Édition du 16 avril 2024

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Débats

"Une lutte est engagée pour redéfinir le racisme"

Une lutte est engagée pour redéfinir le racisme. Reconnaître le racisme systémique amène l’antiracisme dit politique à pointer la responsabilité d’institutions comme la police. Peut-on inverser le sens du racisme ? Les personnes racisées en seraient coupables plus que victimes. Le journaliste Taha Bouhafs est ainsi poursuivi aujourd’hui pour avoir traité une policière d’ « Arabe de service ».

Qu’est-ce que le racisme ? La définition en procès
9 juin 2021 | mediapart.fr | bloc d’Éric Fassin - Indentités politiques

Naguère, en matière de racisme, les choses semblaient simples : il y avait en France, disons depuis les années 1960, avec la décolonisation et le reflux de l’extrême droite, un consensus apparent pour rejeter le racisme. Bien sûr, en 1983, il y eut d’un côté la Marche pour l’égalité et contre le racisme, de l’autre les premiers succès du Front national. Mais c’était aussi le moment où revenait en force, dans le débat public, la figure de la République universaliste. Ainsi, l’exception raciste semblait encore confirmer la règle antiraciste.

À l’époque, tant le racisme que l’antiracisme étaient définis comme des idéologies. En conséquence, il suffisait de répudier le racisme pour en être exonéré ; mais pour en être accusé, il fallait le revendiquer. Autant dire que le racisme, c’était l’autre. D’ailleurs, pour mieux le tenir à distance, on l’attribuait volontiers aux classes populaires : les élites éclairées s’en croyaient exemptes. Le racisme, pensaient-elles, n’était qu’un résidu idéologique dû à l’ignorance. Les lumières de la raison devaient pouvoir dissiper cette obscurité.

Racisme systémique

Depuis les années 1990, il est devenu de plus en plus difficile de se contenter d’une telle conception. En effet, le racisme n’a rien de résiduel. Au contraire, il pèse de plus en plus sur les minorités. Ce n’est pas seulement l’insulte ou l’agression ; ce sont aussi, et peut-être surtout, les mécanismes insidieux de la discrimination raciale, en particulier dans l’accès à l’emploi ou au logement, ainsi que dans les rapports avec la police. Cette prise de conscience a entraîné une nouvelle approche du racisme, moins idéologique que sociologique. Il s’agit, non seulement d’individus racistes, mais de mécanismes sociaux structurels : c’est ainsi qu’on parle de « racisme systémique ».

La question n’est pas tant de juger les intentions que les résultats, soit le racisme en effet. Force est de constater, par exemple, que des milieux professionnels qui revendiquent hautement l’antiracisme (universitaires, journalistes, politiques…) ne font guère de place aux minorités raciales. Cette redéfinition correspond ainsi à un véritable changement de paradigme. Non plus : qui est raciste ? Mais : qui subit le racisme ? C’est donc renverser le point de vue, en délaissant l’idéologie pour s’attacher à l’expérience des discriminations qui constitue ces personnes que l’on nomme désormais racisées.

Or dans le même temps, le vote d’extrême droite n’a cessé de progresser, à tel point qu’aujourd’hui, la victoire du Rassemblement national à l’élection présidentielle ne paraît plus impensable. Sans doute dira-t-on que la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen y est pour beaucoup. Encore faut-il noter, dans l’autre sens, que les idées de l’extrême droite ont gagné du terrain à droite, et même à gauche : la continuité des politiques d’immigration, d’un président à l’autre, et l’obsession croissante pour l’islam, de droite à gauche, en sont les signes les plus visibles.

Désormais, le racisme s’exprime à découvert. Loin de fermer la porte des médias, une condamnation pour incitation à la haine raciale l’ouvre grand. Tout se passe donc comme si la prévalence des discriminations raciales finissait par autoriser la parole raciste. À force de tolérer le racisme systémique, on a vu revenir, ouvertement, l’idéologie raciste : c’est ainsi qu’on présente le « Grand remplacement », discours de haine, comme une « théorie ». La banalisation des effets discriminatoires a donc légitimé le retour du racisme en intention.

Racisme et antiracisme politiques

Ce ne sont plus simplement des discours idéologiques, ni seulement des mécanismes structurels ; de plus en plus, le racisme s’inscrit dans des politiques. On l’a constaté contre les Roms, pris pour cibles jusqu’au sommet de l’État, de Nicolas Sarkozy à Manuel Valls ; contre les musulmans et surtout les musulmanes, comme le montrent les lois à répétition visant le voile ; et contre les minorités visibles, avec les contrôles au faciès que, condamné, l’État a justifiés devant la justice en 2016 au motif qu’ils viseraient « la seule population dont il apparaît qu’elle peut être étrangère ». La progression de ce racisme politique explique en retour la montée d’un antiracisme politique, porté en particulier par des personnes concernées au premier chef. Ce n’est donc pas un hasard si la question des violences policières y joue un rôle central : elle articule l’expérience partagée d’un racisme systémique avec la mise en cause de la responsabilité politique de l’État.

Le ministre de l’Éducation nationale ne s’y est pas trompé : le 21 novembre 2017, il annonçait porter plainte contre le syndicat Sud-Éducation 93, accusé d’organiser des ateliers en non-mixité, et surtout coupable d’oser parler de « racisme d’État ». Réclamant « l’unanimité de la représentation nationale », Jean-Michel Blanquer était salué ce jour-là à l’Assemblée nationale par une ovation générale, à commencer par Marine Le Pen. En opposition à l’antiracisme politique, un nouveau front républicain se constituait alors non pas contre, mais avec le Rassemblement national ; non pas contre le racisme, mais contre un nouvel antiracisme redéfini du point de vue des personnes directement concernées. D’ailleurs, les attaques récentes contre les réunions non-mixtes d’un autre syndicat, l’UNEF, permettent à la dirigeante d’extrême droite de donner une fois encore des leçons d’antiracisme. Et parmi celles et ceux qui s’indignent d’une telle récupération, beaucoup n’en imputent pas moins la faute à l’antiracisme politique...

Une offensive politique

Ce n’est pas un hasard si c’est en juin 2020 que le président de la République, en dénonçant les universitaires qu’il juge « coupables » de « casser la République en deux », a lancé l’offensive contre le « séparatisme ». C’était au moment précis où le comité Adama Traoré réussissait à mobiliser fortement la jeunesse ; en même temps, à l’heure de quitter ses fonctions, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, soulignait que « les institutions participent de la production des discriminations systémiques en France. » Cette institution de la République avait déjà démontré début 2017, dans une enquête sur les relations avec la police, que les jeunes hommes arabes ou noirs sont vingt fois plus contrôlés que le reste de la population. Et c’est encore elle qui venait de dénoncer en mai 2020, dans la police, « l’existence d’une dimension systémique de discriminations fondées sur l’origine à l’encontre d’un groupe entier. »

Or, sans même parler de les combattre, Emmanuel Macron a refusé de nommer les « violences policières » : pour lui, « ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Et son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, va jusqu’à déclarer avec une ironie cruelle : « Quand j’entends le mot “violences policières”, personnellement je m’étouffe ». Qu’importe le Défenseur des droits ! Le président s’en prend aux mots plutôt qu’aux choses : en effet, ne serait-ce pas plutôt dans un État policier qu’il est interdit de parler de violences policières ? La contradiction est patente : la rhétorique républicaine ne parvient plus à masquer des pratiques contraires aux principes de la République. D’ailleurs, pourquoi y aurait-il besoin de répéter ce mot à chaque phrase, s’il n’avait pas perdu une grande partie de sa substance à force d’être instrumentalisé pour justifier des dérives antidémocratiques ?

Ce qui se joue dans le refus du président de la République, il l’explicitera lors d’un entretien accordé à Brut le 4 décembre 2020. « Il y a des policiers violents ». Pourquoi récuser aujourd’hui l’expression qu’il utilisait pourtant en 2017 pendant sa campagne ? « Je peux vous dire “il y a des violences policières” si ça vous fait plaisir que je le dise. » Mais ce serait devenu un terme « politisé » pour ceux qui veulent « la dissolution de l’État ». C’est pourquoi « je n’aime pas donner crédit à un concept » ; ainsi, « je le déconstruis en disant : il y a des violences de policiers. » S’il préfère reconnaître des bavures de simples individus, c’est pour récuser leur caractère systémique. En effet, « violences policières », pour Emmanuel Macron, « c’est devenu un slogan », qui revient à affirmer « qu’il y a une violence consubstantielle à la police, comme d’autres disent : “il y a un racisme consubstantiel à la police”. » Il s’agit bien d’un déni du racisme institutionnel. En témoignent les poursuites contre Assa Traoré pour avoir nommé les gendarmes aux mains desquels son frère est mort – alors que ceux-ci, depuis 2016, ne sont toujours pas mis en examen. C’est pourquoi il était et reste légitime de parler d’une affaire d’État.

Du « nouvel antisémitisme » au « racisme anti-Blanc »

Or un tel déni est de moins en moins tenable. Aussi la rhétorique réactionnaire opère-t-elle actuellement un second renversement, pour annuler le premier : c’est l’antiracisme politique qui est accusé de racisme. Ne parle-t-il pas de race ? L’offensive contre « l’islamo-gauchisme », qui pour nos gouvernants inclut le postcolonialisme, l’intersectionnalité, en est la dernière illustration : « en biologie, ça fait bien longtemps qu’on sait qu’il n’y a pas de race », proteste ainsi en février 2021 la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal qui annonce une enquête sur les universitaires. Et nos politiques de condamner tout un champ lexical : « On parle de “non-mixité raciale”, de “blanchité”, de “racisé” », s’indignait déjà Jean-Michel Blanquer en 2017 ; « les mots les plus épouvantables du vocabulaire politique sont utilisés au nom d’un prétendu antiracisme alors qu’ils véhiculent évidemment un racisme. »

Point n’est besoin de comprendre ce vocabulaire pour le dénoncer : le ministre de l’Éducation nationale hésitait d’ailleurs en parlant de « ces ateliers qualifiés, j’ouvre les guillemets, de “non-racialisés”… et de “racialisés” aussi – je ferme les guillemets. » (sic) Quant au Président de la République, il évoquait des « discours racisés » (sic). Et qu’importe si la race (au singulier), concept antiraciste, n’a rien à voir avec les races (au pluriel), catégories empiriques pour les racistes ? Refuser ce vocable serait la condition nécessaire, mais aussi suffisante, pour échapper à l’accusation de racisme. L’antiracisme dominant dans les années 1980 visait une idéologie raciste ; dans les années 2010, il s’arrête au mot race. Dans cette perspective, le nouvel antiracisme serait un racisme nouveau.

Mais ce renversement lui-même redouble : les vrais racistes, ce seraient (surtout) des personnes racisées. En France, les Arabes et les Noirs seraient moins victimes que coupables de racisme. Pareil basculement ne s’est pas fait d’un seul coup. On peut repérer trois étapes. La première, c’est l’invention d’un concept : le « nouvel antisémitisme », que Pierre-André Taguieff qualifie plus précisément de « nouvelle judéophobie ». À la différence de l’ancien, dont il prendrait le relais, il serait ancré à gauche ; en outre, c’est dans les « banlieues », autrement dit les classes populaires issues de l’immigration, qu’on le rencontrerait surtout. Sur ces deux points, c’est bien l’ancêtre de l’islamo-gauchisme, notion que l’on doit aussi à Pierre-André Taguieff. Or les enquêtes empiriques de la CNCDH « nuancent » pour le moins cette hypothèse : selon le rapport annuel de 2016, aujourd’hui comme hier, « le rejet des juifs va de pair avec celui des musulmans, des étrangers, des immigrés. » Le vieil antisémitisme n’a pas été remplacé par le nouveau.

Deuxième étape, la légitimation de la notion de « racisme anti-blanc ». Si l’extrême-droite en a longtemps gardé le monopole, sur ce sujet comme sur d’autres, la droite a fini par la rejoindre – et avec elle une partie de la gauche. En 2005, à la suite d’un article du Monde évoquant « des violences anti-“Blancs” » (avec guillemets), un appel est lancé contre les « ratonnades anti-Blancs » (sans guillemets). Ce manifeste est alors dénoncé par les organisations antiracistes, comme SOS-Racisme, le MRAP et la LDH. Mais en 2014, une autre association, la LICRA, va se porter partie civile dans un tel procès, et obtenir gain de cause : pour la première fois, la justice prend en compte le « racisme anti-blanc » comme circonstance aggravante d’une agression.

« Arabe de service »

Ce n’est pas tout. Les personnes racisées ne sont plus seulement exposées à l’accusation d’antisémitisme et de racisme anti-blanc. La troisième étape, qui est en train de se jouer en ce moment-même, c’est de considérer qu’un Noir (ou un Arabe) qui insulte l’un des siens en tant que tel fait preuve d’un racisme intra-communautaire. Ce programme politico-judiciaire est dessiné par l’essayiste Raphaël Enthoven dans un tweet du 8 juin 2020 : « Pourquoi les crachats “arabe de service”, “collabeur”, “nègre de maison” ou “bounty” ne sont-ils pas tenus par la loi pour des injures racistes, ni punis à ce titre ? Quelle différence entre “sale nègre” et “nègre de maison” ? Pourquoi seule la première insulte est-elle répréhensible ? »

Il ne faut pas se laisser abuser par ce faux bon sens : ce n’est pas la même chose. L’expression « sale nègre » se veut redondante : elle vise toutes les personnes noires. En revanche, « nègre de maison » cible seulement certains Noirs, accusés de faire le jeu de la domination raciale. La première formulation renvoie à une nature essentielle ; c’est donc une injure raciste. La seconde signifie au contraire une propriété accidentelle (pour reprendre une distinction philosophique classique), soit un trait particulier ou une position singulière. C’est donc bien une insulte ; toutefois, elle est politique et non raciale.

Reste que cette bataille se déplace maintenant des réseaux sociaux aux tribunaux : la syndicaliste policière Linda Kebbab venait tout juste de porter plainte contre le journaliste Taha Bouhafs pour injure publique à caractère raciste. Le 3 juin 2020, cette représentante Unité SGP FO jugeait qu’à la mort de George Floyd, en faisant le rapprochement avec la mort de son frère, Assa Traoré « se saisit d’une affaire américaine qui n’a absolument rien à voir ». C’était au lendemain de la première des deux manifestations organisées par le Comité Adama Traoré, suscitant quelques jours plus tard la réaction d’Emmanuel Macron. Le reporter répondait alors d’un tweet : « A.D.S. : Arabe de service ».

À l’évidence, il ne parlait pas de tous les Arabes – au contraire. Mais la bataille porte bien sur la manière de définir le racisme. Contre les mobilisations antiracistes, Linda Kebbab déclarait en effet : « En France, il y a une chose qui est importante et que malheureusement on est en train de bafouer, c’est la non-racialisation des débats que certains veulent importer. » D’ailleurs, la LICRA se porte à nouveau partie civile. Et c’est à propos de la police, une nouvelle fois, que cette question est posée. Autrement dit, l’enjeu est bien politique : avec la définition du racisme, c’est du rôle de l’État qu’il s’agit.

Inverser le sens du racisme

Depuis les années 1990 et surtout 2000, en France, en même temps que les sciences sociales, les mobilisations antiracistes ont redéfini le racisme en partant de l’expérience des personnes racisées, c’est-à-dire de celles qui le subissent, plutôt que du point de vue de celles qui en sont accusées. C’est bien en ce sens que le comprennent les nouvelles générations. Passer ainsi de l’idéologie au résultat, ou encore de l’intention aux effets, a révélé, au-delà des cas individuels, une logique structurelle. En refusant de nommer ce racisme systémique, et donc de le dénoncer en tant que tel, les politiques ont paradoxalement confirmé que leur responsabilité était bien engagée : ne pas le combattre, c’est en être complice. Sans doute peut-on s’appuyer sur l’État pour combattre le racisme : sa condamnation pour les contrôles au faciès en est la preuve. Toutefois, le Défenseur des droits l’a souligné, les institutions jouent en même temps un rôle dans la production de discriminations systémiques.

En réaction, une contre-offensive a été lancée dont la rhétorique inverse le sens du racisme. Au lieu d’accepter que le racisme structurel engage notre responsabilité collective, elle pose que les véritables racistes seraient les personnes racisées. C’est le monde à l’envers. Depuis 2016, le scandale à répétition suscité par les réunions en non-mixité raciale s’inscrit dans cette histoire ; on pourrait même dire qu’il la récapitule. Présenter ces réunions comme « interdites aux Blancs », au motif qu’elles s’adressent à celles et ceux qui subissent le racisme, c’est agiter le soupçon de racisme anti-blanc. Or partager ces expériences, c’est la raison d’être de telles réunions.

Ce qui est visé, ce n’est pas seulement le lexique racial ; c’est bien le changement de paradigme, soit le fait de définir le racisme du point de vue des personnes dites racisées. « Sans la justice, vous n’aurez jamais la paix », scande le comité Adama Traoré place de la République. « L’antiracisme, c’est le racisme », lui rétorque aujourd’hui, dans l’espace médiatico-politique et jusque devant la justice, une bruyante rhétorique orwellienne, avant de conclure : « les coupables, ce sont les victimes ».


Ce texte a d’abord paru sur le site de l’Obs le 9 avril 1921. Je le reprends à l’occasion du procès de Taha Bouhafs où je suis appelé à témoigner le 9 juin.

Eric Fassin

Sociologue, Université Paris-VIII

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