Édition du 3 décembre 2024

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Arts culture et société

Le sport, modèle culturel hégémonique indépassable ?

Toujours plus loin, toujours plus haut. Enfermé dans le cadre de la compétition, le sport pousse à toujours se dépasser. Même dans les cours d’éducation physique, le classement, le tri et la sélection règnent. Une approche qui rappelle furieusement les valeurs de notre modèle économique et qui entre en contradiction avec la santé et le bien-être auxquels la pratique du sport devrait mener. Imposée, cette approche du sport n’est pourtant pas la seule envisageable, comme nous l’explique Carlos Perez. (IGA)

04 Fév 2020
Carlos Perez
avec l’aimable permission de l’auteur

https://www.investigaction.net/fr/le-sport-modele-culturel-hegemonique-indepassable/

Existe-t-il un autre horizon culturel pour l’éducation motrice, pour l’hygiène ,le bien-être et la santé en-dehors du cadre sportif ?

La Charte européenne du sport définit le sport comme « toutes formes d’activités physiques et sportives qui, à travers une participation organisée ou non, ont pour objectif l’expression ou l’amélioration de la condition physique et psychique, le développement des relations sociales ou l’obtention de résultats en compétition de tous niveaux ».[1]

En bref, cette charte sportive met exclusivement en avant l’excellence, les compétences et la production motrice, c’est-à-dire le travail comme valeur déterminante. En aucun cas, le bien-être, l’hygiène et la santé ne sont une préoccupation dans le modèle culturel sportif dominant.

Est-il d’ailleurs possible de faire autrement dans un modèle où le seul déterminant est la victoire, les classements et le dépassement de soi, infini, toujours poussé plus haut, comme le détermine la fameuse maxime du Père Didon renouvelée pour les Jeux par le baron Pierre de Coubertin : « Plus vite, plus fort, plus haut » ?

Quoiqu’on en dise, le sport n’a pas d’autre vocation que celle de la compétition. Sans elle, le sport n’existerait pas. Et ce n’est pas un hasard si le sport est devenu naturellement un porte-drapeau des pays occidentaux. Il représente au mieux les valeurs capitalistes et néolibérales telles que la compétitivité et la rationalisation.

Le corps du sportif devient dès lors un instrument de travail, de contrainte, de production qu’il faut maximiser par des méthodes de rationalisation empruntées au modèle industriel pour être plus compétitif que les concurrents dans une course effrénée au record et au classement qui pousse à dépasser les limites physiques et psychologiques de l’humain.

Dans ces conditions, le sport est tout sauf éthique et moral. Il se retrouve embourbé dans une compétition de tous contre tous, où seule la mort symbolique de l’adversaire compte. Paradoxalement, et au contraire des mythes établis, le temps consacré au bien-être, à l’hygiène et à la santé sont très limités, voire inexistants.

Ce modèle culturel hégémonique emprunté à l’entreprise est incorporé partout. Aucun secteur n’échappe à ces règles, y compris les loisirs et les temps libres de l’homme. Ce modèle vient s’insinuer comme un virus dans votre anatomie. Pas un recoin physique ou psychique n’y échappe. Il faut produire toujours plus vite, toujours plus fort.

L’éducation motrice et physique devient contrainte, classement et rendement. Cette dépense d’énergie à but interne aurait dû mener l’homme vers l’hygiène, le bien-être et la santé. Mais elle a été mise à profit pour des objectifs externes à l’homme, avec la compétition comme pierre angulaire du système et pour seul horizon indépassable.

Cette hégémonie culturelle se constitue et se maintient à travers la diffusion de valeurs au sein de la société et ses institutions telles que l’église, les partis, les organisations de travailleurs, les institutions scientifiques, universitaires, artistiques, sans oublier les moyens de communication de masse… Autant de foyers culturels qui propagent des représentations conquérant peu à peu les esprits et permettant d’obtenir le consentement du plus grand nombre .

Ce bloc bourgeois a créé et distillé dans la société un discours normatif qui doit légitimer une forme de darwinisme sociale. Par ce biais, il assure son contrôle par une forme de consentement culturel et idéologique. Ce conditionnement pour accepter la torture physique et la contrainte psychologique est le fruit d’un long travail sous-terrain de conquêtes culturelles des esprits. Il commence très tôt, dès l’enfance. À l’école, l’enfant est conditionné pour accepter et mériter le sort qui lui est imposé.

Il doit incorporer et intérioriser très vite et très tôt comme quelque chose de normal et naturel : le tri, la relégation, la sélection, l’exclusion comme fruit de la compétition… Tout cela ferait partie de son processus logique de développement.

Dans son livre L’élève humilié[2], Pierre Merle décrit bien ce temps d’éducation motrice et physique à l’école : « L’éducation physique et sportive est essentiellement sportive, c’est-à-dire que le contenu principal de l’EPS, c’est le dogme du sport de compétition au sein duquel on trouve un éthos de l’humiliation. » Il explique la logique de cet enseignement : « Dans les instructions officielles, il est spécifié de manière très claire que l’éducation physique et sportive doit “permettre à chaque élève de développer et mobiliser ses ressources pour enrichir sa motricité, la rendre efficace et favoriser la réussite”. On oublie que le corps n’est pas que de la motricité. Mais pour pouvoir rendre le corps évaluable, et passer son temps à donner des notes à des élèves, il faut le réduire à une machine, à un système, à du mouvement. » Pour le professeur d’EPS, c’est une violence symbolique que de voir son corps réduit à un mouvement. Il conclut enfin en riant : « Le sport, c’est un apprentissage du fascisme. » [3]

Quand le corps des ados en pleine croissance est exhibé à travers des classements, des comparaisons, des concurrences et des notes, la frustration et l’humiliation s’installent souvent chez les jeunes. Le corps, qui est à la fois le lieu de tous les apprentissages et celui de tous les blocages, est conditionné dès l’école à se plier aux normes imposées par la société et aux valeurs idéologiques dominantes . Comme disait Claude GALIEN (Claudius Galenus, 131-201 apr. J.-C.), médecin et physiologiste grec établi à Rome à propos de la gymnastique : la science sans conscience n’est que ruine du corps.

Si véritablement le sport à l’école était en faveur du bonheur, de la santé et du bien-être des jeunes, c’est-à-dire au service d’objectifs internes à l’enfant, pourquoi ne le faire que deux heures par semaine et pas tout au long de la semaine ? Et comment et pourquoi évaluer et sanctionner à travers des compétences certificatives le bien-être, le bonheur et la santé ? La compétence est une idéologie du rendement et de l’efficacité . Écoutons ce que nous disent les auteurs d’un rapport commandité très récemment par le Vlaamse Onderwijsraad (VLOR), le Conseil flamand de l’Éducation : « La popularité croissante de la doctrine des compétences dans l’éducation doit surtout être attribuée à sa promesse de rapprocher l’un de l’autre l’enseignement et le marché du travail et de mieux préparer les élèves à fonctionner de façon flexible et adaptable dans leur future vie. » Et ce n’est sans doute pas le fruit du hasard si le livre de N. Jolis s’intitule compétence et compétitivité la juste alliance.[4]

Pour bien se comprendre, il ne s’agit pas d’exécuter un mouvement demandant un effort physique comme c’est le cas dans n’importe quel métier. Ni d’augmenter son rendement à l’infini comme c’est le cas du sport qui se rapproche du métier . Il faut au contraire évaluer les conséquences de cet exercice sur le corps comme ça doit être le cas de la gymnastique et de la culture physique qui inéluctablement doivent se rapprocher de l’hygiène, du bien-être et de la santé .

Le sport, comme tous les autres secteurs à l’école, s’inscrit dans un modèle institutionnel et une tradition pédagogique qui ne laissent pas beaucoup de place à une autre voix que celle de la production, de la sélection et de la compétition. C’est bel et bien un assujettissement idéologique imposé au plus grand nombre et incorporé aux valeurs du sport, y compris à l’école .

Quoique l’on puisse penser et quel que soit le secteur, la neutralité dans le sport en général et l’olympisme en particulier relèvent du mythe. Il est en réalité la continuation de la politique sous d’autres formes. La « sportisation » culturelle de l’ensemble de la société est même devenue le symbole de l’économie capitaliste. Celle qui met en avant les valeurs de performance, de record, de challenge, elle qui trie, hiérarchise et élimine les plus faibles.

Prenons l’exemple des Jeux olympiques. Malgré une médiatisation et un financement colossaux pour Tokyo 2020 – avec un budget avoisinant les 10,5 milliards d’euros – le sport de haut niveau ne concerne qu’une toute petite frange vraiment minoritaire de la population. Il y avait 37 athlètes francophones de Belgique lors des JO de Rio en 2016. Et toujours pas de démocratie sur le plan des salaires entre hommes et femmes. Ni de mixité dans le sport de haut niveau. L’émancipation et le véritable progrès social se font toujours attendre dans ce milieu. Le Bloc bourgeois qui a fait du sport une valeur d’exemple et de progrès, finalement, ne voit l’homme que comme une machine qui doit se dépasser et encore se dépasser. Mais au nom de quoi et à quel prix ?

Alors, que faire ?

Y a-t-il une autre possibilité que celle de se faire la guerre, où l’homme a une obligation permanente d’être un loup pour l’homme, comme disait Thomas Hobbes ? Y a-t-il une autre vie, un autre paradigme en dehors de celui de l’homme-machine pris exclusivement pour ses capacités à produire ? Y a-t-il une autre vision en dehors de la contrainte du tri, de la sélection et de la compétition telle que l’impose le sport aujourd’hui ?

Cette hégémonie culturelle est-elle indépassable ? Bien sûr que non. Il existe un autre modèle et il est déjà majoritaire puisque 80% des personnes qui pratiquent le sport le font en dehors du cadre de la compétition. Elles le font dans le cadre de leur loisir et leur temps libre, pour leur hygiène, leur bien-être et leur santé.

Ce courant majoritaire s’appelle la « culture physique », terme qui a disparu du vocable commun pour des raisons idéologiques. La culture physique renvoie au mot cultiver, soigner, prendre soin. Elle est conjointement le contre-pied et la synthèse historique des disciplines non compétitives et des connaissances dans le domaine de l’éducation motrice.

C’est une pédagogie toujours critique, en reconstruction permanente. La culture physique est une topologie de l’éducation motrice qui examine tous les outils, méthodes et techniques de travail, pour créer des êtres autonomes et en bonne santé.

La culture physique considérée comme l’hygiène des organes est une motricité « intégrative », une autre façon de faire du sport qui veut éviter de découper l’homme en petits morceaux, d’augmenter telle ou telle compétence à l’excès, de n’utiliser qu’une capacité particulière de l’organisme. Elle veut au contraire tenir compte de la complexité de l’homme grâce à une vision globale de ses capacités motrices, respecter l’horloge biologique, favoriser une rotation motrice où l’ensemble des capacités physiques, physiologiques et psychologiques peuvent tour à tour être sollicitées.

Elle prend également en considération le terrain, les limites, les carences, les déséquilibres du geste technique pour le rendre soutenable . Cette discipline se libère du contexte historique, politique et économique et ose regarder au-delà du geste technique pour le comprendre et l’émanciper des lois actuelles du marché. Une vision plus hédoniste de l’éducation motrice qui se mue en autoéducation pour faire place à un bouleversement des relations sociales où la contrainte et la coercition extérieures n’ont plus lieu d’être. Une forme de révolution passive, mais profonde qui doit petit à petit marginaliser voire dépasser l’hégémonie sportive contemporaine. C’est-à-dire regarder au-delà de ce geste, ne pas s’extasier sur la rentabilité et la perfection du geste, mais regarder ce qui se cache derrière le mythe de l’excellence et de la compétition.

La culture physique met en lumière les aspects les plus critiques incorporés dans ce geste qui se construit et se développe à travers les idéologies dominantes. Le but de cette critique de l’éducation motrice est d’ouvrir le débat sur une discipline qui paraît ne plus vouloir souffrir de contradictions ni de remises en question, tant il est communément admis que le corps est au service de la production et que la production est au service de la compétition et de la croissance.

Carlos Perez

Source : Investig’Action

Image : Claude Serre

Notes :

[1] https://www.ihest.fr/IMG/pdf/20180713-sport.pdf

[2] Merle Pierre. L’élève humilié : l’école un espace de non droit. Paris : PUF, 2005.

[3] https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-sport/20121103.RUE3537/le-sport-a-l-ecole-ecole-de-l-humiliation.html

[4] http://www.skolo.org/2009/10/01/a-qui-profitent-les-competences/

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