Édition du 26 mars 2024

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Débats

Les « wokes » : un piège de renard à ours

« En tant que féministe, je sais que la révolte des dominées prend rarement la forme qui plairait aux dominants. Je peux même dire : elle ne prend jamais une forme qui leur convient. Et aller plus loin : ce que les dominants attendent, c’est qu’on demande ces droits poliment, et que si on ne les obtient toujours pas […] on fasse comme si de rien n’était. Et c’est bien vrai que cela ne fait pas de différence, pour les hommes, si la violence masculine contre les femmes est éradiquée demain ou dans 100 ans. Et que cela ne fait pas de différence, pour les Blancs, si le racisme est éradiqué demain ou dans 100 ans. Ce qui est grave en revanche, aux yeux des dominants, c’est que les opprimés “se trompent de réponse”. C’est cela qu’il est urgent de corriger, de réprimer, de mater. »
 Christine Delphy, 2004 [1]

À croire une rumeur persistante, un spectre hante l’Occident : le spectre des wokes. Toutes les puissances culturelles se sont unies pour former une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre, et le vaincre. Cette panique colérique ressemble étrangement à celles qui se sont exprimées à répétition depuis — au moins — les années 1960 au sujet des campus, apparemment contrôlés à chaque génération par une jeunesse rebelle. En Mai 68, par exemple, le sociologue conservateur Raymond Aron qualifiait de « barbares » et de « terroristes » les maoïstes et autres anarchistes occupant la Sorbonne.

Plus près de nous, dans les années 1980-90, des universitaires conservateurs comme Allan Bloom et François Furet s’époumonaient à répéter qu’on ne pouvait plus lire les « dead, white, males  » à cause des féministes et des antiracistes pratiquant la « censure » au nom de la « rectitude politique » (political correctness). Ces hommes-blancs-morts — Platon, Aristote, Machiavel, Hobbes, Locke, etc. — étaient pourtant en lecture obligatoire alors au cégep et à l’université et ils le sont encore aujourd’hui, 35 ans plus tard. De vrais zombies, ces hommes-blancs-morts !

Adepte du recyclage, Mathieu Bock-Côté a publié en 2019 son essai L’empire du politiquement correct, reprenant la même complainte victimaire au sujet des « minorités » dominatrices. Le « Québécois est réduit à l’état d’homme blanc privilégié », affirmait quelques mois plus tard un manifeste contre « le dogmatisme universitaire », signé par de « jeunes nationalistes » de l’Université de Montréal. Ils dénonçaient à leur tour la gauche « postmoderne » (évidemment…) et sa « novlangue » (oh ! ça fait peur !) qui produirait de nouveaux concepts fonctionnant comme autant d’armes de censure : « islamophobie, transphobie, décolonialisme, capacitisme, spécisme, séparatisme lesbien » (oui, oui, « séparatisme lesbien  », en 2020 : l’Université de Montréal semble en retard d’une génération).

Puis en quelques mois, on est passé de la menace effrayante des "social justice warriors" à celle des wokes, dont personne n’avait entendu parler jusqu’alors. En France, le gouvernement d’Emmanuel Macron enfume les esprits en brandissant la double menace de l’« intersectionnalité » et de « l’islamo-gauchisme  », alors que le président Donald Trump agitait celle de la « critical race theory ».

Bref, voilà plus de 50 ans — au moins — que les forces conservatrices et réactionnaires essaient de nous faire peur en critiquant de jeunes « gauchistes » qui imposeraient sur les campus, dit-on, une « chasse aux sorcières », une « nouvelle inquisition » ou même des « camps de rééducation ». Cette rhétorique sensationnaliste et victimaire permet de se prétendre dissident et résistant, à l’image de Jean Moulin, mais le saut par la fenêtre en moins, car vous êtes attendu pour une prochaine entrevue sur le réseau Québécor.

La gauche prise au piège

Les progressistes qui critiquent les wokes ne font pas simplement le jeu des forces conservatrices et réactionnaires, mais on peut néanmoins se demander comment est-il possible d’échapper à ce piège de renard à ours. Au cours du dernier mois, Le Journal de Montréal publiait en moyenne une chronique par jour au sujet des wokes (6 de Joseph Facal, 5 de Richard Martineau, 5 de Denise Bombardier, 3 de Sophie Durocher, et je n’ai probablement pas tout vu). La recette est toujours la même : on parle et reparle sans fin d’un ou deux événements survenus à l’université, dont on ne sait à peu près rien, pour (se) convaincre qu’on fait face à une menace effroyable, généralisée, totalitaire. Se joignent ensuite au bal l’émission Tout le monde en parle, La Presse et Le Devoir, dont la page « Idées » est saturée pendant des mois de textes sur la « liberté académique ».

Cela dit, la gauche n’a pas besoin des forces conservatrices et réactionnaires pour tendre à son tour un piège de renard à ours aux féministes, aux antiracistes et à quiconque aurait le mauvais goût de ne pas s’unir pour combattre l’unique ennemi, le capitalisme. Voilà au moins 150 ans que des progressistes jouent à ce jeu, répétant par exemple que le féminisme est une lubie individualiste ou même libérale.

À titre d’exemple, l’anarchiste français Sébastien Faure admettait en 1921 que les femmes sont bien « victimes » de l’homme, ajoutant toutefois que « ce n’est point suffisant pour livrer bataille à l’homme ». Ah ! bon ? Il se proclamait ensuite « ardent féministe » et félicitait les féministes unies à l’homme en lutte « contre le patronat ennemi » : « soyez avec lui, toujours avec lui, jamais contre lui. » Bon prince, il acceptait que le féminisme ait « un mouvement qui lui soit propre », mais précisait : « il faut, cependant, que tout cela soit fait en accord complet avec l’Homme », avant de se lancer dans une complainte victimaire :

« Oh ! Filles et femmes de militants, si vous saviez quelle lassitude, quel découragement s’empare de votre père et de votre compagnon, lorsqu’il a la douleur de se heurter à vos propres résistances ! […] Oui, votre appui nous est indispensable, parce que, si vous êtes contre nous, c’est la situation présente qui se prolonge, indéfiniment et sans issue2. »

 [2]

Cet homme anarchiste considérait donc que le principe d’autonomie dans la lutte et l’organisation ne tient pas pour les femmes face à la domination masculine. Ironique, non ?

On servira la même rhétorique aux luttes antiracistes, et des sectes révolutionnaires ont même exclu quiconque était soupçonné d’homosexualité, ou les ont forcéEs
à celer un mariage hétérosexuel (comme le groupe En lutte !, au Québec). Or cette violente fermeture envers les causes jugées secondaires (c’est-à-dire insignifiantes) explique en grande partie la création de collectifs non mixtes de féministes radicales, dans les années 1970 et de groupes antiracistes autonomes. Cette logique se constate dans différents mouvements.

Aux États-Unis, le Black Power des années 1960-1970 comptait bien des hommes qui accusaient les féministes de diviser le mouvement et de castrer l’homme afro-américain (affirmant aussi que l’homosexualité était une maladie de personnes blanches). Tout ça sous prétexte que la communauté afro-américaine ne pouvait mener qu’une seule lutte, celle contre le racisme. Cette approche, dénoncée par plusieurs Afro-Américaines dont Frances M. Beal, Angela Davis, bell hooks et Michele Wallace, et par des Afro-Américains proféministes, explique en grande partie la création de collectifs d’afro-féministes. Le Black Women’s Liberation Committee est devenu le Third World Women’s Alliance, qui a lancé en 1971 le journal Triple Jeopardy, un titre qui évoquait les trois problèmes à affronter, nommés en toutes lettres dans le sous-titre : « impérialisme, racisme, sexisme »
.
Quelles leçons tirer de 150 ans de réactions outrées face aux luttes qualifiées d’« identitaires » ? Pas grand-chose, si on en croit certains camarades qui s’excitent aujourd’hui encore au sujet des wokes, dont l’approche est qualifiée de manière méprisante d’individualiste, de « postmoderne » (pourquoi pas) et d’« éthique » (plutôt que de « politique »). On leur répète qu’il faut s’unir pour abattre le capitalisme et émanciper les classes populaires. Certes, mais on oublie alors que des membres des classes populaires luttent contre le sexisme et le racisme et on n’explique jamais en quoi consisterait concrètement cette union sacrée. Pensons aux formidables mobilisations populaires de la dernière année : Black Lives Matter devrait-il se fondre dans Québec Solidaire et ne plus parler de racisme ? Les femmes de #MoiAussi devenir membres de la CSN, sans évoquer les agressions sexuelles ? Les Wet’suwet’en rejoindre le IWW, sans plus parler de colonialisme ? La Maison d’Haïti se transformer en Maison du prolétariat ? Les études féministes laisser place aux études marxistes ?

Bref, ces progressistes critiquant les wokes ne leur proposent rien de concret, hormis de se taire, pour qu’on puisse enfin chanter l’Internationale en chœur. C’est ainsi qu’un discours dominant devient hégémonique : quand le discours de l’empire Quebecor est repris dans La Presse et Le Devoir et finalement dans les réseaux progressistes.

La force dans la diversité

Même si mon avis de professeur n’a aucune importance à ce sujet, j’admets être parfois déçu de constater l’oubli de la question des classes sociales, en études féministes, par exemple. On y parle beaucoup d’intersectionnalité, de diversité et d’inclusion, mais on oublie souvent que la grande majorité des organismes féministes de terrain aident surtout des pauvres. Cette petite déception personnelle est largement compensée par la joie de voir des études féministes si dynamiques, chose impensable quand j’ai commencé mes études à l’Université de Montréal, en 1985. Considérant toutes les thématiques aujourd’hui abordées en classe, la liberté académique est bien plus grande qu’en cette lointaine époque.
Je sais surtout qu’il est très sain que l’université soit impactée, comme elle l’a si souvent été, par les mouvements sociaux progressistes. Que les forces conservatrices et réactionnaires s’en inquiètent, rien de plus normal. Mais pourquoi diable des progressistes partagent ils cette inquiétude ? Pourquoi ne pas être à l’écoute de ces mouvements sociaux et populaires et leur exprimer de la solidarité, ou même y participer ?

On devrait savoir, depuis 150 ans, que la puissance collective se trouve dans la solidarité et les alliances. C’était aussi la conclusion à laquelle est arrivé Huey P. Newton, un des fondateurs du Black Panther Party, après des années d’hésitation. Cette organisation antiraciste était aussi marxiste-léniniste et donc anticapitaliste. Elle ouvrait dans des quartiers pauvres des écoles libres et des cliniques de santé et y distribuait des petits déjeuners, programme considéré comme la principale menace que représentait ce groupe, selon le chef du FBI, Edgar Hoover.

En 1970, Huey P. Newton a prononcé un discours à New York, intitulé « The Women’s Liberation and Gay Liberation Movement ». En voici des extraits :

« Je dis que nous devons reconnaitre le droit des femmes d’être libres [et que] les homosexuels […] sont peut-être les gens les plus opprimés de la société. […] Quand nous organisons des conférences, des rassemblements et des manifestations révolutionnaires, ce devrait être avec l’entière participation des mouvements de libération des femmes et des gais. […] Le Front de libération des femmes et le Front de libération des gais sont nos amis, et nos alliés potentiels, et nous avons besoin du plus d’alliés possible. »

Dans le même discours, ce leader du Black Panther Party disait aussi, au sujet du vocabulaire approprié :

« Nous devrions faire attention dans notre usage de mots qui pourraient faire fuir nos amis […] et en particulier nous ne devrions pas accoler des mots normalement utilisés pour qualifier d’homosexuels des hommes qui sont des ennemis du peuple, comme Nixon […]. Les homosexuels ne sont pas les ennemis du peuple. »

On peut alors qualifier le Black Panther Party de « woke », de « censeur », de « moraliste » ou de « postmoderne », si on est à ce point désespéré. On peut aussi se désoler que le Black Panther Party n’ait pas été uniquement anticapitaliste. Ou on peut trouver dans ces belles paroles de l’inspiration pour les luttes d’aujourd’hui, anticapitalistes, antisexistes et antiracistes, entre autres... Je sais enfin qu’une fois leurs études terminées, les activistes dans mes cours — dont plusieurs enfants des classes populaires — abandonneront les campus pour former la prochaine cohorte engagée dans le réseau communautaire et dans les syndicats. Plusieurs y militent ou travaillent déjà, d’ailleurs, car on peut être woke et anticapitaliste. Incroyable, non ?
Ces activistes seront demain remplacés sur les campus par la jeunesse qui a participé aux grèves des écoles secondaires pour le climat. Les forces conservatrices et réactionnaires l’accuseront alors de menacer l’avenir de l’université en dénonçant un professeur mettant en doute les changements climatiques ou en perturbant un conseil d’administration ou une conférence financée par une pétrolière. « Censure ! », dira-t-on. « Écofascistes ! », pourquoi pas ? « Postmodernes verts ! », pour paraître sophistiqué. Si ce n’est pas cela, conservateurs et réactionnaires trouveront bien d’autres excuses pour critiquer les jeunes progressistes qui sèment la panique sur les campus. Pour ma part, j’essaie de ne pas céder à la panique. En tout cas, pas celle-là..

_____________

Francis Dupuis-Déri est professeur en science politique et en études féministes à l’UQAM et codirecteur de l’ouvrage La guerre culturelle des conservateurs québécois (M édition, 2016)


[1Christine Delphy, « Intervention contre une loi d’exclusion. À propos de la loi interdisant le voile à l’école », site Les mots sont importants.net, 9 février 2004.

[2Sébastien Faure, La femme – Propos subversifs, Brochure mensuelle (« La bonne collection ») – reproduction d’une conférence prononcée le 21 décembre 1920 dans la salle de l’Union des syndicats, Paris, p. 30.

Francis Dupuis-Déri

Professeur de science politique à l’UQAM et auteur de L’armée canadienne n’est pas l’Armée du Salut (Lux, 2010) et de L’éthique du vampire. De la guerre d’Afghanistan et quelques horreurs du temps présent (Lux, 2007)

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