Tiré du blogue d’Hélène Desbos.
Entretien réalisé le 25 juin 2019 à Hammamet.
Pouvez-vous vous présenter brièvement ?
Selma Ayari : Je m’appelle Selma Ayari, et je suis professeure de français à l’université de Mahdia. J’ai commencé à me mobiliser pour la cause des droits des femmes en Tunisie par le biais de l’association Irtikaa (ndlr :ONG Pour une Participation Féminine Active). Je suis par ailleurs membre fondatrice du RTJF : réseau tunisien des jeunes féministes.
Mariem Ben Ltaifa : M : Je suis Mariem Ben Ltaifa. J’ai étudié dans le domaine de la santé, plus précisément de la prothèse dentaire mais je n’ai finalement jamais exercé dans ce secteur car j’ai commencé à être active dans le domaine associatif et je suis maintenant formatrice et coordinatrice de projets interculturels. Avec Selma et deux autres membres, nous avons créé début 2019 le RTJF.
Comment vous est venue l’idée de créer le RJTF ?
S : Ces dernières années nous avons suivi trois formations sur la thématique de l’égalité des sexes, organisées par le FFMED, Fond pour les femmes en méditerranée.
(ndlr : le FFMED, créé à l’initiative de femmes engagées pour les droits des femmes dans la région méditerranéenne, est destiné à soutenir financièrement les projets visant l’égalité femmes- hommes dans les pays méditerranéens partenaires).
C’est lors d’une rencontre entre féministes de la méditerranée à Marrakech que nous avons décidé de concrétiser nos idées. Au terme de nombreux échanges, nous nous sommes senties assez outillées en terme de plaidoyer de droits humains et de droits des femmes pour faire quelque chose, c’est comme ça que l’idée du réseau est venu. Nous sommes déjà engagées dans l’association mère, « Irtikaa » qui est dirigée par des femmes plus âgées mais nous voulions faire quelque chose de plus frais. Le réseau est pour l’instant informel mais avec l’avancement de nos activités nous comptons lui donner un statut juridique et le créer officiellement.
M : Nous avons voulu prendre notre indépendance par rapport à l’association Irtikaa pour parler de sujets un peu osés. Nous avons une vision différente de l’organisation, une vision plus « jeune » et on voulait traiter des sujets qui nous préoccupe.
Quels sont les sujets vous avez pu abordés grâce au réseau ?
M : Une des thématiques les plus osées et qui n’est pas facilement abordé par les autres groupes de femmes est celle des droits sexuels et reproductifs. En Tunisie il n’y a pas de contenus créés par des jeunes parlant de sexualité de manière un peu marrante.
S : Exactement, les seules associations qui travaillent sur ce sujet sont des associations spécialisées dans la santé, mais jamais des associations de féministes ou de femmes. Nous voulons conscientiser les jeunes sur ce sujet et les alerter notamment sur le fait que le droit à l’avortement, qui est garanti par la loi, n’est jamais acquis. Dans un contexte tunisien en prise à la montée de certains mouvements plus ou moins extrémistes c’est un droit fragilisé. C’est le moment ou jamais de renforcer la visibilité de ce droit, de lui donner plus de vulgarisation auprès des jeunes qui ignorent la plupart du temps que l’avortement est gratuit et permis à toutes les femmes majeures en Tunisie, indépendamment de leur situation maritale.
Quelles actions avez-vous effectué pour traiter du sujet des droits sexuels ?
S : Notre première action a été de créer une campagne de sensibilisation sur les droits sexuels et reproductifs. La campagne est actuellement présente sur les réseaux sociaux puisqu’on a lancé une première vidéo sur la contraception. Nous avons choisi de réaliser une vidéo très légère adressée aux jeunes avec un ton humoristique. Nous programmons une seconde vidéo pour le 13 aout qui est la journée nationale des droits des femmes en Tunisie sur le thème du droit à l’avortement. Grâce à notre réseau, la campagne a eu un retentissement jusqu’en Algérie où l’avortement est interdit, ce qui est un bon début.
Comment l’idée de la campagne est-elle naît ?
M : Nous avons fait ce choix après un brainstorming sur les thématiques sur lesquelles nous voulions travailler : nous avons pensé aux droits sexuels et reproductifs mais aussi à d’autres thématiques car chacune des filles du réseau vient d’un environnement différent de la Tunisie. Nous avons finalement choisi le thème des droits sexuels après avoir plaisanté en créant une chaine de communication appelée « préservatif Chanel ».
La chaîne préservatif chanel ?
S : C’était une chaine de communication entre nous qui a pris ce nom du fait que les moyens de contraception sont de plus en plus chers en Tunisie, surtout avec la nouvelle loi de finance qui taxe le préservatif comme un produit de luxe. Il n’est plus distribué gratuitement dans les pharmacies ou les plannings familiaux. Lors du brainstorming , une des filles a présenté un projet de campagne sur les droits sexuels et reproductifs en disant « le préservatif à 27 dinars c’est un préservatif Chanel » et tout le monde a explosé de rire. Nous avons eu l’idée de donner ce nom à la campagne mais par peur que Coco Chanel porte plainte contre nous avons abandonné l’appellation mais pas la campagne.
Comment est organisée l’éducation à la sexualité en Tunisie ?
S : Malheureusement l’éducation à la sexualité se fait prioritairement par le porno. C’est le seul accès, bien que ce ne soit pas une éducation sexuelle mais une mal formation sexuelle. Nous n’avons pas vraiment instauré une éducation sexuelle en Tunisie.
Il n’y a pas une obligation à éduquer les jeunes à la sexualité dans les écoles ?
S : Non, pas du tout. A l’école la leçon porte sur la reproduction et non sur la sexualité. Je me souviens que dans le manuel du bac le clitoris n’était pas mentionné, et que l’appareil génital de la femme était appelé le vagin.
M : Dans mon collège, quand j’avais 13/14 ans on a eu une séance d’éducation à sexualité. Je me souviens qu’ils ont ramené toutes les filles du collège dans une salle de classe et nous avons parlé avec une intervenante des règles, de comment se protéger, des contraceptions. Mais nous étions jeunes et nous n’avions jamais parlé de ce sujet auparavant, cela revenait pour nous à regarder un film chinois. Je ne comprenais rien car l’intervenante parlait un langage que je ne parlais pas parce que c’était tabou pas dans ma famille. Plus tard, l’année du bac, nous avons parlé de la reproduction et de comment se protéger grâce à une professeure très ouverte mais ça dépend du bon vouloir des enseignant.e.s. Pendant mes études à l’université je me souviens qu’il y avait devant la faculté de médecine, à côté de mon école de santé, une tente où il était possible de prendre des préservatifs, mais aucune éducation n’était dispensée.
Le sujet de la sexualité est tabou dans la société ?
M : Oui et c’est problématique. Surtout pour les personnes qui viennent de zones rurales où e sujet est encore plus tabou qu’en ville. Pour ma part, c’est pendant la formation donnée par le FFMED que j’ai entendu pour la première fois parler de sexualité et non de reproduction : j’avais 25 ans, c’est quand même un peu tard. Je ne suis pas une exception, c’est la majorité des femmes dans notre société.
Si la contraception est gratuite, elle peut être difficile à demander ?
S : Oui, car la loi ne reflète pas la pratique. Concrètement, il y a toujours des difficultés. Concernant la contraception on entend souvent l’argument religieux : « c’est pas permis par la religion. ». Il y a aussi des tentatives d’intimidations des femmes, on leur demande un contrat de mariage, la présence du mari, du père pour avorter. Parfois des jeunes filles non mariées ont été dénoncées à la police ou à la famille pour les intimider. Les femmes ne se défendent pas car elles ignorent leurs droits.
Après le printemps arabe qu’est ce qui a changé pour les droits des femmes en Tunisie ?
M : Avant il y avait un seul parti qui décidait de tout et qui faisait semblant d’être à la faveur des femmes. Suite à la Révolution nous avons connu des hauts et des bas et donc des menaces sur ces droits. Mais s’il y a eu une très grande compétition entre des partis de différentes idéologies finalement je ne crois pas qu’on ait régressé.
S : Après la révolution il y a eu certaines lois votées en faveur des femmes comme la loi intégrale pour la lutte contre la violence faite aux femmes qui permet notamment de poursuivre les auteurs de violences faites aux femmes même si la victime ne maintient pas sa plainte. En ce moment est discuté au parlement la loi pour l’égalité successorale qui on l’espère sera votée. C’est une loi selon laquelle les femmes pourront enfin hériter à l’égale de leurs frères. Ça serait un bond énorme car maintenant les hommes héritent du double des femmes. Actuellement les forces s’entretuent à ce sujet et on va espère que cela va aboutir. Mais la lutte reste d’actualité car la transition démocratique est un moment délicat en ce qui concerne les droits des femmes.
C’est difficile d’être féministe dans la société tunisienne ?
M : Il y a une diabolisation des féministes dans notre société car on pense qu’elles veulent menacer la place et la valeur des hommes. Je regarde parfois sur les réseaux sociaux et je vois des commentaires tels que « je veux une femme féminine mais pas féministe ». Je crois qu’il y a une fausse idée de ce qu’est le féminisme et qu’on nous pense contre les hommes et non pour l’égalité. Ce qui est très ironique en Tunisie c’est que les femmes ont un niveau académique très haut, elles sont présentes dans tous les domaines professionnels mais par contre dans la société elles subissent une forte domination. Les femmes qui sont nées ici sont habituées à être dominées par un frère, par un mari, par la famille du mari… il y a toujours une personne pour dominer une femme.
S : C’est difficile d’être féministe oui. Les grandes figures féministes tunisiennes sont soit agressées soit insultées, elles ne sont jamais laissées tranquilles. On peut donner pour exemple la députée Bochra Belhaj Hmida qui a présidé la commission qui a travaillé pour la loi sur l’égalité dans l’héritage : elle a été diabolisée, moquée, insultée, menacée de mort. Oui c’est un peu dangereux d’être féministe, il faut rester discrète et se cacher pour éviter tout ça.
Comment expliquer cette résistance face aux revendications des femmes pour plus d’égalité ?
M : A mon avis, la raison de cette résistance vient de ce que doivent abandonner les hommes. Car il faut penser « qu’est-ce que moi, homme, je vais perdre pour permettre aux femmes d’avoir le même héritage, les mêmes droits et devoirs que moi ? » Parce que maintenant avec la crise économique la femme fait tout à la maison : elle travaille car on a besoin de son salaire, mais on a aussi besoin qu’elle s’occupe des enfants, du ménage… Pourquoi diviser ces devoirs avec elle si je peux juste rentrer à la maison et faire une sieste ? Cette résistance vient de ce que vont perdre les hommes.
Quels sont les stratégies des opposant.e.s aux mouvements pour l’égalité femmes/hommes ?
M : Je pense qu’il y a une utilisation de la religion et des traditions contre le féminisme. En Tunisie la tradition à la même valeur que la religion mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas écrites dans les textes religieux et pourtant qui sont imposées par la société. Je peux citer un exemple tout bête : le fait de fumer, c’est très mal vu pour une femme si elle fume mais c’est une habitude tout à fait normale pour un homme. Donc si je suis une femme et que je veux fumer je ne peux pas le faire car sinon : « qu’est-ce que les gens vont penser de moi ? » Et ça n’a rien à voir avec la religion, c’est seulement imposé par la société, une fille qui fume n’est pas une fille « bien ».
S : Exactement, par exemple, dans la religion musulmane, une femme qui travaille à la maison doit être payée par son mari. Un homme qui paye sa femme pour faire le ménage serait révoltant dans notre société mais c’est au cœur de la religion. Beaucoup de choses relèvent de la tradition plus que de la religion. L’inégalité, la violence viennent de nos traditions et non pas de la religion. Mais tout ça s’entremêle, qu’est-ce que la religion ? Qu’est-ce que la tradition ? On ne peut pas trancher.
Comment vous voyez le futur pour le féminisme dans votre pays ?
S : je suis optimiste, on lutte, on travaille, on essaie toujours d’être active, d’arracher nos droits, ça bouge en Tunisie, ça bouge !
M : oui je dirais de même que je suis très optimiste et que je crois aux petits changements à échelle locale. A chaque fois que quelqu’un prend part à une action, et fait un effort en faveur des droits des femmes c’est important et précieux. Le changement commence à l’échelle locale ou familiale. Avoir une seule personne qui voit un changement dans sa vie c’est déjà une réussite.
Quelques liens...
La page du réseau : Réseau Tunisien des Jeunes Féministes
La vidéo sur la contraception : Vidéo 1 : Droit à la contraception
La vidéo sur le droit à l’avortement en Tunisie : Vidéo 2 : le droit à l’avortement
LE FFMED : Med Women fund
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