Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

Derrière les femmes kidnappées à Cleveland, la culture toxique de la masculinité

Une traduction d’un excellent reportage sur les kidnapping de Cleveland et une réflexion sur le facteur patriarcat dans ce phénomène. Tiré d’une émission diffusée sur Democracy Now le 9 mai dernier.

Traduction et organisation du texte, Alexandra Cyr,

Amy Goodman : Au moment de cette diffusion, Ariel Castro, le suspect accusé de quatre kidnappings et de trois viols est devant le tribunal en attente de ses accusations.

Pour aller plus à fond sur cet événement, nous rejoignons Jaclyn Friedman, directrice de Women, Action, and the Media qui a publié Yes Means Yes ! : Visions of Female Sexual Power and a World Without Rape. Nous discuterons aussi avec Eric Sandy directement de Cleveland. Il est journaliste à l’hebdomadaire, Cleveland Scene.

Jaclyn, parlez-nous de ce que vous avez écrit à propos de ce qui se passe en ce moment.

Jaclyn Friedman : Bon, je vois ce cas comme un exemple extrême d’une dynamique perverse dans notre culture qui est celle de la masculinité toxique. C’est la composante majeure de notre construction de la masculinité, celle qui est basée sur le pouvoir des hommes sur les femmes qu’elle déshumanise, réduit à des choses qu’ils utilisent pour leur plaisir et à d’autres fins. C’est facile de voir cet homme comme un monstre, un hors-la-loi, mais ce qui s’exprime à travers lui c’est ce que nous voyons partout dans notre culture : des hommes éduqués à penser que la façon de se comporter en homme, c’est d’avoir du pouvoir sur les femmes et de les déshumaniser.

Juan Gonzalez : Que pensez-vous du rôle antérieur de la police dans ce cas, ou de l’exercice de la loi…Ariel Castro avait sévèrement battu son ex-épouse et il n’a jamais, absolument jamais, été inquiété à ce sujet.

J.F. : Eh ! bien je ne suis pas du tout surprise. Il existe un continuum de violence. C’est bien facile de porter toute notre attention à ce seul cas. Parfois les résultats sont bien décevants. Le jour où on portera suffisamment attention au fait qu’un homme casse le nez de sa femme ou de son ex-épouse pour que les médias et la police s’y intéresse, alors seulement nous aurons fait du chemin.

Je pense qu’il est intéressant de savoir qu’Ariel Castro et Charles Ramsey, celui qui est intervenu pour libérer ces trois femmes, sont tous les deux impliqués dans de la violence familiale. (…) Charles Ramsey a été accusé de violence familiale n’est-ce pas ? (Dans la situation qui nous occupe) il a fait ce qu’il fallait faire : il est intervenu. Dans une situation où nous apprends que c’est privé, donc pas de nos affaires, il a agit, il est intervenu. Mais je pense que ces deux hommes avec leur histoire de violence familiale montrent que c’est quelque chose dont nous ne nous soucions peu. En fait, on pourra enseigner toutes les méthodes d’intervention que l’on voudra à l’entourage des victimes, tant que la règle de l’impunité persistera dans nos structures face à ce type de violence, on n’avancera pas. Si les corps policiers ne prennent pas cela au sérieux, s’ils regardent ailleurs, s’ils exercent moins de force contre cela que contre….les vendeurs de drogues… Si la police avait pensé qu’Ariel Castro était un revendeur de drogue, pouvez-vous imaginer la descente chez-lui, le SWAT à sa porte ?

A.G. : Je voudrais qu’on s’intéresse maintenant à Charles Ramsey celui à qui a aidé à libérer Amanda Berry. Bien sûr, on doit souligner qu’elle s’est libérée elle-même et qu’elle a sauvé les autres femmes et sa fillette détenues dans cette maison. Elle est celle qui a attiré l’attention.
(…) Dans une entrevue à la télévision locale, C. Ramsey explique pourquoi il a aidé Mme Berry à sortir de sa situation : « J’ai entendu crier. Je mangeais mon Big Mac. Je suis sorti et j’ai vu cette fille en train de virer folle en essayant d’ouvrir la porte et de sortir de la maison. Alors je me suis approché de l’entrée. Elle m’a dit de l’aider, qu’elle était là depuis longtemps. Alors j’ai tout de suite imaginé une situation de violence familiale. Alors j’ai ouvert la porte mais ce n’était qu’une fente ; pas moyen de passer plus que la main par là. Alors j’ai défoncé par le bas et elle est sortie avec une petite fille. Elle m’a dit d’appeler le 911 et que son nom était Amanda Berry. (…) J’ai compris que quelque chose était croche dans tout ça quand la fillette blanche a couru pour se réfugier dans mes bras de noir. Il y a quelque chose de croche ici. Ce fut comme une révélation. (…) Ou bien elle était sans abris ou elle avait de sérieux problèmes. Ce sont les seules raisons pour lesquelles elles pouvait demander refuge à un noir ».

A.G. : (…) Je voulais aussi parler de messages venant d’un autre reporter, Scott Taylor de 19 Action News de Cleveland. Il a dit avoir reçu une copie d’une lettre d’Ariel Castro datée de 2004. La police l’aurait trouvée dans sa maison. M. Castro dit : « Je suis un prédateur sexuel. J’ai besoin d’aide. Elles sont ici contre leur gré, elles ont commis l’erreur de monter dans le véhicule d’un pur inconnu. (…) Je ne comprends pas pourquoi j’ai continué à en chercher une autre. J’en avais déjà deux en ma possession ».
Éric Sander, savez-vous quelque chose à propos de cette lettre que la police aurait trouvée ? Je fais très attention à la formulation parce que les noms des deux frères Castro y figureraient mais ils viennent d’être exonérés de tout blâme.

Éric Sandy : Oui, nous avons su par des sources que la police aurait trouvé cette lettre. Ce qui devient intéressant, c’est qu’au même moment, d’autres sources nous disent qu’à ce moment-là, au début des années 2000, Ariel Castro connaissait au moins Gina DeJesus. Elle a été la troisième à être capturée en 2004. C’est à cette « autre fille » qu’il fait référence dans sa lettre. Encore une fois, je n’ai pas lu cette lettre mais de multiples sources en attestent l’existence et que la police la détiendrait maintenant. Elle contiendrait d’autres informations intéressantes. Nous travaillons en ce moment à faire corroborer certaines de ces informations plus spécialement en ce qui regarde les liens entre Ariel et Gina et bien sûr avec les trois femmes.

J.G. : Les accusations contre M. Castro viennent d’être prononcées. Il y en a 7 et il devrait fournir un cautionnement de 2 millions de dollars par accusation (…) donc 14 millions. (…) Éric Sandy allez-vous revenir sur cela dans votre couverture d’aujourd’hui ?

E.S. : Essentiellement, je veux élargir notre spectre. Nous sommes très intéressé à réunir tout ce qui concerne les rapports qui auraient été fait à la police dans cette situation depuis une dizaine d’années. Nous voulons savoir combien il y en a, en fait. Combien contiennent de fausses informations. La police se défend à ce propos. Il y a au moins un conseiller municipal qui a dit que souvent l’adresse n’était pas bonne, que d’autres informations étaient aussi erronées. Ce conseiller en parle publiquement. Alors nous voulons éclaircir cela.

En même temps, le Service de police de Cleveland examine leurs procédures pour le 911 et les employéEs qui ont pris l’appel de C. Ramsey et A. Berry. Ces procédures et ces employéEs sont maintenant sous investigation. Alors, nous allons, nous aussi, nous intéresser à tout cela au Service de police ; nous voulons savoir comment ils fonctionnent ordinairement quand il n’y a pas de cas spectaculaires comme celui-ci et qu’est-ce qui a pu mal fonctionner précédemment et mieux fonctionner lundi soir.

A.G. : Bien sûr, le Département de la justice enquête sur le Service de police de Cleveland. Ils vont remonter jusqu’à un an et demie avant ce moment. Jaclyn Friedman, tout cela arrive alors que le Pentagone vient de publier un rapport étonnant (je pense qu’on peut employer ce mot) qui révèle qu’ils évaluent à probablement 70 assauts sexuels ou viols par jour dans les forces armées soit quelque chose comme 26,000 en 2012, une augmentation de 37% depuis 2000. Pouvez-vous nous expliquer ce qui arrive en ce moment dans notre pays ?

J.F. : He ! bien, l’armée est l’ultime niveau de pouvoir dans la structure masculiniste. Cette situation est liée à la masculinité toxique et à l’impunité dont jouissent les violeurs. Nous savons que quand les viols sont rapportés et les violeurs accusés, -nous savons que la plupart ne le sont pas- mais quand ils le sont, il est peu probable qu’ils soient vraiment poursuivis si on compare avec les autres crimes violents. Et nous savons aussi que même lorsque des procès sont intentés, il est rare qu’ils aboutissent à des condamnations. Cela se passe dans les rangs des forces armées et en dehors. C’est pour cela que la violence sexuelle est endémique dans ce pays et ailleurs.

Tant que nous ne verrons pas la fin de l’impunité….Je veux ajouter quelque chose à ce sujet. Nous devons réformer nos corps policiers et les autres structures du système de justice pour que la population leur fasse confiance. Dire qu’il faut plus de policiers-ères, qu’ils et elles doivent être meilleurEs, il le faut absolument mais, nous devons aussi penser par exemple, à ces sans papiers qui se font violer. Les communautés et les individus, pour de bonnes raisons, ne font pas confiance à la police. Nous devons avoir de meilleures structures de justice. Il faut en faire une priorité, une culture. Il faut faire de la sécurité des femmes une culture. Si nous mettions la fin de la violence sexuelle en priorité nous y affecterions des ressources importantes. On le fait pour le programme de drones n’est-ce pas ? Alors, où sont les ressources pour résoudre le problème de la violence faite aux femmes.

A.G. : Je voulais terminer l’émission par un clip d’Élizabeth Smart. Elle a été kidnappée, a survécu au viol et a été détenue pendant neuf mois. Elle a été enlevée dans sa chambre à Salt Lake City à la pointe du couteau en 2002. Elle avait alors 14 ans. Elle a raconté avoir été violée tous les jours et forcée de participer à un mariage polygame. Elle décrit ces neuf mois comme un enfer. On a finalement réussi à la retrouver et à la sortir de cette situation. Elle a récemment fait parler d’elle par ses propos sur l’éducation à l’abstinence. Voici en partie, ce qu’elle disait à l’Université Johns Hopkin la semaine dernière. Portez attention :

E.S. : Je me souviens d’une professeure, à l’école, qui nous parlait de….bon, elle nous parlait de l’abstinence. Elle disait : Imaginez-vous que vous êtes une gomme à mâcher. Quand vous avez des activités sexuelles c’est comme si on vous mâchait. Si vous le faites souvent, vous devenez comme une vieille gomme à mâcher. Qui voudra de vous ensuite ?
C’est terrible. Personne ne devrait jamais parler comme ça. Dans ma situation, j’ai tout de suite pensé que j’en étais une ; je suis un vieux morceau de gomme à mâcher. Personne ne remâche ça. On jette ça. Et tout de suite tu te vois sans aucune valeur. Pourquoi même pleurer ? Quelle différence ça fait d’être rescapée ? Ta vie n’a plus aucune valeur.

A.G. : C’était Elizabeth Smart kidnappée et victime de viol qu’on a retrouvé après neuf mois sur la rue en Utah. Jaclyn Friedman, qu’est-ce que cela vous inspire en cette fin d’émission ?

J.F.  : Je pense qu’elle met le doigt exactement au bon endroit. Il faut que nous commencions à traiter l’humanité des femmes à égalité avec celle des hommes. Tant que nous n’aurons pas accompli cela il nous faudra réparer notre culture. Il nous faut changer nos compréhensions de la masculinité. Cela va demander un effort considérable dans toute notre culture.

A.G. Je tiens à vous remercier pour votre participation Jaclyn Friedman, (…). Merci aussi à Eric Sandy. (…) Nous nous tenons au courant.

Jaclyn Friedman

Directrice de Women, Action, and the Media qui a publié Yes Means Yes ! : Visions of Female Sexual Power and a World Without Rape.

Juan Gonzalez

Journaliste à Democracy Now

Democracynow.org

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