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Débats

Pour sortir du populisme

Si le pari populiste paraît d’autant plus séduisant que les événements semblent lui donner raison, il prend le risque de laisser la main à l’extrême droite. Pour y échapper, la gauche doit se refonder dans un projet réellement émancipateur.

3 septembre 2021 | tiré de regards.fr

On ne sait, au moment où ces lignes sont écrites, ce qu’il adviendra du mouvement des gilets jaunes. Il est probable que la colère qu’il exprime ne retombera pas et que subsistera la volonté de trouver les voies du succès. L’exigence de renouveau ne pourra pas être ignorée et les vieilles recettes auront du mal à retrouver leur légitimité passée. Mais pour que la colère s’adosse à une espérance et qu’elle ne vire pas à l’amertume et au ressentiment, il faut chercher un autre cadre que celui de la lecture «  populiste  ».

Le pari populiste s’installe sur un constat : dans sa forme ancienne, le mouvement ouvrier est épuisé, la gauche est moribonde et les structures qui sont leurs héritières sont délégitimées aux yeux d’une large part de l’opinion. Dès lors, il faut s’installer dans tout «  moment destituant  » qui se présente, pour le conduire vers la révolution et non vers la contre-révolution.

Quelle convergence pour la colère ?

En théorie, ce pari est séduisant. Dans la réalité, on ne peut pas ignorer l’épaisseur d’un contexte qui nourrit aujourd’hui la poussée des extrêmes droites et des droites radicalisées ou «  trumpisées  ». On peut essayer de relativiser le danger ou de se rassurer en y voyant une invention des libéraux pour rassembler autour d’eux. Il conviendrait de dédramatiser et de ne pas voir de l’extrême droite partout. Ainsi, le Mouvement 5 étoiles n’aurait rien à voir avec l’extrême droite, la Ligue italienne au pouvoir aurait raison contre la Commission européenne, les ouvriers réticents devant l’immigration ne seraient pas xénophobes, mais n’exprimeraient que la peur devant des flux migratoires produits par la mondialisation, etc. Non. Ces idées sont dangereuses. Ce n’est pas parce que des ouvriers méprisés s’abandonnent à la peur de l’étranger ou se tournent vers l’extrême droite, qu’il faut se retenir de dire qu’ils font une terrible erreur. Et il n’est pas vrai que les ennemis de nos ennemis puissent tous être nos amis, même si ce n’est «  qu’un peu  ».

Le populisme, même «  de gauche  » n’est pas notre seul horizon. Le mouvement des gilets jaunes est un mouvement populaire, mais il n’est pas le mouvement du peuple tout entier, même par identification ou par délégation. Pour qu’il parvienne à ce niveau, il ne suffira pas que d’autres forces se rallient aux gilets jaunes. D’une manière ou d’une autre, il conviendra que convergent les expressions de toutes les colères et attentes. L’image de «  deux France  », celle du haut et celle du bas, simplifie ce qui est une fragmentation des catégories populaires. La colère s’avère, une fois de plus, comme un puissant ferment des émotions populaires – «  l’émotion  » ne désignait-elle pas les mouvements populaires dans le royaume de France  ? Elle stimule la mise en mouvement collective de celles et ceux qui n’étaient pas encore rassemblés. Toutefois, si la colère agrège, elle ne dit rien de la direction vers laquelle elle conduit.

Sur le terrain du clivage gauche-droite, l’égalité est centrale. Et la différence peut se faire, tout à la fois, avec le socialisme «  libéralisé  », la droite «  libérale  » et l’extrême droite «  antilibérale  ».

La « haine » et l’égalité

Cette indétermination est un problème. La colère est dirigée contre «  la caste  ». Mais où sont les limites de la caste  ? Y verra-t-on avant tout les détenteurs du capital financier concentré  ? La haute administration d’État  ? Les plus hauts revenus du salariat  ? Les élus, toutes opinions et toutes origines confondues  ? Le mouvement serait construit autour des «  petits-moyens  » – un concept emprunté à la sociologue Isabelle Coutant. Mais quelle est la place attribuée réellement aux «  petits-petits  »  ? Inclut-on dans cette catégorie l’extrême pauvreté, peu présente dans le mouvement  ? Que fait-on des immigrés  ? Où place-t-on les «  un peu plus que petits-moyens  »  ? Du côté de la caste métropolitaine ou du côté du peuple  ?

L’enjeu, c’est celui que l’on désignait jadis, de manière approximative, comme la question des «  classes moyennes  ». Chantal Mouffe suggère que ce peut être une clé de la réussite de tout mouvement. Tentant de relancer Nuit debout, Ruffin et Lordon affirment qu’ils veulent faire converger classes populaires et classes moyennes. Or il y a peu de chances que la détestation de la «  caste  » ou que la «  haine  » à l’égard de Macron soit une bonne entrée pour opérer cette convergence.

Admettons que le gilet jaune soit un de ces «  signifiants vides  », même si le vide n’existe pas. Dans la théorie populiste «  pure  », le signifiant vide agit dans le «  moment destituant  », celui où monte la critique de l’ordre existant. Mais si l’on attend que s’achève ledit moment destituant pour remplir le vide par des significations nouvelles, le risque est que, de fait, ce vide se trouve déjà en grande partie rempli, mais par l’extrême droite et ceux qui plient devant sa pression. En revanche, si l’on s’attache à des significations positivement structurantes, le vieux clivage de la droite et de la gauche garde un intérêt pour l’instant irremplacé : il est historiquement structuré autour de la valeur positive de l’égalité. On peut enrichir cette notion de contenus contemporains, ouverts sur l’individu, les discriminations, les territoires. On peut la raccorder aux exigences de citoyenneté et de solidarité. Mais, quand on est sur le terrain du clivage gauche-droite, l’égalité est centrale. Et la différence peut se faire, tout à la fois, avec le socialisme «  libéralisé  », la droite «  libérale  » et l’extrême droite «  antilibérale  ».

Entre deux risques

S’inscrire dans le clivage fondateur ne signifie pas le reproduire à l’identique. C’est même l’inverse qui s’impose. La gauche a failli, à la fois parce que sa partie dominante a tourné le dos à ses valeurs et parce que d’autres n’ont pas su les renouveler. Ceux-là se sont trop souvent attachés à continuer, pour rester fidèles. Être fidèle à la gauche historique revient donc à la refonder, à la débarrasser de ses défauts, comme par exemple un certain étatisme, un universalisme éradicateur, une confusion entre la mise en commun et le collectivisme.

Cela implique aussi de repenser les relations entre les champs séparés de l’économique, du social, du politique et du symbolique. Cela doit se faire de façon volontaire et non sans prudence. Tous les modèles anciens d’articulation des champs ont vieilli, qu’ils soient d’inspiration travailliste, sociale-démocrate et communiste ou syndicaliste révolutionnaire. Nul ne peut prétendre à unifier autour de lui ce qui est aujourd’hui désuni. Mais rien n’est pire que la séparation, quand bien même elle se justifie au nom de l’indépendance et de l’autonomie.

Nous sommes donc face à deux risques. La «  théorie populiste  » sépare en pratique le moment «  destituant  » et le moment «  constituant  ». Cette séparation laisse de fait la main à l’extrême droite qui impose ses idées, ses mots, ses peurs et structure une grande part de l’air du temps. Mais d’un autre côté, «  l’union de la gauche  » fait primer la forme sur les dynamiques sociopolitiques qui doivent formuler et porter de nouveaux projets. L’expérience montre que, au nom du danger d’extrême droite, elle laisse à l’écart les catégories populaires. L’union de la gauche n’est pas en elle-même une réponse à la crise démocratique. Avant qu’elle soit rassemblée, la gauche doit avant tout être refondée.

Le mouvement des gilets jaunes est un pas dans la recherche des dynamiques qui font des catégories dispersées une multitude qui lutte. Il faut toutefois créer les conditions pour que la multitude qui se lève se constitue en peuple qui décide. Cela n’adviendra que si le peuple «  destituant  » se dote du projet émancipateur qui le soude politiquement. Dans l’immédiat, cela passe par une double lutte sans concession : contre les projets dominants de la concurrence, de la gouvernance technocratique  ; contre l’incrustation de l’extrême droite, avec laquelle aucun compromis n’est possible, aucune «  fraternité d’armes  » n’est envisageable.

Roger Martelli

Roger Martelli

Journaliste à Mediapart (France).

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