Édition du 16 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Mon ami américain

La plupart des leaders nationalistes québécois ont toujours pensé qu’on devait, un peu par résignation, se faire à l’idée qu’on était des voisins de l’Empire. René Lévesque pour sa part, aimait sincèrement ce qu’il appelait la « démocratie américaine » et était totalement réticent à toute idée suggérant qu’un Québec américain sortirait des sentiers battus balisés par l’État canadien et les élites canadiennes. Parizeau en calculateur qu’il était, rêvait de « jouer » le Canada contre les États-Unis en resserrant les liens économiques avec le voisin du sud, ce qui, pensait-il, allait affaiblir la structure de contrôle d’Ottawa. C’est ce qui l’avait entrainé, malheureusement, à se ranger en faveur du traité de libre-échange (ALÉNA), une idée par ailleurs face à laquelle d’autres chefs du PQ, dont Lucien Bouchard et Bernard Landry, étaient de chauds partisans, pas par calcul comme Parizeau, mais par conviction. Il faut se souvenir que c’est Bernard Landry, à l’invitation du Conseil du patronat du Québec, qui avait fait une véritable campagne en faveur de ce traité, ce qui avait beaucoup aidé Brian Mulroney à l’emporter contre ses rivaux libéraux. À peu près tout le monde à gauche de l’échiquier au Québec et au Canada, y compris les grandes centrales syndicales et même le NPD, si je me souviens bien, étaient contre.

Plus tard, dès le début de la « guerre sans fin » déclenchée par l’impérialisme américain au tournant des années 2000, tant le PQ que le Bloc Québécois ont eu une attitude ambiguë. Comme beaucoup d’autres dans le monde, Jean Chrétien par exemple, ils n’étaient pas confortables avec le côté « aventurier » de cette guerre, mais en substance, ils pensaient que c’était normal que l’ « Occident » fasse le ménage chez les barbares. Concrètement à Ottawa, la position du Bloc a donc été plutôt suiviste par rapport au gouvernement libéral de l’époque.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la déclaration de Gilles Duceppe la semaine passée à l’effet qu’il regrette cette époque et qu’il aurait mis en place, s’il avait eu le pouvoir, une politique très semblable à celle des Libéraux. En réalité, le Canada, sous Chrétien, a accepté de jouer un rôle supplétif pour l’Empire. Sans cautionner la désastreuse invasion de l’Irak, Ottawa avait accepté de partager le fardeau de la guerre sans fin, sans être sur la première ligne. C’est cela que l’arrivée de Harper au pouvoir a changé en 2007. Il importait à Harper de faire le fanfaron militarisé pour des raisons qui avaient davantage à voir avec la politique canadienne (construire une idéologie conservatrice) que par rapport aux manœuvres pour consolider, sous le leadership des États-Unis, l’occupation et la destruction de ces pays.

Quand j’entends Jean Chrétien dire qu’il a « honte » du Canada en comparaison avec ce que notre « beau pays » faisait avant Harper, cela me fait rire. Ce que je trouve moins drôle est le fait que cela soit endossé par Gilles Duceppe.

Je me souviens il y a quelques années que le chef adjoint du Bloc à Ottawa, Pierre Paquette, m’avait demandé de venir prendre la parole par un beau dimanche matin à une assemblée de péquistes et de bloquistes réunis sur la rive-sud de Montréal pour parler des conflits dans le monde. L’occupation américaine tournait au vinaigre. La plupart des gens, y compris ceux qui étaient dans la salle, étaient de cœur et de tête contre ces manœuvres impérialistes, pas tellement par sympathie pour les Afghans ou les Irakiens, mais parce qu’ils pensaient que tout cela sentait mauvais pour le Québec. À la chambre des Communes cependant, le Bloc ne voulait pas se démarquer de l’intervention canadienne. Duceppe, Paquette et les autres, voulaient changer la forme de l’engagement, avec un peu moins de militaire et plus d’humanitaire. Entre leurs positions et celle de la salle où étaient réunis ces militants d’un certain âge pour ne pas dire d’un âge certain, il y avait un écart considérable que j’ai pu commenter en expliquant pourquoi les États-Unis étaient dans cette aventure et pourquoi le Canada était de la partie. Le débat a tourné court et après cela, je n’ai jamais plus été invité.

Terminons sur la triste déclaration de Duceppe qui a dit qu’il était d’accord pour qu’« on » combatte l’État islamique. A-t-il pris la peine d’observer que ce projet réactionnaire est en bonne partie un « produit dérivé » de la guerre de 2003, qui a précipité des centaines de milliers d’Irakiens et de Syriens dans les bras du démon ? Pourquoi ne commente-il pas les liens historiques et actuels entre ces islamistes réactionnaires et les bons alliés des États-Unis et de l’OTAN (comme l’Arabie saoudite et la Turquie) ? Ne sait-il pas que la majorité des victimes et des pauvres gens qui prennent le chemin de l’exil fuient non pas l’État islamique mais les dictatures en Syrie et en Irak ? Ce sont peut-être des questions embêtantes, mais ne pas y répondre, c’est cautionner le discours réactionnaire et plein d’arrière-pensées de l’impérialisme et de ses alliés-subalternes comme le Canada.

Comme dans les années 1980 alors qu’on endossait l’intégration continentale sous l’égide des États-Unis, comme au début des années 2000 alors que le Bloc n’a pas eu le courage de dénoncer l’intervention canadienne, on aboutit aujourd’hui à des positions très glissantes. Est-ce ainsi que les nationalistes espèrent regagner en légitimité ? Est-ce qu’ils pensent que les États-Unis seront plus gentils avec eux en les rassurant à l’effet qu’un Québec indépendant resterait solidement dans le « périmètre » américain ?

J’entends déjà des nationalistes ricaner. Comme si condamner les manœuvres impérialistes signifiait se ranger avec les forces obscurantistes. D’abord, plusieurs pays refusent de participer à cette opération insensée contre l’État islamique, parce que justement elle est insensée : elle ne donnera rien sinon plus de victimes civiles et plus d’exil. Ce n’est pas tout le monde qui feint d’être dupe. Cette opération a peu à voir avec le rétablissement de la paix et de la sécurité dans la région et beaucoup à voir avec le maintien d’une force militaire essentiellement américaine dans la région.

Le combat contre l’État islamique est déjà amorcé par des populations dispersées, dans les quartiers et les villages qui résistent dans des conditions d’une incroyable adversité. Au nord de l’Irak et de la Syrie, les forces kurdes occupent un rôle important dans ce combat, mais cela inquiète la Turquie, ce loyal allié de l’OTAN. Que fait-on pour aider ces combattants de la liberté à part quelques déclarations vides de sens ? Pourquoi laisse-t-on les « alliés » des États-Unis semer la terreur, notamment en Irak, en Afghanistan, au Yémen, en Palestine ?

Voici quelques questions sur lesquelles notre ami Gilles pourrait réfléchir…

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