Édition du 12 mars 2024

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Pêcheurs d’hommes, d’Éric Valmir Robert Laffont, 2018.

L’Europe compte de nombreuses initiatives de solidarité auprès de réfugiés ou de migrants. Singulièrement, ces initiatives peuvent être converties par un État en « délits de solidarité » passibles de poursuites judiciaires, sous prétexte de concordance avec l’action de passeurs ! C’est ce qui arrive présentement en France dans le nord Pas-de-Calais et dans le sud près de la frontière italienne.

Ce sont de telles initiatives, décriées ou dénaturées par les pouvoirs en place, qui encouragèrent des ONG et des militantEs de France à organiser un premier Festival des passeurs d’humanité, en juillet 2018, dans la vallée de la Roya, sur la frontière entre l’Italie et la France.

À l’occasion de ce festival, un matin au village de Saorge, on a pu rencontrer Éric Valmir qui nous a parlé de son plus récent roman. Il se met dans la peau d’un enfant, Nicolo, habitant l’île de Lampedusa, bien que né à Palerme faute de maternité sur l’île. Valmir raconte ce que cet enfant ressent par rapport à son île, de l’enfance à l’âge adulte.

Dès ses huit ans, Nicolo perd le rapport étroit avec son père. Ne comprenant pas pourquoi ce dernier a vendu son bateau de pêche, c’est plus tard qu’il saisira la détresse qui le ronge : un vieil ami de la famille lui dira qu’au lieu d’attraper des poissons, ce père n’en pouvait plus d’attraper des hommes, des femmes, des enfants, et de tenter de les sortir de la mer. L’angoisse de remonter ses filets de pêche vers le bateau l’envahissait après avoir ramené ainsi des corps morts à plusieurs reprises, selon les propres dires du père. Cette angoisse viendra à bout de la vocation de pêcheur de celui-ci même si des gens le disaient atteint de folie lorsqu’il racontait ces histoires macabres.

Le roman d’Éric Valmir nous plonge dans la vie tragique et tourmentée de Nicolo.

Mais il nous transmet aussi en même temps son amour de Lampedusa.
La Grande Bleue rejette sur la rive cadavres et blesséEs des bateaux coulant au large. Le père de Nicolo, travaillant maintenant comme veilleur de nuit dans un hôtel, se rend chaque matin au port. Il lui arrive encore d’apporter son secours aux réfugiéEs. Mais « à force d’enlacer des Africains en fin de vie, il a associé ce geste à un rituel de mort »1. Ce qui l’empêchera longtemps d’embrasser son propre fils.

Nonobstant la détresse du père et la séparation de parents continuant de vivre dans la même maison faute de moyens (ce qui est commun sur l’île), il lutte contre le bourdonnement incessant de ses oreilles et la volonté maternelle de le voir quitter au plus tôt cette île… sans avenir. Il cherchera la complicité de groupes d’insulaires qui, comme lui, sont fiers de l’histoire de cette île, de sa beauté, de l’accueil de ses résidentEs et de leur volonté d’y vivre.

Plonger dans cette mer qui « avale » les humains afin d’y retrouver un sens en dépit des malheurs qu’elle engendre. Intégrer la radio locale pour y faire écouter ceux et celles qui racontent cette île, son histoire, chantent sa musique et organisent ses manifestations de solidarité, tout en refusant de la convertir en centre de détention pour réfugiéEs. Se plaire à partager avec d’autres un couscous géant pour nourrir Africains et Maghrébins sauvés ou débarqués sur l’île. Créer un musée à la mémoire d’humains ayant péri en mer, avec des articles personnels récupérés de barques naufragées. Célébrer aussi le vernissage d’une sculpture élevée au sommet d’une montagne côté sud, et visible de la mer, symbole de « porte d’entrée » de l’Europe.…

De passage à Turin pour y revoir une amante ayant visité Lampedusa, Nicolo apprend par les médias un nouveau naufrage majeur : « Je ne peux pas rester à Turin. Je culpabilise de suivre la énième tragédie de mon île comme s’il s’agissait d’un feuilleton à la télé. (…)Si j’en crois la télé, les flics sont des anges et les insulaires des démons. Cette vision binaire des choses me réveille. (…) Il était évident que les révolutions arabes allaient mettre à la mer des centaines de candidats à l’émigration. Mais à Rome les onorevole (les honorables), qui n’ont rien d’honorable, n’y ont visiblement pas pensé. »2

‘Frontex’ -agence européenne de contrôle des frontières- n’a même pas pour mandat le sauvetage des personnes en détresse, alors que ses opérations de contrôle des frontières englobent systématiquement la Méditerranée. Pire encore, des initiatives de sauvetage comme celle du bateau ‘Aquarius’ sont boycottées et illégalisées par des États comme ce fut
le cas de Malte ou de l’Italie. L’entente entre l’UE et la Turquie (à coup de milliards versés à ce pays) réussit de fait à enfermer des centaines de milliers de personnes dans des camps rudimentaires en Turquie, et à les empêcher d’entrevoir un avenir pour leur famille, en dépit de l’impossibilité d’un retour au pays qu’ils ont dû fuir

L’hypocrisie de « leaders » politiques européens envers les migrants et réfugiéEs qui risquent la mer pour atteindre l’Europe est en effet aussi déshonorable que la brutalité d’un Trump envers ceux et celles qui, à Tijuana sur la frontière entre Mexique et États-Unis, sont étouffées à coup de gaz lacrymogènes afin de stopper leur entrée aux États-Unis ou au Canada.

Roman de ‘fiction’, peut-être même en-deçà de la réalité(?), Pêcheurs d’hommes livre à travers le personnage de Nicolo une réflexion percutante sur une inhumanité dont les ressorts ne sont pas étrangers au marché de la migration, au rôle de la mafia, aux relations de celle-ci avec des autorités locales corrompues, et enfin aux promesses non remplies d’élites politiques italiennes comme européennes ou vaticanes… « Ils viennent, ils parlent, leurs bras moulinent et ils s’en vont »3.
Nicolo, lui, ne peut se résoudre à quitter l’île qu’il aime… malgré toutes les raisons qui lui sont présentées à l’effet contraire.

Denis Langlois décembre 2018

Notes

1 Valmir Éric, Pêcheurs d’hommes, Robert Laffont, 2018, p.13

2 Ibid, p. 180-181

3.3 Ibid, p. 300

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