4 juin 2025
Gilbert Achcar
Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
Tiré de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/gilbert-achcar/blog/040625/pitie-pour-le-peuple-de-gaza
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.
Photo Serge d’Ignazio
Après la propagation de la nouvelle d’un accord imminent, le Hamas a annoncé son rejet du plan parce qu’il ne stipule pas le retrait de l’armée israélienne de la bande de Gaza et la cessation permanente de la guerre. Ce sont les mêmes conditions que le Hamas a annoncé avoir obtenues au printemps de l’année dernière. Les habitants de Gaza avaient alors célébré la bonne nouvelle jusqu’à ce qu’il devienne clair qu’il s’agissait d’un fruit de l’imagination. J’ai commenté ce que le mouvement avait annoncé à l’époque, il y a plus d’un an, sous le titre « Poker menteur entre le Hamas et Netanyahou ».
Je dois m’excuser auprès des lecteurs et lectrices pour la longueur des deux extraits qui suivent, mais le but en est assez clair. Ils illustrent le fait que la situation est restée la même depuis le début de l’année dernière, avec cependant une différence importante : le nombre de victimes de l’assaut génocidaire contre le peuple de Gaza continue d’augmenter inexorablement, et la destruction sioniste de la bande de Gaza et son dépeuplement (« nettoyage ethnique ») se poursuivent à un rythme extrêmement dangereux, et ce dans le but de créer une situation irréversible. Le long extrait suivant de l’article mentionné ci-dessus se lit aujourd’hui comme s’il s’agissait d’un commentaire sur la situation actuelle, en remplaçant Joe Biden par Donald Trump et Anthony Blinken par Steve Witkoff :
« La déclaration de Khalil al-Hayya, le chef adjoint du Hamas à Gaza, expliquant ce que le mouvement avait accepté, n’a laissé aucune place à l’espoir qu’un accord serait trouvé, sauf en prenant ses désirs pour la réalité. Si l’État sioniste avait accepté l’interprétation officielle du mouvement, cela aurait simplement été un aveu de défaite écrasante. La proposition acceptée par le Hamas prévoyait trois étapes, qui, selon al-Hayya, comprenaient non seulement un cessez-le-feu temporaire et un échange de prisonniers entre les deux parties, mais aussi une cessation permanente des hostilités, un retrait complet de l’armée israélienne de la bande de Gaza, et même la fin du blocus imposé à l’enclave [...] Il est évident que l’État sioniste ne pourrait jamais accepter de telles conditions, et le Hamas n’est certainement pas naïf ou enclin à la pensée magique au point de croire que sa position déclarée conduirait à une trêve.
Cela suggère que l’annonce avait en fait deux objectifs : un objectif secondaire, qui était de soustraire le Hamas au reproche des habitants de Gaza, qui ont désespérément besoin d’une trêve accompagnée d’une accélération de l’entrée de l’aide afin qu’ils puissent reprendre leur souffle, se réunir, enterrer leurs morts et guérir leurs blessures. Ainsi, après une longue attente, le mouvement leur dit qu’il a accepté la trêve, mais que c’est Israël qui la rejette. L’autre objectif, principal, de l’annonce concerne le jeu de poker menteur en cours entre le Hamas et Benyamin Netanyahou.
On sait que ce dernier est pris entre deux feux dans la politique intérieure israélienne : ceux qui appellent à donner la priorité à la libération des Israéliens détenus à Gaza, les familles des détenus naturellement en premier lieu, et ceux qui rejettent toute trêve et insistent pour continuer la guerre sans interruption, menés par les ministres les plus extrémistes de l’extrême droite sioniste. Cependant, la plus grande pression sur Netanyahou vient de Washington, qui s’aligne sur les souhaits des familles des détenus israéliens dans sa poursuite d’une trêve “humanitaire” de quelques semaines, permettant à l’administration Biden de se dire avide de paix et préoccupée par le sort des civils, après avoir été et tout en restant un partenaire pleinement responsable de la guerre génocidaire d’Israël, une guerre qu’Israël n’aurait pas été en mesure de mener sans le soutien militaire des États-Unis.
Netanyahou a décidé d’échapper à l’embarras en acceptant tactiquement un cessez-le-feu de quelques semaines et les conditions d’un échange de prisonniers que Washington, selon les mots de son secrétaire d’État, a jugé “extrêmement généreuses”. C’était il y a quelques jours, et Antony Blinken a ajouté que la balle était maintenant dans le camp du Hamas et que celui-ci porterait seul la responsabilité de la poursuite de la guerre s’il rejetait la proposition. C’était embarrassant pour le mouvement islamique, à la fois aux yeux de la population de Gaza et aux yeux de l’opinion publique internationale, car il sait pertinemment que le gouvernement sioniste est déterminé à achever son occupation militaire de la bande de Gaza.
Ainsi, le Hamas a répondu à Netanyahou par une contre-manœuvre, annonçant en grande pompe médiatique son acceptation d’un cessez-le-feu basé sur une proposition très différente de celle que Netanyahou avait acceptée, renvoyant ainsi la balle dans son camp, sachant qu’il rejetterait sa proposition. Cependant, ce jeu est dangereux, car il n’a pas vraiment embarrassé Netanyahou, du fait que toutes les fractions de l’élite du pouvoir sioniste partagent son rejet d’une telle proposition. Au contraire, cela a renforcé le consensus sioniste pour achever l’occupation de Gaza... (Fin de la citation tirée de « Poker menteur entre le Hamas et Netanyahou », Al-Quds al-Arabi, 7 mai 2024 – en arabe.)
Mais la similitude entre la situation d’il y a un an et la situation actuelle ne cache pas le fait que les choses se sont sérieusement détériorées, ce que j’ai souligné il y a deux mois comme suit :
« La victoire de Donald Trump pour un second mandat présidentiel a permis à Netanyahou d’obtenir ce qu’il espérait, mais qu’il n’aurait pas pu faire sans le feu vert des États-Unis […] Avec le soutien de Trump, Netanyahou a maintenant changé la direction de la pression : au lieu que le Hamas utilise ses otages comme levier pour obtenir des concessions d’Israël en échange de leur libération graduelle, Netanyahou a réoccupé la bande de Gaza, prenant tous ses habitants en otages. Il menace maintenant le Hamas de continuer à tuer des milliers de Gazaouis et à déplacer la plupart d’entre eux si le mouvement ne se rend pas, ne libère pas tous ses captifs et ne quitte pas la bande de Gaza, de surcroît.
Le peuple de Gaza est maintenant confronté à deux possibilités, sans qu’une troisième ne se profile à l’horizon : soit le régime sioniste poursuit son projet d’achever la Nakba de 1948 en perpétrant un nouveau “nettoyage ethnique” accompagné de l’annexion de la bande de Gaza, comme le préconisent les alliés de Netanyahou à l’extrême droite sioniste ; ou l’accord négocié par les États arabes est conclu, qui stipule le départ des dirigeants et des combattants du Hamas et de leurs alliés de Gaza, à l’instar du départ des dirigeants et des combattants de l’OLP de Beyrouth en 1982, pour être remplacés par l’Autorité palestinienne de Ramallah, soutenue par des forces arabes. Le Hamas n’a pas son mot à dire dans le premier scénario, celui du nettoyage ethnique, bien entendu, mais il peut négocier le second et fixer ses propres conditions.
Au-delà de cela, quelle autre option le Hamas a-t-il à offrir ? La seule stratégie alternative que nous ayons entendue de la part du mouvement est celle articulée par l’un de ses porte-parole, Sami Abu Zouhri […] Il a appelé à faire face au projet de déplacement de la population de la manière suivante : “Face à ce plan diabolique qui combine massacres et famine, tous ceux qui peuvent porter des armes n’importe où dans le monde doivent agir. Faites usage de tout engin explosif, balle, couteau ou pierre. Que tout le monde brise son silence. Nous sommes tous des pécheurs si les intérêts de l’Amérique et de l’occupation sioniste restent en sécurité alors que Gaza est massacrée et affamée.” Cette vision de la bataille est une réitération de l’appel lancé par Mohammed Deif le matin de l’opération Déluge d’Al-Aqsa : “Aujourd’hui, aujourd’hui, tous ceux qui ont un fusil doivent le sortir, car c’est son heure. Et celui qui n’a pas de fusil doit sortir avec sa machette, sa hache ou son cocktail Molotov, avec son camion, son bulldozer ou sa voiture […] Voici venu le jour de la grande révolte qui mettra fin à la dernière occupation et au dernier système d’apartheid dans le monde.”
Il est rapidement devenu évident que parier sur un tel appel était un pur fantasme, car rien de notable ne s’est produit, même en Cisjordanie occupée, sans parler des territoires de 1948 et du monde arabe. Alors, quelles sont les chances de succès du même appel aujourd’hui, après tout le génocide et la dévastation que le peuple de Gaza a endurés ? Quant à ceux qui soutiennent cet appel depuis l’extérieur de la bande de Gaza et ne le mettent pas en œuvre avec tout « engin explosif, balle, couteau ou pierre » sur lesquels ils peuvent mettre la main, selon la recommandation d’Abou Zouhri, ils ne sont que des hypocrites qui incitent verbalement de loin à se battre jusqu’au dernier Gazaoui. La vérité est que le Hamas est aujourd’hui confronté à un choix entre renoncer à son contrôle de Gaza – dont il peut négocier les termes pour assurer la sécurité et la survie du peuple de la bande de Gaza – et poursuivre la stratégie de libération par les armes et les illusions. De ces dernières, c’est-à-dire des illusions, le mouvement islamique a certainement beaucoup plus que des premières. Il semble toutefois qu’un débat soit en cours parmi les dirigeants du mouvement quant à l’approche à suivre face au dilemme décrit ici. (Fin de la citation tirée de « Gaza et la sagesse de Salomon », Al-Quds al-Arabi, 1er avril 2025 – en arabe.)
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 3 juin. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
PS1 : Abou Zouhri (basé au Qatar) s’est plus récemment illustré en suscitant une vaste réprobation – à Gaza en premier lieu – pour avoir déclaré lors d’un entretien télévisé à la mi-mai : « Aujourd’hui, nous sommes plus certains de la justesse de la bataille après que nous et notre peuple ayons réussi à tenir pendant quinze mois », en expliquant que « les maisons qui ont été détruites seront reconstruites et les ventres de nos femmes donneront naissance à beaucoup plus d’enfants que ceux qui sont morts en martyrs ».
PS2 : Pour une discussion approfondie du génocide en cours et de la stratégie du Hamas, voir mon tout dernier ouvrage : Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l’histoire mondiale.
******
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?