Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

Extrême-droite

Le mouvement des Tea Parties

Les quatre grands courants du conservatisme étatsunien

Ce texte est un extrait du texte : "Au coeur de l"Amérique le mouvement des Tea Parties". Il a été publié sur le site de l’Institut français des relations interntionales.

Si les « patriotes » des tea parties aiment surtout se réclamer de leurs ançêtres du XVIIIe siècle, on peut aisément leur trouver des filiations dans l’histoire plus récente des États-Unis, et notamment dans les cinquante dernières années. Celles-ci ont vu l’émergence et la consolidation d’un conservatisme de type nouveau, peu à peu devenu une réelle force politique. Héritiers de la révolution et de l’indépendance américaine, les manifestants réunis à Washington le 12 septembre sont aussi tout autant des enfants de ce qu’on a pu appeler la révolution Reagan.

Dans un livre paru en 2004, John Micklethwait et Adrian Wooldridge faisaient un portrait détaillé de ce mouvement conservateur qui a progressivement fait basculer le centre de gravité politique des États-Unis, au point d’en faire selon eux The Right Nation : un pays à droite, mais aussi un pays persuadé de sa droiture et de son destin unique [1]. S’appuyant sur des enquêtes de terrain menées à travers le continent, des think tanks conservateurs de Washington jusqu’au gated communities de l’Arizona, les deux journalistes britanniques témoignaient de la très grande vitalité de ce conservatisme, dont l’une des particularités surprenantes pour des observateurs européens est justement d’être résolument tourné vers l’avenir. Il montrait également comment ce mouvement repose non sur une unité idéologie, mais bien plutôt sur la rencontre et parfois la superposition de différents courants, correspondant à des sensibilités en réalité assez distinctes les unes des autres. Cette rencontre, qui a donné au mouvement sa masse critique, aurait tenu à trois évolutions concomitantes : un renouveau de la pensée conservatrice à partir des années 1950 autour de quelques figures tutélaires et d’un noyau dur de think tanks et de revues ; un tournant dans la stratégie politique du parti républicain, à partir des années 1970, avec la reconquête des électeurs du Sud et le nouveau poids des états de l’Ouest ; et enfin de nouveaux modes d’organisations militante et de communication « virale » appuyée sur un réseau important de médias indépendants acquis à la cause.

Les conservateurs fiscaux

Sur le plan idéologique, Micklethwait et Wooldridge distinguent trois grands courants. Le premier est le courant des « conservateurs fiscaux », favorables à la libre entreprise et hostiles au « big government » Ils se retrouvent surtout autour des mots d’ordre anti-impôts et de protection des libertés individuelles contre toute intervention de l’État dans l’économie, a fortiori de l’État fédéral. Allant des mouvances pro-business classiques aux « libertariens » et les plus puristes, ce courant recouvre lui-même plusieurs gradations et sous-courants, mais c’est à lui qu’on peut attribuer par exemple les réductions d’impôts massifs intervenus sous l’administration Reagan ou Bush ou encore le lobbying actuel pour le remplacement de l’impôt progressif sur le revenu par une taxe forfaitaire unique (flat tax). Ce sont eux également qui ont conduit la rébellion au sein du parti républicain, lorsque John H. Bush avait finalement augmenté les impôts, après avoir pris l’engagement de campagne de ne pas le faire. Aujourd’hui l’articulation de cette pensée anti-impôt et anti-gouvernement se fat notamment autour du think tank de Grover Norquist, Americans for Tax Reform. Parmi ces soutiens influents au congrès on retrouve le sénateur Dick Armey, co-auteur avec Newt Gingrich du « Contract for America » qui devait initier la reconquête de tout l’appareil politique par des conservateurs sous l’administration Clinton en 1994. Dick Armey est également le président du réseau Freedom Works très actif dans l’offensive contre la réforme de l’assurance-maladie l’été dernier.

Les conservateurs sociaux

Le deuxième grand courant serait celui des conservateurs sociaux. Très mobilisés sur la question de la religion et de la société, comme l’avortement, la peine de mort, la prière à l’école, ou le mariage gay, ces derniers ont commencé à devenir de plus en plus visibles en politique dès les années 1980 avec l’apparition d’associations chrétiennes comme Focus on the Family, de James Dobson, ou la Moral Majority de Jerry Falwell. Là encore il ne s’agit pas d’un parti unifié, mais plutôt d’une sensibilité relayée par une multitude d’organisations petites et moyennes, des journaux, des émissions de radio, des sites Web, des centres de thérapie. Tout comme il existe également une multitude de dénominations religieuses. Cette sensibilité peut couvrir une gamme assez large, de versions modérées de ce conservatisme social comme chez les «  soccer moms » inquiètes du développement de la violence et de la pornographie chez les jeunes, aux fondamentalistes chrétiens les plus extrémistes, nourri de littérature apocalyptique, qui refusent de mettre leurs enfants dans les écoles publiques parce qu’on leur y enseignerait des mensonges sur les origines du monde. Parmi ces figures les plus médiatiques et controversées, on trouve le télévangéliste Pat Robertson, fondateur de la Christian Coalition, qui dénonçait dans un livre de 1991, le Nouvel Ordre Mondial, le grand complot des juifs et des francs-maçons [2]. Cette droite chrétienne sur laquelle on a beaucoup écrit, constitue un monde en soi, au point qu’il a pu être question périodiquement de la voir créer son propre parti.

Les patriotes militaristes

Le troisième courant conservateur est le courant « patriotique militariste » mû par la fierté d’être américain. Pour ce courant également, les années 1980 ont été un point tournant : Barry Goldwater, un sénateur libertarien de l’Arizona, opposé à la reconnaissance des droits civiques des Noirs au nom du droit des États à conduire leur propre politique [3], farouchement anticommuniste, avait en effet échoué largement face à Lyndon Johnson dans les élections en 1964. Mais ses discours avaient fait nombre d’émules, à gauche comme à droite, et lorsque Ronald Reagan est élu en 1980 et à une très large majorité, C’est sensiblement sur le même programme et avec l’appui des états du Sud et de l’Ouest des États-Unis. Avec ces mesures d’investissements massif dans le complexe industriel et militaire, illustrées par les projets de « guerre des étoiles », et sa politique offensive de pression sur le bloc communiste, Ronald Reagan était ici une nouvelle incarnation de ce que Walter Russell Meade, dans son livre Special Providence [4], a baptisé la tradition « jacksonnienne » de la politique américaine : patriotiquement nationaliste, conquérante, convaincue que les États-Unis sont une force pour le bien, et qu’il est légitiime qu’ils étendent leur influence par l’usage de la puissance militaire.

Les deux auteurs de The Right Nation soulignaient à juste titre l’importance des attentats du 11 septembre sur tous les courants de la droite radicale, et en particulier, bien sûr, pour les patriotes nationalistes. Il est intéressant à ce titre de noter que l’immense choc qu’a constitué cette attaque sans précédent sur le sol américain n’est toujours pas apaisé. Les terroristes s’en étaient pris aux États-Unis pour le symbole de ce qu’il représente dans le monde, et non en raison de conflits particuliers ou de revendications que le gouvernement aurait pu satisfaire. Cette agression, ressentie très durement par l’ensemble de la population américaine qu’on a vu resserrer les rangs derrière un président pourtant loin de faire l’unanimité encore quelques jours auparavant, était tout simplement intolérable pour la droite radicale : c’était à la liberté, à la religion chrétienne, et à la « destinée manifeste » [5] de leur nation qu’on s’en était pris. Ainsi. toute l’énergie et la violence du combat anticommuniste semble avoir été réinvestie aujourd’hui dans le combat contre ce que Paul Berman a appelé « l’islamofascisme ». Ce concept semble contestable vu d’Europe, représente une tentative de synthèse de tout ce qui menace potentiellement les États-Unis, une nouvelle incarnation du mal lequel contre lequel ils ont combattu pendant tout le XXe siècle. Les États-Unis pourront à nouveau l’emporter en faisant preuve de détermination et de courage moral à condition, pragmatisme oblige, de ne pas négliger les impératifs concrets de la sécurité nationale. L’effet 11 septembre est donc loin d’être terminé, comme en témoignent les références permanentes à « 9/11 » et au danger islamiste sur Fox News. [6]

Les anti-écologistes

On pourrait noter, depuis la parution de ce livre que le contexte politique et géostratégique a favorisé la formulation d’un quatrième courant conservateur : « l’anti-écologisme ». Micklethwait et Woodridge notaient déjà combien le mouvement conservateur avait été façonné par l’esprit pionnier de la conquête de l’Ouest, et son projet sous-jacent de captation des ressources naturelles vécues comme inépuisables, au besoin par la force. Ils notaient aussi que les conservateurs partageaient largement une opposition à la signature de l’accord de Kyoto. Or dans les cinq dernières années, cette opposition de principe a rejoint d’autres grandes préoccupations pour devenir un combat en soi. Les négociations climatiques conjuguent en effet un grand nombre d’offenses à la cause conservatrice : elles sont par définition multilatérales, ce qui implique que les États-Unis acceptent des limites à leur souveraineté à leur puissance ; elle nécessitent de traiter avec des puissances rivales, comme la Chine qui trouveraient là une nouvelle occasion de les affaiblir ; elle remet en cause le credo capitalise, où c’est la croissance économique et l’excellence technologique qui préparent à tout coup un avenir meilleur ; elle remet également en cause l’individualisme, la liberté de chacun de mener sa vie comme il l’entend, et la prépondérance de l’automobile (dont les 4/4) dans le american way of life ; elles reposent enfin sur des théories scientifiques auxquelles on peut prêter foi, car trop d’experts, comme dans le débat sur l’évolution, sont vendus à la cause libérale.

L’opposition virulente à toute politique de limitation des émissions de CO2, fonctionne donc tant au niveau d’intérêts économiques puissants - l’industrie extractive du Texas ou de l’Alaska, les producteurs de biocarburants du Midwest, les grands états producteurs de charbon comme la Virginie - au niveau de l’imaginaire collectif de l’Amérique profonde. Elle a même fait une jonction symbolique avec l’effet 11 septembre dans le discours sur l’indépendance énergétique : c’est en effet en développant ses propres capacités d’extraction et de production d’énergie que les États-Unis lutteront le plus efficacement contre le pouvoir subversif des États du Golfe Persique, et aucune négociation multilatérale ne doit les détourner de cet objectif.

Le mouvement des tea parties qui se développe depuis le printemps 2009 tient un peu de chacun de ses quatre courants conservateurs. Ses forces vives sont, à n’en pas douter, largement les mêmes que celles qu’un Karl Rove avait su mobiliser pour porter George W. Bush au pouvoir en 2000 et en 2004 : une Amérique rurale ou des petites villes, très présente dans le Sud, le Centre et l’Ouest, pionnière, pro-capitalise, religieuse, nationaliste, anti-intellectuelle et méfiante à l’égard des grands centres urbains cosmopolites de la côte Est. Mais lorsqu’ils concluaient à la vitalité de ce mouvement et soulignaient sa capacité de lancer les débats politiques et médiatiques pour de longues années encore, Micklethwait et Woodridge ne pronostiquaient pas pour autant des victoires politiques durables pour les républicains, et c’est là l’une des distinctions qu’il faut certainement garder à l’esprit en observant la montée de la contestation aujourd’hui.

La mouvance conservatrice est en effet très hétéroclite. Elle recèle nombre de tensions et de contradictions internes qui la rendent difficile à manoeuvrer. Barry Goldwater par exemple, dont on a dit qu’il était l’une des figures tutélaires, était férocement individualiste voire libertarien, pro-capitaliste, et anticommuniste. Mais il était également libre-penseur et s’était empoigné publiquement avec les conservateurs sociaux, notamment avec le héros de la Moral Majority, Jerry Fallwell, ne voyant pas pourquoi l’église, plus qu’une autre structure de pouvoir, aurait le droit de lui imposer sa conduite... Certains conservateurs fiscaux, toujours inquiet de voir augmenter la dépense publique, ont été très opposés à l’escalade du budget consacré à l’effort de défense nationale et de sécurité du territoire, sous Reagan d’abord, puis sous George W Bush. Et certains commentateurs ont souligné également le véritable exploit qu’a constitué sous cette même administration Bush, le rassemblement de la droite chrétienne avec le groupe de néoconservateurs - des intellectuels juifs newyorkais, avec un passé d’extrême gauche ! - qui a inspiré sa politique étrangère. Par la nature radicale d’un grand nombre de positions qui inspirent ceux que Micklethwait et Woodridge appellent les « fantassins » du mouvement conservateur, ces dernières sont en effet souvent difficiles, voire impossibles à concilier. Sans compter que ce mouvement, s’il était structuré par des intellectuels, des think tanks, et pris en charge par un certain nombre de responsables politiques, reste fondamentalement un mouvement de la base, le mouvement anti-establishment, qui se méfie des élèves et du gouvernement.

Tiré de http://ifri.org


[1John Micklethwait and Woodridge, The Right Nation : why America is Different, Penguin, 2004

[2Pat Robertson a également suggéré que le tremblement de terre de janvier 2010 en Haïti était dû à la malédiction qui pesait sur les anciens esclaves, qui avaient pactisé avec le diable afin de se libérer du joug français au XVIIIe siècle, CSBnews.com, 13 janvier 2010.

[3La persistance de la question du droit des États, depuis le débat entre fédéralistes et anti-fédéralistes, à travers la guerre de Sécession, la ségrégation puis la lutte pour les droits civiques, structure jusqu’à aujourd’hui le débat politique américain, notamment via les débats à la Cour suprême, qui arbitre les conflits entre État fédéral et États fédérés. Le mouvement des tea parties la reprend en partie à son compte.

[4Walter Russel Meade, Special Providence:Americain Foreign Policy and How il Changed the World, Knopf, 2001.

[5Le thème de la « destinée manifeste » ainsi baptisée par le journaliste John O’Sullivan, émerge au moment de la mort d’Andrew Jackson, mais il lui est étroitement associé, en raison du rôle de Jackson dans les guerres indiennes et l’expansion vers l’Ouest.

[6Au besoin, ce sont tous les ennemis des États-Unis qui menacent à la fois, comme lorsque Pat Robertson accuse Hugo Chavez d’utiliser le Venezuela comme base d’infiltration du communisme et de l’extrémisme musulman sur le continent américain.

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