Édition du 23 avril 2024

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De 1945 à 2020 à vol d’oiseau (Texte 12)

Des « Trente glorieuses » aux « Quarante-cinq douloureuses »…

Il est à toutes fins utiles impensable d’étudier ou d’analyser le syndicalisme sans le mettre en relation avec le développement du capitalisme et la présence dans la société de l’État. Le syndicalisme est, qu’on le veuille ou non, un phénomène social largement conditionné par l’activité économique et la vie politique d’un espace géographique donné.

Le combat de la composante syndicale du mouvement ouvrier s’est structuré pour l’essentiel autour de la conquête et la reconnaissance par les employeurs et par l’État de trois grands droits : le droit d’association syndical, le droit de négocier les conditions de travail et de rémunération et le droit de faire la grève. Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au sortir, en gros, de la Deuxième Guerre mondiale, dans les pays qui ont vu le développement de la classe ouvrière et la généralisation du salariat, ces droits ont tantôt été niés et tantôt plus ou moins reconnus par les personnes qui détenaient les entreprises ou qui dirigeaient l’État. Qu’en est-il maintenant de la période couverte par les années qui vont de 1945 à aujourd’hui ?

Quiconque se penche sur les soixante-quinze dernières années est en mesure de constater que les grands spécialistes en sciences humaines et en sciences sociales qualifient la période qui va de 1945 à 1975 de « Trente glorieuses » et pour ce qui est des années qui vont de 1975 à aujourd’hui certains osent parler d’années « douloureuses ». De fait, si les années qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont donné lieu à une certaine forme de reconnaissance des droits syndicaux et à une certaine reconnaissance institutionnelle du mouvement syndical organisé, les années qui suivent les trente glorieuses font contraste, nous assistons à la mise en place d’un nouveau système de relations entre l’État, les employeurs et les syndicats. Un modèle qui s’est largement inspiré des grands principes de l’idéologie néo-libérale.

Examinons d’un peu plus près ce qui a bien pu se produire durant des années.

Les trente glorieuses

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, dans les pays capitalistes développés d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et du Japon, se met en place la Société de consommation. Au sein de ce type de société, le mode de rémunération dit fordiste domine. La rémunération des salariéEs syndiquéEs est liée aux gains de productivité. Les salaires permettent d’accéder à l’achat des biens suivants : la consommation des appareils électriques, une automobile et pourquoi pas un bungalow. Durant les trente glorieuses, toujours dans ces pays qui se déploient sur trois continents, à quelques exceptions près, le taux de chômage annuel est bas, le niveau de vie de plusieurs membres de la classe ouvrière s’améliore.

Au Québec, il faut souligner que durant les quinze premières années des « Trente glorieuses », nous sommes en présence d’un gouvernement hostile à la pleine reconnaissance d’un véritable régime de libertés syndicales pour les personnes salariées. De 1944 à 1959, le gouvernement de Maurice Duplessis adopte une politique de répression ouverte à l’endroit des syndiquéEs des secteurs privés ou des entreprises gérées par les communautés religieuses qui oseront se mettre en grève. À partir des années soixante, le Québec entre dans ce qui a été appelé la Révolution tranquille. En 1964-1965 le gouvernement du Québec modifiera, suite à de nombreuses pressions syndicales, les lois du travail. Il étendra aux salariéEs des secteurs public et parapublic un régime de liberté syndicale similaire à celui en vigueur dans l’entreprise privée. Si l’économie poursuit sur son rythme de croissance durant les années soixante, il en ira autrement à partir de la première moitié des années soixante-dix. Le choc pétrolier de 1973 sonne le glas de ces quasi trente années de croissance économique quasi ininterrompues dans les pays capitalistes développés.

Les quarante-cinq douloureuses

Depuis les années 1974-1975 environ, nous avons assisté à une transformation progressive du capitalisme et du pouvoir politique. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des institutions qui permettent une nouvelle forme d’autorégulation du marché mondial. Les entreprises transnationales et le capitalisme financier parviennent à mettre en place de nouvelles règles de l’économie de marché. La classe politique, pour sa part, adopte les règles du jeu souhaitées par les barons du capitalisme oeuvrant sur la scène mondiale. Ces nouvelles règles ont des conséquences politiques majeures, dont les suivantes : l’érosion de l’État-nation et l’affaiblissement du mouvement syndical.

De nouvelles règles du jeu socialement et politiquement régressives

Les nouvelles règles du jeu ont pour effet d’éroder certains pouvoirs de l’État. Le pouvoir politique n’est plus en mesure de maîtriser la dynamique de la vie économique nationale. Constatons-le, les seules institutions qui peuvent exercer un contrôle quelconque sur le marché mondial sont de nature technocratique et les représentantEs des grandes entreprises ont un accès direct aux personnes en position de décider dans ces institutions. Nous sommes tous en mesure que le développement du marché mondial découle d’une stratégie politique qui est définie dans des institutions comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, le G7, le G20, les accords de libre-échange, etc..

L’État-nation ne fait plus le poids devant ces institutions. Les membres de la classe politique dirigeante de l’État-nation ne sont plus en mesure de contrôler et de déterminer leurs politiques économiques, sociales et également culturelles. Nous sommes devant une véritable régression démocratique qui profite principalement aux bonzes de la mondialisation (les personnes qui décident au sommet des entreprises transnationales et les membres de l’élite financière des places boursières et des entreprises financières).

Précisons que l’affirmation du primat du marché mondial, depuis la crise des années soixante-dix, a entraîné l’érosion des pouvoirs de l’État national et s’est accompagné du démantèlement de pans importants du Welfare-State. La nouvelle figure étatique qui s’est mise en place à l’heure du rétrolibéralisme a impliqué l’adhésion par les membres de la classe politique dirigeante aux règles du libre marché et à la soumission de la régulation politique aux exigences de la mouvance avec le moins d’entraves possibles aux capitaux mondiaux. Privatisation, déréglementation, workfare, ouverture aux capitaux étrangers, signature de traités de libre-échange, lutte à l’inflation, faible augmentation de salaire, réduction de la taille de l’État, baisse des impôts des entreprises et surtout affaiblissement du mouvement syndical sont devenus les nouveaux mots d’ordre des membres de l’élite économique mondiale et des personnes oeuvrant au sein des institutions politiques nationales et internationales.

Devant ces nouvelles règles du jeu, une question se pose : que reste-t-il de la capacité subversive du mouvement ouvrier aujourd’hui ?

Le mouvement syndical à l’heure du rétrolibéralisme

La naissance et le développement de la classe ouvrière s’est accompagnés d’un récit mythique. Marx et Engels voyaient dans cette classe laborieuse une classe capable éventuellement d’affranchir l’humanité des chaînes de la servitude. Le prolétariat se voyait investi d’une mission : celle de s’engager dans un combat politique visant à supprimer les rapports d’exploitation économique, de domination économico-politique et d’oppression (nationale, sexuelle, raciale, etc.)[1].

De toute évidence, aujourd’hui au XXIe siècle, les membres ou les dirigeantEs des organisations syndicales n’adhèrent pas à ce genre de combat émancipateur. De ces grands idéaux, il n’y a que la lutte pour l’équité salariale qui semble mobiliser une frange importante des salariées syndiquées. La lutte en faveur du respect de l’environnement intéresse un certain nombre de salariéEs syndiquéEs, mais combien au fait ? Les statistiques à ce sujet sont plutôt rares.

À l’heure du rétrolibéralisme, la capacité des organisations syndicales de mener des luttes offensives est réellement minée. Il semble quasiment impossible d’élargir, depuis le milieu des années soixante-dix, l’espace démocratique et le champ de la citoyenneté sociale, économique et culturelle dans les pays capitalistes développés. Les organisations syndicales dans ces pays sont sur la défensive et tentent, tant bien que mal, de préserver les acquis sociaux et salariaux de la période antérieure. L’horizon des luttes revendicatives se limite, pour l’essentiel, à une défense des intérêts sectoriels des adhérentEs. Le syndicalisme d’aujourd’hui a de la difficulté à saisir et à prendre en charge les problèmes et les aspirations de ses membres. Membres qui sont de plus en plus atypiques et qui arrivent sur le marché du travail avec de nouvelles aspirations. La classe ouvrière d’aujourd’hui est loin de correspondre à une classe homogène. Ses aspirations sont plurielles et, force est de le constater, loin de correspondre aux idéaux définis par Marx et Engels au XIXe siècle.

Yvan Perrier

9 mars 2020

[1] Exploiter action d’abuser à son profit ; dominer avoir la suprématie sur quelqu’un et opprimer soumettre à une autorité excessive.

Zone contenant les pièces jointes

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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