Édition du 26 mars 2024

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Québec

Rencontre avec les Premières Nations : écarts culturels

Il y a quelques années, je donnais une formation syndicale pour des employées cries qui venaient de la grande région de la Baie James. Elles étaient venues exprès suivre la formation à Montréal parce qu’elles avaient été élues représentantes syndicales de leur établissement dans le domaine de la santé et des services sociaux. Le français était pour elles une troisième langue après le cri et l’anglais.

Elles étaient d’une docilité et d’une discipline remarquables. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais en désaccord avec rien. C’était assez frustrant pour moi, car les questions permettent de mieux établir les principes à la base des processus syndicaux, tout comme les objections soulevées permettent de voir quels sont les aménagements possibles en fonction de la culture locale. On a beau mettre leur attitude sur le compte de la timidité et du respect de l’autorité, je voulais pourtant qu’on soit sur le même pied et qu’on discute comme personnes ayant le souci de bien servir les membres du syndicat.

Quand je demandais ce qu’elles pensaient, quand on faisait des exercices de mises en situation, c’était toujours très bref et ça allait toujours dans le sens de ne pas remettre en question ce qui avait été évoqué à partir des idées générales du cahier du participant qu’elles avaient reçu.

Quand arriva la fin de la journée, je leur demandai ce qu’elles avaient pensé de la formation et ce qu’elles en retenaient. Elles se disaient toutes satisfaites et toutes disaient qu’elles essaieraient de bien jouer leur rôle, même si, ce qu’elles n’avaient pas manqué de souligner toute la journée, ce n’est pas facile dans leur condition où les villages sont dispersés dans un très grand territoire et où, les gens de chaque localité se connaissant trop bien, elles n’ont pas toute la marge de manœuvre qu’elles voudraient.

Je les remerciai de leur bonne attention, les félicitai de leur engagement et leur ai souhaité bon courage. Je ramassais mes affaires tranquillement. Je devais sortir bientôt pour aller à un rendez-vous prévu une demi-heure plus tard.

C’est alors que l’une des participantes s’est approché du tableau blanc et a dessiné une carte de sa région en indiquant le village où elle travaillait et celui d’où elle venait. Une autre l’a suivie et a fait de même. Elles se sont relancées les unes les autres sur les particularités de leur village respectif. Puis, elles m’ont indiqué à combien de kilomètres étaient chacun de ces villages. L’une m’a raconté les baleines qu’elle avait vues. Une autre a parlé de la chasse que son père faisait quand elle était petite.

J’eus un éclair au moment malheureux où j’ai dû me résoudre à partir ayant déjà accumulé un retard important à mon rendez-vous : « La formation commence à peine. » C’est par là qu’il fallait débuter. Plutôt que de suivre l’ordre du jour de la formation, il aurait fallu passer du temps pour que chacune s’installe dans la relation, à la façon qui est la leur. Tout le reste aurait suivi facilement et rapidement. Je représentais la société impérialiste qui « savait », on m’avait laissé faire mon show, même si mes formations fonctionnent toujours à partir des exemples fournis par les participant·e·s, elles n’étaient pas pleinement engagées parce que l’échange (dire qui l’on est pour vrai, pas sous forme de CV) n’avait pas réellement eu lieu. La partie « Présentons-nous » qui inaugure chaque formation était trop orientée sur le travail et le rôle syndical, pas assez sur le rapport à ses proches et à la nature, en fait à ce qui intéresse des gens d’une culture où le savoir passe par le savoir-être-en-présence.

Je n’ai pas eu l’occasion par la suite de donner d’autre formation à des personnes des Premières Nations. C’est mon grand regret, mais je sais que j’aurais commencé par montrer sur la carte d’où je venais et dans quel sorte de paysage j’ai grandi, puis j’aurais laissé les gens dans le désordre dire ce qu’ils avaient à dire, quitte à y passer toute la matinée. Nous ratons la cible si nous essayons de transmettre les différents savoirs dans l’ordre que nous avons prévu alors que leur mode d’appréhension des choses est différent.

Ces différences culturelles sont importantes, et nous faisons comme si elles n’existaient pas. J’avais reçu en quelques minutes une formation plus riche que celle de toute une journée, qu’aucune pédagogie théorique ne pouvait me fournir.

LAGACÉ, Francis

Francis Lagacé

LAGACÉ Francis
8200, rue Hochelaga App. 5
Montréal H1L 2L1
Répondeur ou télécopieur : (514) 723-0415
francis.lagace@gmail.com.
www.francislagace.org
www.lesecritsfrancs.com

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