Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Le modèle américain, c'est 50% du pays en détresse financière

Économie à la demande ou économie des petits boulots. C’est un système basé sur des emplois flexibles, temporaires ou indépendants.

Les citoyens sont devenus la proie des banques, des services publics privatisés, des prêts étudiants, d’un système de soin à but lucratif et d’employeurs qui paient des salaires de misère sans aucun avantage social. La souffrance et l’instabilité vont s’aggravant et les travailleurs syndiqués se sont mis en mouvement aux États-Unis.
Il y a un dernier espoir pour les États-Unis. Il ne réside pas dans les urnes. Il réside dans la syndicalisation et les grèves des salariés d’Amazon, de Starbucks, d’Uber, de Lyft, de John Deere, de Kellogg, de l’usine Special Metals de Huntington, en Virginie occidentale, appartenant à Berkshire Hathaway, du syndicat Northwest Carpenters Union, de Kroger, des enseignants de Chicago, de Virginie occidentale, de l’Oklahoma et de l’Arizona, des salariés de la restauration rapide, des centaines d’infirmières de Worcester, dans le Massachusetts, et des membres de l’International Alliance of Theatrical Stage Employees.

Les travailleurs syndiqués, défiant souvent leurs directions syndicales timorées, se sont mis en mouvement partout aux États-Unis. Plus de quatre millions de salariés, soit environ 3 % de la main-d’œuvre, principalement dans les secteurs de l’hébergement et de la restauration, des soins de santé et de l’assistance sociale, des transports, du logement et des services publics, ont quitté leur emploi, refusant les médiocres salaires et les conditions de travail pénalisantes et dangereuses.
Il existe un consensus croissant – 68 % dans un récent sondage Gallup, ce chiffre atteignant 77 % chez les 18-34 ans – sur le fait que le seul moyen de modifier l’équilibre des forces et d’obtenir des concessions de la part de la classe capitaliste dominante réside dans la mobilisation générale et la grève, bien que seulement 9 % de la main-d’œuvre américaine soit syndiquée. Oubliez les Démocrates wokes. On est ici dans une guerre de classe.

La question, nous a rappelé Karl Popper, n’est pas de savoir comment faire pour que ce soit des gens bien qui gouvernent. La plupart de ceux qui sont attirés par le pouvoir, des personnalités comme Joe Biden, sont au mieux médiocres, et beaucoup comme Dick Cheney, Donald Trump ou Mike Pompeo, sont vénaux. La question est plutôt de savoir comment organiser les institutions pour empêcher les dirigeants incompétents ou nuls d’infliger trop de dégâts. Comment opposer le pouvoir au pouvoir ?

Les Démocrates ont été des partenaires à part entière dans le démantèlement de notre démocratie, en refusant de bannir du processus électoral l’argent noir et celui des entreprises, et en gouvernant, comme l’a fait Obama, par le biais de mesures présidentielles, de « directives » d’agences, d’avis et autres formes obscures réglementaires qui contournent le Congrès.

Les Démocrates, qui ont contribué à déclencher et pérenniser nos guerres sans fin, ont également été les co-architectes d’accords commerciaux tels que l’ALENA, d’une surveillance accrue des citoyens, d’une police militarisée, du plus grand système carcéral au monde et d’une série de lois antiterroristes telles que les mesures administratives spéciales (MAS) qui abolissent presque tous les droits, y compris le droit à un procès en bonne et due forme et le privilège du secret professionnel des avocats, permettant que les suspects puissent être condamnés et emprisonnés sur la base de preuves secrètes qu’eux-mêmes et leurs avocats ne sont pas autorisés à voir.

La dilapidation de ressources faramineuses au profit de l’armée — 777,7 milliards de dollars par an — budget adopté au Sénat par 89 voix contre 10 et à la Chambre des représentants par 363 voix contre 70, conjuguée aux 80 milliards de dollars dépensés chaque année pour les agences de renseignement, a rendu l’armée et les services de renseignement, dont beaucoup sont dirigés par des entrepreneurs privés tels que Booz Allen Hamilton, pratiquement omnipotents.

Les Démocrates ont depuis longtemps abandonné les travailleurs et les syndicats. La gouverneure démocrate du Maine, Janet Mills, par exemple, a rejeté il y a quelques jours un projet de loi qui aurait permis aux ouvriers agricoles de l’État de se syndiquer. Sur toutes les grandes questions structurelles, il n’y a aucune différence entre les Républicains et les Démocrates.

Plus le Parti démocrate tarde à proposer de véritables réformes pour contrer les difficultés économiques, exacerbées par une inflation galopante, plus il alimente la frustration de nombre de ses partisans, l’apathie généralisée (80 millions d’électeurs potentiels, soit un tiers de l’électorat, ne votent pas) et la haine des élites « progressistes » alimentée par le Parti républicain sectaire de Donald Trump. Le programme phare de Joe Biden en matière d’infrastructures, Build Back Better, quand on en lit les petits caractères, constitue une nouvelle injection de milliards du gouvernement dans les comptes bancaires des entreprises. Cela ne devrait surprendre personne, quand on sait qui finance et contrôle le Parti démocrate.

La souffrance et l’instabilité vont s’aggravant alors qu’elles s’emparent d’au moins la moitié du pays vivant dans la détresse financière, des gens exclus et privés de leurs droits, devenus la proie des banques, des sociétés de cartes de crédit, des sociétés de prêts étudiants, des services publics privatisés, de la gig economy, d’un système de soins à but lucratif qui a produit un quart de tous les décès par Covid-19 dans le monde – bien que nous soyons moins de 5 % de la population mondiale – et des employeurs qui paient des salaires d’esclaves et ne fournissent aucun avantage social.

Biden a été le président de la suppression des allocations chômage de longue durée, de la fin de l’aide au loyer, de la suspension des prêts étudiants et des chèques d’urgence, mais aussi de la fin du moratoire sur les expulsions et maintenant de la fin de l’expansion des crédits d’impôt pour les enfants, tout cela alors que la pandémie reprend de la vigueur.

La gestion de la pandémie, d’un point de vue sanitaire et économique, est un signe de plus de la profonde décadence de l’Empire. Les Américains qui ne bénéficient pas d’assurances, ou qui sont couverts par Medicare, sont souvent des travailleurs de première ligne et ne sont pas remboursés pour les tests Covid sans ordonnance qu’ils achètent. La Cour suprême – dont cinq des juges ont été nommés par des présidents qui ont perdu le vote populaire – a également empêché l’administration Biden d’appliquer une obligation de test ou de vaccin dans les grandes entreprises. Et à l’horizon, alimentés par les retombées économiques de la pandémie, se profilent des défauts de paiement de prêts à grande échelle et une nouvelle crise financière.

Plus les choses empirent, plus le Parti démocrate et ses valeurs démocratiques « libérales » sont discrédités, et plus les fascistes religieux qui se cachent en arrière-plan prospèrent.

Comme l’histoire l’a prouvé à plusieurs reprises, le travail organisé en syndicats, allié à un parti politique dévoué à ses intérêts, est le meilleur outil pour faire reculer les riches. Dans un article paru dans Jacobin, Nick French s’appuie sur le travail du sociologue Walter Korpi qui s’est penché sur l’avènement de l’État-providence suédois dans son livre « The Democratic Class Struggle » (La lutte démocratique des classes). Korpi a détaillé comment les travailleurs suédois « ont construit un mouvement syndical fort et bien organisé, articulé sur la base de secteurs industriels qui sont unifiés au sein d’une fédération syndicale centrale, la Landsorganisationen (LO), qui a travaillé en étroite collaboration avec le Parti ouvrier social-démocrate de Suède (SAP) ».

La bataille pour construire l’État-providence a exigé une organisation – 76 % des travailleurs étaient syndiqués – des vagues de grèves, une activité syndicale militante et une pression politique du SAP. « Mesuré en termes de nombre de jours de travail par travailleur, écrit Korpi, du début du siècle jusqu’au début des années 1930, la Suède a connu le plus haut niveau de grèves et de blocages parmi les nations occidentales ».

De 1900 à 2013, « il y a eu 1 286 jours d’inactivité dus aux grèves et aux blocages pour mille travailleurs en Suède. De 1919 à 1938, il y en a eu 1 448 (à titre de comparaison, aux États-Unis, l’année dernière, selon les données du National Bureau of Economic Research, il y a eu moins de 3,7 jours d’inactivité pour mille travailleurs en raison de grèves) ». Il existe quelques tiers partis, dont le Parti Vert, l’Alternative socialiste et le Parti du peuple, qui offrent cette possibilité. Mais les Démocrates ne nous sauveront pas. Ils se sont vendus à la classe des milliardaires. Nous sommes les seuls à pouvoir nous sauver nous-mêmes.

Les syndicats brisent les clivages politiques, en rassemblant des travailleurs de toutes sensibilités politiques pour combattre un ennemi commun, l’oligarchie et les entreprises. Une fois que les travailleurs commencent à exercer leur pouvoir et à obtenir satisfaction pour leurs revendications auprès de la classe dirigeante, la lutte sensibilise les communautés quant aux configurations réelles du pouvoir et atténue le sentiment d’impuissance qui a poussé nombre de personnes dans les bras des néofascistes. Pour cette raison, capituler devant le Parti démocrate, qui a trahi les travailleurs et les travailleuses, est une terrible erreur.

Le pillage rapace par les élites, dont beaucoup financent le Parti démocrate, s’est accéléré depuis le krach financier de 2008 et la pandémie. Les banques de Wall Street ont enregistré des bénéfices records pour 2021. Comme l’a noté le Financial Times, elles ont exploité les commissions de souscription des emprunts de la Fed et profité des fusions et acquisitions. Elles ont injecté leurs bénéfices, alimentés par environ 5 000 milliards de dollars de dépenses de la Fed depuis le début de la pandémie, comme le souligne Matt Taibbi, dans des bonus salariaux et des rachats d’actions massif :

« La majeure partie de cette nouvelle richesse — la plus grande partie — est convertie en rémunération pour une poignée de dirigeants. Les rachats d’actions ont également été monnaie courante dans les secteurs de la défense, de l’industrie pharmaceutique, du pétrole et du gaz, qui viennent tous de terminer leur deuxième année consécutive de bénéfices records.

Nous en sommes maintenant à environ 745 milliardaires aux États-Unis, et ceux-ci ont collectivement vu leur fortune passer d’environ 2100 milliards à 5000 milliards de dollars depuis mars 2020, la quasi-totalité de cette augmentation de richesse étant liée au gonflement du bilan de la Fed. » - Matt Taibbi

Le cas de Kroger est exemplaire. La société, qui exploite quelque 2 800 magasins sous différentes marques, dont Baker’s, City Market, Dillons, Food 4 Less, Foods Co., Fred Meyer, Fry’s, Gerbes, Jay C Food Store, King Soopers, Mariano’s, Metro Market, Pay-Less Super Markets, Pick’n Save, QFC, Ralphs, Ruler et Smith’s Food and Drug, a réalisé 4,1 milliards de dollars de bénéfices en 2020. À la fin du troisième trimestre de 2021, elle disposait de 2,28 milliards de dollars de liquidités, soit une augmentation de 399 millions de dollars par rapport au premier trimestre de 2020.

Le PDG de Kroger, Rodney McMullen, a gagné plus de 22 millions de dollars, soit près du double des 12 millions de dollars qu’il avait gagnés en 2018. Cela représente plus de 900 fois le salaire moyen d’un travailleur de Kroger. Au cours des trois premiers trimestres de 2021, Kroger a également dépensé environ 1,3 milliard de dollars en rachats d’actions. Dans une enquête menée auprès des salariés de Kroger, Economic Roundtable constate que :

« Kroger est l’employeur unique de 86 % de ses salariés, ce qui en fait leur seule source de revenus. Travailler à temps plein pour gagner un salaire de subsistance nécessiterait que Kroger paie 22 dollars de l’heure pour un total annuel de 45 760 dollars de salaire. Cependant, le salaire annuel moyen des salariés de Kroger est de 29 655 dollars. Il manque donc 16 105 $ au revenu annuel nécessaire pour acheter les produits de première nécessité requis quand on parle de salaire de subsistance.

Plus des deux tiers des salariés de Kroger luttent pour leur survie en raison des bas salaires et des postes de travail à temps partiel. Neuf salariés de Kroger sur dix déclarent que leur salaire n’a pas augmenté autant que les dépenses de base, comme la nourriture et le logement. Depuis 1990, les salaires des employés d’épicerie les plus expérimentés de Kroger ont diminué de 11 à 22 pour cent (en tenant compte de l’inflation) dans les trois régions étudiées. Dans l’ensemble du secteur de l’épicerie, 29 % de la main-d’œuvre se situe en dessous ou à proximité du seuil de pauvreté fédéral. »

Plus d’un tiers (36 %) des 10 000 employés des magasins Kroger de Californie du Sud, du Colorado et de Washington ont déclaré craindre d’être expulsés. Plus des trois quarts (78 %) sont en situation d’insécurité alimentaire. Un employé sur 7 a connu une situation de sans-abri au cours de l’année écoulée. Près d’un employé sur cinq (18 %) a déclaré ne pas avoir payé son prêt hypothécaire à temps le mois précédent.

Plus de 8 000 employés syndiqués de King Soopers, filiale de Kroger, se sont mis en grève le 12 janvier dans le Colorado, exigeant des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail auprès de la plus grande chaîne d’épiceries et quatrième employeur privé du pays.

C’est là que se trouve l’une des lignes de front émergentes de la lutte des classes. C’est là que nous devrions investir notre temps et notre énergie.
Notre démocratie capitaliste a été, dès le départ, pipée à notre détriment. Le collège électoral permet à des candidats à la présidence tels que George W. Bush et Trump de perdre le vote populaire et d’accéder au pouvoir. L’attribution de deux sénateurs par État, quelle que soit la population de l’État, signifie que 62 sénateurs représentent un quart de la population tandis que six en représentent un autre quart.

Les pères fondateurs avaient privé de leur droit de vote les femmes, les Amérindiens, les Afro-Américains et les hommes non-propriétaires. La plupart des citoyens étaient intentionnellement exclus du processus démocratique par les aristocrates blancs au pouvoir qui étaient pour la plupart des esclavagistes. Toutes les avancées dans notre démocratie ont été le résultat d’une lutte populaire de longue haleine. Des centaines de travailleurs ont été assassinés, des milliers ont été blessés, des dizaines de milliers ont été mis sur liste noire au cours de nos guerres du travail, celles-ci ont été les plus sanglantes de tous les pays industrialisés.

Les abolitionnistes, les suffragettes, les syndicalistes, les journalistes en croisade et les membres des mouvements contre la guerre et pour les droits civils ont ouvert notre espace démocratique. Ces mouvements radicaux ont été réprimés et impitoyablement démantelés au début du XXe siècle au nom de l’anticommunisme.

Ils ont de nouveau été pris pour cible par les élites du monde de l’entreprise après la montée de nouveaux mouvements de masse dans les années 1930. Ces mouvements populaires, qui ont ressurgi dans les années 1960, nous ont fait progresser, centimètre par centimètre, dans le sang, vers l’égalité et la justice sociale.

La plupart des progrès réalisés dans les années 1960 ont été réduits à néant sous l’assaut du néolibéralisme, de la déréglementation et d’un système de financement de campagne corrompu, légalisé par des décisions de justice telles que Citizens United, qui permettent aux riches et aux entreprises de financer les élections pour choisir les dirigeants politiques et imposer des législations. L’incarnation moderne des barons voleurs du 19e siècle, dont Jeff Bezos et Elon Musk, qui pèsent chacun quelque 200 milliards de dollars, nous invitent à retrouver nos racines radicales.
La lutte des classes définit la majeure partie de l’histoire humaine. Marx avait raison. Cette histoire n’est pas nouvelle. Les riches, à travers l’histoire, ont trouvé les moyens de dominer et de dominer encore les masses. Et les masses, tout au long de l’histoire, se sont cycliquement réveillées pour se débarrasser de leurs chaînes.

Article traduit et reproduit avec l’autorisation de Chris Hedges
Source originale : Scheerpost - 18/01/2022

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