*En pleine lune de Montréal*
*J’ai le cœur nomade d’Emile Nelligan*
*qui tisse à la folie des jours verglas*
*de toutes les randonnées*
*j’ai la tête*
*les mains habiles de José Martí*
*labourant les mers*
*fumant les cigares d’Havana*
*pour les villes, pour les nuits*
*qui tournent le dos à la mer*
*la vie est un théâtre ambulant*
*de scènes en scènes*
*de lumières en lumières*
*de vestiaires aux vestiaires*
*la poésie m’aura allumé les sirènes*
*en pleine lune de Montréal*
*j’ai failli être heurté par un camion*
*couleur de mon sofa à l’italienne*
*se moquant de l’air des Tim Horton. (Page 57)*
Chaque titre des poèmes révèle tout un travail de création extraordinaire, où entre l’art de créer et de dire le monde, on y trouve de la musicalité. Il y a des titres qui annoncent un livre ; d’autres le contiennent déjà. Celui
qui ouvre le recueil de André Fouad : Silence, *Je tutoie encore la mer* appartient à la seconde catégorie. Il est à la fois manifeste et poème, lecture et promesse, trapèze et vertige. Tout y dit la poésie comme exercice de funambule, comme équilibre entre le sens et son effacement, entre le jeu et la gravité. Dès la première phrase *« Ce livre est un trapèze »* le ton est donné : l’auteur ne nous invite pas à lire, mais à basculer. À entrer dans une langue suspendue, tendue entre la mer et le ciel, entre la certitude du mot et l’abîme du silence.
André Fouad fait de son recueil de poèmes le lieu d’une tension extrême : celle du poète face à la mer, du langage face à son propre vertige. L’acte d’écrire y devient un exercice spirituel, un combat intérieur, une foi qui
se cherche dans la beauté fragile du monde. Ce texte ne se contente pas de dire le monde dans ses amertumes et ses moments d’euphorie ; il en porte déjà la respiration, il en dessine la philosophie. En cela, il mérite
d’être lu comme une œuvre en soi, comme la première page d’un évangile de la mer et du verbe.
*Voix de tête, voix de mer*
*Et les bras ouverts*
*vers les lampadaires de mon enfance*
*je hurle mes slogans d’exilé*
*avec la voix de tête*
*à qui veut l’entendre*
*à qui veut dessiner plus de croquis*
*pour la nuit*
*qui arrache ses propres cheveux blancs*
*debout*
*je suis ce poème*
*à l’image de la mer toute nue*
*buvant le calice de tous les contrecoups. (Page 73)*
*Le poète comme maître du jeu, l’autorité du sens et sa fragilité*
*« Celui qui écrit est maître du jeu. Le droit du sol gît ici brisé sur du papier. »* Le poète, maître du jeu, devient aussi maître d’un territoire nouveau : celui du langage. En brisant *le droit du sol*, il renonce à l’appartenance géographique pour fonder une patrie de mots. L’écriture, dès lors, n’est plus seulement esthétique ; elle est politique. Elle se dresse contre les frontières, les appartenances forcées, les assignations identitaires.
Le papier devient une terre d’accueil : *« pour faire habiter les plus belles saisons »*. La poésie, ici, fait office de refuge, de sol imaginaire où le poète peut planter ses racines sans les enchaîner. André rejoint ainsi une lignée de poètes de l’exil et de la diaspora, d’Édouard Glissant à Derek Walcott, pour qui le verbe devient territoire, et la mer, mémoire collective.
Pourtant, ce « maître du jeu » n’est pas un despote du sens. Il règne sur les mots, mais les laisse vivre, se contredire, s’échapper. La phrase *« On saute. On hurle. On aime par-dessus bord. »* dit bien cette liberté du
geste poétique. Le poète n’impose pas une direction ; il se laisse porter par la houle du langage. Son autorité naît du renoncement : il ne domine pas la langue, il l’accompagne dans sa démesure.
*Leçons d’histoires*
*Que deviendrais-je*
*sans cet éternel bout de mer*
*de mes onomatopées fétiches*
*des nuages taillés sur mesure*
*pour la beauté infinie*
*des contes de l’aube en veilleuse*
*devinez !*
*Je n’ai pas encore acquitté mes dettes*
*envers elle*
*et ses alliés. (Page 77)*
*La mer comme horizon spirituel et politique*
La mer traverse le texte comme un personnage à part entière. Elle est présence, interlocutrice, parfois même divinité. *« Silence, Fouad tutoie la mer, parce que la mer est la seule perspective à la toile des cheminots.
»*Le tutoiement traduit une intimité rare, presque sacrilège. Le poète parle à la mer comme à un égal, non comme à un mythe lointain. Il la regarde, la défie, la supplie. Dans cette familiarité se joue toute la tension du texte : oser tutoyer l’infini, s’adresser au mystère sans le réduire.
La mer est ici à la fois le miroir du monde et son envers. Elle reflète les dérives des *« villes-marchés »*, ce vacarme de la modernité marchande, mais elle offre aussi un espace de résistance : un lieu où *« le barouf des
villes »* se tait, où l’humain retrouve son souffle.
Écrire face à la mer, c’est aussi écrire contre l’oubli. André évoque *« la mer »* comme un cimetière du sens, mais aussi comme une matrice d’humanité. Semer *« le blues dans la neige »* pour *« réchauffer le bord de mer »* : cette image magnifique condense toute la poétique du métissage. La neige et la mer, le froid et le chant, le nord et le sud : le poète fait dialoguer les contraires. Son écriture se situe dans cet entre-deux, ce lieu fragile où les cultures se rencontrent sans se dissoudre.
Ainsi, le recueil semble s’inscrire dans une géographie du passage : *« Yaoundé, Tel-Aviv, les soleils des Arawak »*. Autant de lieux réels et mythiques qui dessinent une cartographie poétique du monde. André Fouad
fait de la mer le fil qui relie les continents, une mémoire liquide où se croisent les destins des peuples. En cela, sa poésie rejoint la vision archipélique de Glissant : celle d’un monde où les identités ne s’opposent
pas, mais se répondent.
L’oiseau de Bashô
Va où tu veux paisiblement
et réjouis-toi avec tes pairs
fais de tous les territoires ton nouvel idylle
du Japon à Tel Aviv
de Yaoundé aux îles Seychelles
et ajoute à ton éternité des Haïkus
pour ta terre vagabonde et codée (Page 21)
*Une écriture chorégraphique, la danse du verbe*
*« Ce livre est une danse. Des mots comme des pas. »* Cette phrase pourrait résumer à elle seule la poétique de André Fouad. Le langage n’est pas ici une structure logique, mais un mouvement, une
respiration. Le poète avance par élans, par hésitations, comme un danseur face à la mer. Chaque mot est un pas qui risque la chute, chaque vers, un saut dans le vide.
Cette musicalité traverse la préface de bout en bout : le rythme court, syncopé, scandé par les anaphores et les ruptures. *« On saute. On hurle. On aime par-dessus bord. »* La répétition devient pulsation. Le texte
semble vouloir retrouver la source orale de la poésie, cette vibration première où le mot n’est pas encore figé par la grammaire.
La danse des mots rejoint la danse du monde. Le poète n’est pas spectateur : il est corps en mouvement, corps en lutte. Son écriture est à la fois sensuelle et spirituelle, consciente que le verbe n’existe qu’à travers le
souffle qui le porte. Dans cette dimension rythmique, André Fouad s’inscrit dans une tradition de la parole vivante, celle des griots, des conteurs, des diseurs qui font de chaque mot un acte.
Mais la danse n’est pas qu’esthétique : elle est résistance. *« Ce livre, à force d’anticiper sur la mer, atténue le barouf des villes-marchés. »* Face au bruit du monde, la poésie devient silence actif, mouvement intérieur.
Danser, c’est refuser l’immobilité imposée par la société du profit ; c’est choisir la grâce contre le calcul, la lenteur contre la vitesse.
*Valser sous la pluie à Rio*
*Mon ombre danse pleinement*
*sous une pluie de débris d’étoiles*
*carrefour de tant de papillons-Rio*
*qui allument leurs torches de détresse*
*exilé d’un soir*
*et de tous les soirs*
*l’amour s’efface au rythme d’une chanson*
*aussi terne*
*que les clichés de la pluie. (Page 83) *
*Le tutoiement de la mer, l’audace du poète*
Le dernier mouvement de texte s’achève sur une tension subtile : celle du tutoiement. *« Ce tutoiement à la limite d’un soft outrage marque un tournant dans ce voyage à vive allure d’un poète encore loin de son
horizon. »* Tutoyer la mer, c’est oser parler à l’absolu sans s’y soumettre. C’est poser le geste poétique comme acte de courage, mais aussi d’humilité : reconnaître la grandeur de ce qui nous dépasse, tout en affirmant notre
droit à la parole.
Ce tutoiement dit la maturité d’un poète conscient de son chemin : encore loin de l’horizon, mais déjà debout, face au vent. Il marque une étape dans la quête d’une langue personnelle, une langue capable d’embrasser le monde sans le dompter.
L’expression *« soft outrage »* résume à merveille la posture de André Fouad : une rébellion douce, un refus élégant, une manière de défier le monde sans violence, mais sans soumission. La poésie, ici, n’est ni fuite
ni protestation : elle est négociation avec le réel, pacte fragile entre l’homme et l’infini.
*Elle-ailée*
*aux songes d’éternité des cailloux*
*elle m’a tant semé*
*des poèmes-araignées*
*qui riment avec la spirale des calembours de feu*
*de ma ville*
*pour la clémence de la mer*
*l’Eldorado d’un vent en fa majeur. (Page 19)*
*Le vertige comme foi*
Ce texte, dense et lumineuse, n’est pas une simple entrée en matière vers la description des maux de l’humanité : il est déjà l’œuvre. En déclarant *« Ce livre est un acte de foi »*, André Fouad définit la poésie comme un espace de croyance sans dogme, une prière sans église. Son écriture cherche moins à convaincre qu’à convertir le regard, à rendre visible ce qui, dans la mer comme dans le monde, échappe à la mesure humaine.
André Fouad est de ces poètes qui ne décrivent pas : ils révèlent. Sa langue, tantôt abstraite, tantôt sensuelle, tisse une vision du monde où la beauté naît du tremblement. Dans ce texte, il n’y a pas de certitude,
seulement des élans, des gestes, des silences. Le poète ne veut pas expliquer la mer : il veut la danser.
Et c’est sans doute là, dans ce vertige, que réside la grandeur de sa poésie. Tutoyer la mer, c’est apprendre à tutoyer l’inconnu, à accepter que le sens se dérobe tout en continuant à le chercher. Ce recueil, annoncé
comme un *trapèze*, devient alors un miroir : celui d’une humanité suspendue entre la chute et la grâce, entre la foi et le jeu, entre le silence et la parole.
Lire André Fouad, c’est marcher au bord du vide et découvrir, à force de vertige, que le vide aussi peut chanter.
*NB : Silence, Je tutoie encore la mer, Juin 2025, Éditions Milot*
Marvens JEANTY
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