de la « majorité silencieuse ». Mais qu’en est-il vraiment ? Et qu’est-ce que cette fameuse majorité ? Une question honnête qui se doit d’être soulevée au lendemain de ce qui a probablement été le plus grand soulèvement populaire de l’histoire du Québec.

Tiré du site http://greve2012.org/. Auteur anonyme.

Nous le savons tous depuis longtemps, l’expression citoyenne est au cœur d’une démocratie saine. Manifester, protester, signer des pétitions, écrire des textes ou faire de l’art engagé sont toutes autant de facettes de cette expression qui permet aux citoyens de se faire entendre entre les élections. S’il en était autrement, nous ne serions pas dans un régime démocratique, mais plutôt dans une dictature dans laquelle le peuple n’a que le pouvoir de changer le dirigeant une fois aux quatre ans. Or, la réaction actuelle du gouvernement Libéral laisse présager le pire.

Selon plusieurs sources, le concept de majorité silencieuse est né en mai 68, en réaction à une manifestation d’appui à De Gaulle. L’idée vient du fait qu’en démocratie, une vaste partie de la population n’exprime pas directement, activement ou immédiatement son opinion sur plusieurs enjeux. Parfois parce qu’elle n’a pas d’opinion, parfois parce qu’elle consent à ce que la minorité active demande, parfois parce qu’elle n’a que faire de l’enjeu. Parfois simplement parce qu’elle n’a pas envie de prendre activement part au processus démocratique, ce qui, bien que je le déplore, se défend.

Elle est en opposition à ce qui est surnommé « la minorité agissante », soit les gens qui se mobilise et qui par leurs actes ou leurs paroles tentent d’agir directement sur le processus démocratique. Or, c’est généralement cette minorité agissante qui est interpellée par les enjeux qu’elle met de l’avant et qui tente de faire avancer les choses, qui tente de faire évoluer son milieu. Sans cette minorité agissante, la population ne serait qu’un groupe vaguement mou qui accepte sans broncher tout ce que les dirigeants proposent. Vous comprenez alors l’ampleur du problème.

Certes, l’appel à la majorité silencieuse peut être bénéfique dans un système démocratique. À de nombreuses reprises dans l’histoire, des dirigeants ont appelé cette majorité à s’exprimer ouvertement sur des enjeux. L’idée n’était pas de les utiliser comme argument, mais plutôt de les forcer à prendre position. Ce qui est à la fois normal et tout à fait juste ! Quel dirigeant ne souhaite pas que la plus grande partie de la population s’exprime sur ces décisions ? De plus, certains dirigeants utilisent aussi l’expression pour élargir un débat. L’idée est alors de montrer publiquement que la question n’est peut-être pas aussi blanche et noire que ce que tente parfois de démontrer la minorité agissante.

Cela dit, l’utilisation la plus fréquente de cette fameuse expression par nos chers politiciens est purement rhétorique. Ils l’utilisent comme un vulgaire argument afin de s’opposer aux demandes de ceux qui agissent démocratiquement. Deux angles sont alors utilisés. D’abord il y a l’idée qu’une « majorité » n’est pas entendue. Un argument de nombre plus ou moins fictif et basé sur le simple concept qu’en démocratie, la majorité à nécessairement raison. C’est cet angle que la ministre de l’Éducation utilisait avant son apparition à Tout le monde en parle. L’argument était simple, les étudiants en grève ne représentent même pas la majorité des étudiants, même s’ils représentent la majorité des étudiants, ils ne représentent pas la population, moi je suis élue, je représente la population. Bref, si vous n’êtes pas élu, vous ne représentez rien, si vous ne représentez rien taisez-vous et subissez ! Le second angle de cet argumentaire rhétorique est le jugement de valeur. Il est utilisé pour mettre en opposition la méchante « minorité agissante » perturbatrice à la « majorité silencieuse » honnête et travaillante, celle qui respecte les normes et les conventions. C’est ce qui s’ajoute au discours de la ministre depuis son apparition à l’émission de Guy A. Lepage. La classe moyenne devra payer si on ne refile pas la facture aux étudiants, la majorité est d’accord avec le fait que les étudiants paient « leur juste part », ils ont brisé les lunettes de ma secrétaire, regardez comment ils bloquent des ponts et empêchent les honnêtes travailleurs de rentrer à la maison, etc.

Le piège d’une telle argumentation est qu’elle ne se fonde sur absolument rien et qu’elle ne sert qu’à amplifier un conflit pour tenter de le régler. Or, bien que ce type de rhétorique puisse fonctionner lorsque de petits groupes agissent de manière isolée et sont réellement perturbateurs, elle perd tout son sens lorsque le dirigeant est face au plus grand mouvement social que son État ait connu. Quand la minorité agissante crée le plus spectaculaire rassemblement pacifique pour se faire entendre et que ce mouvement reçoit l’appui de la quasi-totalité des groupes sociaux, nous pouvons alors douter de la représentation de la fameuse majorité silencieuse. À tout le moins, s’ils restent silencieux, nous pouvons sérieusement douter de leur opinion quant aux décisions de nos dirigeants. Madame Beauchamp n’a plus la légitimité de les utiliser comme argument.

Sans compter que de refuser d’entendre les représentants d’un des plus grands mouvements sociaux de notre histoire, c’est un pied de nez à la démocratie. C’est littéralement cracher au visage des gens et leur dire « vous ne valez rien à nos yeux, vous n’êtes que de la merde ! » À ce stade, avec plus de 230 000 étudiants en grève, 200 000 personnes qui manifestent dans les rues, les sondages qui se multiplient dénonçant la fermeture du gouvernement et les pressant à négocier de bonne foi, il est plus que temps que les Libéraux ravalent leur orgueil démesuré et qu’ils se prêtent à l’exercice de la démocratie.

Plusieurs journalistes et chroniqueurs l’ont relevé ce matin et hier soir. Si la solution pacifique et démocratique n’est plus une option envisageable par le gouvernement, si toutes les portes sont fermées à la discussion, une des bases de notre système, il reste bien peu de solutions. Et même si plusieurs n’en parlent que du bout des lèvres en souhaitant de tout cœur que nous n’en arrivions pas là, tous reconnaissent que le gouvernement aura sa part de responsabilité dans les actes qui pourraient se produire au courant des prochaines semaines. Personne n’aime la violence, personne n’aime prendre la brique et le fanal, mais lorsque la plume et la voix ne suffisent plus, que reste-t-il ?

Je souhaite, comme plusieurs, que le gouvernement ouvre la porte et qu’il accepte au moins d’entendre les étudiants, car j’ai peur. J’ai peur parce qu’autant les organisations avaient le contrôle lors de la grande marche d’hier, autant ils ne répondront plus des actes de leurs membres qui se font cracher au visage. Le gouvernement jette de l’huile sur un feu déjà bien nourri. Il risque fortement de provoquer un incendie.

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