Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Des espoirs déçus au succès en Équateur

Partie 4 de l’entretien « Généalogie des Politiques de l’anti-dette et du CADTM »

Entretien avec Éric Toussaint, porte-parole et un des fondateurs du réseau international du Comité pour l’Abolition des Dettes illégiTiMes (CADTM). Propos recueillis par Benjamin Lemoine

15 août par Eric Toussaint , Benjamin Lemoine

Cet entretien fait la généalogie de la lutte anti-dette , des plaidoyers pour son annulation, comme de la création empirique, au service des combats politiques, des concepts d’« illégitimité », « d’illégalité », ou du caractère « odieux » des dettes publiques. Ou comment il apparaît nécessaire au Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (CADTM) -connu autrefois comme Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde - de s’allier avec les forces de l’opposition et les mouvements sociaux, dont les idées et les hommes, une fois parvenu(e)s au gouvernement, pourront contester et renverser la dette et son « système ». Néanmoins pour le CADTM, la priorité absolue va au renforcement de l’action de ceux d’en bas plutôt qu’au lobbying.

Cette troisième partie de l’entretien est consacrée à l’Argentine.

Nous publions cet entretien en 5 parties :

 1. La généalogie du CADTM et de l’anti-dette illégitime : les origines

 2. Les premiers terrains d’expérimentation de la méthode CADTM pour combattre les dettes illégitimes : les exemples du Rwanda et de la République démocratique du Congo.

 3. L’Argentine : la poursuite de l’action contre la dette illégitime.

 4. Des espoirs déçus au succès en Équateur. Les exemples de l’Afrique du Sud, du Brésil, du Paraguay et de l’Équateur.

 5. Grèce : L’ambivalence des dirigeants vis-à-vis de l’ordre financier et de la dette

L’histoire des audits serait-elle l’histoire des espoirs déçus et des renversements avortés ?

Pour revenir aux années 1990, à cette époque, nous travaillions beaucoup avec la gauche sud-africaine. La transition post-apartheid commence véritablement en 1994. Une grande partie du mouvement anti-apartheid international et à l’intérieur de l’Afrique du Sud portait la revendication de l’annulation de la dette

de l’apartheid, c’était présent d’ailleurs à la Bastille en 1989, avec Johnny Clegg qui était un chanteur sud-africain anti-apartheid. Là aussi, il en est sorti une déception car Nelson Mandela, au lieu de mettre en pratique ce qu’il revendiquait lorsqu’il était emprisonné, à savoir l’annulation de la dette de l’apartheid, a reconnu la dette contractée par le régime qu’il avait combattu. Cela a produit une grande frustration dans la gauche sud-africaine, au sein de l’ANC, du parti communiste sud-africain, de la Cosatu, le grand syndicat qui s’était constitué dans la lutte contre l’apartheid. Le fossé a grandi entre le secteur qui n’acceptait pas ce renoncement à exiger l’annulation de la dette de l’apartheid et le secteur qui appliquait la real politik et renonçait à ses principes en disant « si nous voulons attirer les investisseurs étrangers, il ne faut pas rentrer en conflit avec les créanciers ».

Bref, l’histoire des audits qui ont avorté est en effet plus longue que l’histoire des audits menés à bien : le Rwanda, la RDC, le Brésil, les Philippines |2|, le Paraguay, le Zimbabwe |3|, sans oublier l’audit grec dont nous parlerons plus loin.

Quels sont les facteurs qui expliquent selon vous ces échecs ?

Prenons le cas du Brésil. Avant d’accéder au pouvoir en 2003, le Parti des Travailleurs dirigé par Lula était favorable à la réalisation d’un audit. En septembre 2000, il avait d’ailleurs soutenu la réalisation d’un référendum populaire afin de mettre la pression sur le gouvernement de l’époque. Sur les 6 millions de participants à ce référendum, plus de 90% demandaient la réalisation de l’audit de la dette qui était d’ailleurs prévu dans la Constitution brésilienne depuis 1988. Plus de 90% se prononçaient également pour la suspension du paiement de la dette pendant la durée de l’audit.

Personnellement, j’entretenais des contacts étroits avec Lula et de nombreux membres du PT depuis 1990. Je suis allé une dizaine de fois au Brésil au cours des années 1990. Le CADTM a invité Lula en Belgique en 1991. En 1996, le CADTM a invité au contre-sommet du G7, à Lyon, José Dirceu, un des principaux dirigeants du PT à l’époque, ex-guerrillero qui a très mal tourné à partir de 2003. Une fois arrivé au pouvoir grâce aux élections de fin 2002, le PT et le président Lula ont bloqué toute possibilité de réaliser l’audit et ont reconduit les accords avec le FMI tout en le remboursant de façon anticipée. La dernière fois que j’ai rencontré Lula, c’était à Genève en juin 2003 lors du G8 tenu à Evian. Lula, qui était président du Brésil depuis le 1er janvier 2003, m’a invité à le rencontrer en compagnie de deux autres personnes, un dirigeant d’ATTAC France et une représentante du Forum social italien. Nous n’avons pu que constater nos divergences sur la question de la dette qu’il refusait dorénavant de remettre en cause, de même que vis-à-vis de la réforme néolibérale des retraites qu’il venait d’entreprendre (c’était à la même époque que la réforme Fillon des retraites en France). L’organisation brésilienne qui est membre du CADTM s’appelle « Audit citoyen de la dette » ; elle est très active depuis 2000-2001 et a obtenu en 2009 la mise en place d’une commission parlementaire d’audit de la dette. Mais, en son sein les parlementaires du PT se sont alliés à d’autres parlementaires conservateurs afin d’empêcher que les travaux n’aboutissent à une remise en cause de la légitimité de la dette brésilienne. Vu la dégradation grave de la situation économique du Brésil depuis 2 ans, la question de la dette externe et interne reviendra tôt au tard sur le devant de la scène.

Prenons maintenant le cas du Paraguay, pays enclavé entre le Brésil, l’Argentine et la Bolivie. En décembre 2008, le président progressiste Fernando Lugo, en place depuis 6 mois, m’a invité à l’aider à créer une commission d’audit de la dette paraguayenne. Je me suis rendu à Asunción pour une entrevue en tête à tête avec le président suivi d’une réunion avec le gouvernement paraguayen |4|.
JPEG - 9 koÉric Toussaint et Fernando Lugo
Il était évident que l’essentiel de la dette paraguayenne pouvait être qualifiée d’odieuse car elle était le résultat (c’est d’ailleurs toujours le cas) d’un contrat léonin passé au début des années 1970 entre deux dictatures militaires : la junte militaire brésilienne et la dictature paraguayenne du général Stroessner |5|. Le traité incriminé portait sur la construction et le fonctionnement du plus grand barrage mondial de l’époque, le barrage d’Itaipu. J’avais bien étudié la question sur la base d’une excellente documentation élaborée par des experts paraguayens. De plus, un ancien permanent de l’équipe CADTM en Belgique, le juriste paraguayen Hugo Ruiz Diaz Balbuena, était devenu conseiller du président Lugo, ce qui facilitait les contacts |6|. L’initiative d’audit international avec participation citoyenne a avorté sous la pression du gouvernement brésilien pendant la présidence de Lula. Il faut préciser que des grandes entreprises brésiliennes sont les principales créancières du Paraguay qu’elles exploitent. Alors qu’il devait signer le décret présidentiel de création de la commission d’audit, Fernando Lugo a finalement cédé devant la pression de Lula et de son gouvernement qui protégeaient les entreprises brésiliennes créancières. Lula, pour convaincre le gouvernement paraguayen de renoncer à réaliser l’audit international et de remettre en cause la dette réclamée par les entreprises brésiliennes, a fait quelques concessions marginales et a augmenté la somme payée annuellement au Paraguay par le Brésil pour l’électricité fournie par le barrage d’Itaipu |7|. Ceci dit, malgré les pressions du Brésil, un audit a quand même été réalisé par la Cour des comptes en 2010 et 2011 |8| et je suis retourné à cette époque au Paraguay à l’invitation du président Fernando Lugo. En juin 2012, il a finalement été renversé par un « coup d’État parlementaire », selon une formule qui avait été utilisée en 2009 au Honduras et qui a été appliquée récemment au Brésil pour renverser Dilma Rousseff, la présidente brésilienne qui a succédé à Lula à partir de 2010 |9|.
Le fait que la droite ait pu utiliser cette forme de coup d’État institutionnel tant au Brésil qu’au Paraguay tient en partie à l’incapacité de ces deux gouvernements de gauche d’affronter avec force les créanciers et de réaliser des réformes structurelles. Le soutien populaire dont ils ont bénéficié fortement au début de leur mandat a fini par s’émousser très profondément à cause des déceptions qu’entraînait la politique conciliatrice à l’égard du grand capital local et international. Quand la droite a décidé de passer à l’action
, le peuple de gauche était trop désenchanté et désorienté pour se mobiliser et défendre les gouvernants en place.

Il y a un cas où les tentatives de sabotage de l’audit de la part des pouvoirs nationaux, du FMI, etc. n’ont pas marché, c’est l’Équateur (voir plus loin). Oui, véritablement, c’est le seul car, sur la base des résultats de l’audit, le gouvernement a suspendu le paiement et obtenu un important succès contre les créanciers |10|.

Rapports aux contre-pouvoirs et pouvoirs : le succès équatorien

Si on s’attarde sur ce cas de l’Équateur, comment les contacts ont-ils été pris avec les opposants, qui sont devenus les futurs dirigeants ?
La règle générale que le CADTM applique, ce n’est pas la collaboration avec des autorités, mais plutôt le travail avec des mouvements d’opposition. Essentiellement des mouvements sociaux ou des forces politiques radicales ancrées dans les couches populaires. Au cours de l’évolution de la situation politique d’un pays donné, des gens qui étaient dans l’opposition peuvent arriver au gouvernement. C’est typiquement le cas de l’Équateur. Le CADTM y avait des contacts depuis 1999. En Équateur, une campagne en faveur de l’annulation de la dette s’était mise en place à partir de 1997-1998, lorsqu’au niveau international a été lancée la campagne Jubilé 2000. L’année 2000 devait être une année jubilaire pour le monde chrétien, et toute une série d’organisations chrétiennes – ce qui n’est pas le cas du CADTM – qui ont des relations avec les pays du Tiers Monde se sont engagées sur le thème : « L’année 2000 doit être une année du pardon des dettes. » L’Équateur est un pays chrétien et des chrétiens de gauche se sont lancés dans cette campagne. J’avais été invité en Équateur, en 1999 et en 2000, par ce mouvement chrétien pour l’annulation de la dette et surtout par le Centre de défense des droits économiques et sociaux (CDES), qui lui n’est pas dans la famille chrétienne. À l’initiative du CDES et en contact étroit avec des organisations chrétiennes de Norvège, nous avons soutenu une campagne précise pour dénoncer les créances réclamées par la Norvège à l’Équateur et à quatre autres pays en développement (Sierra Leone, Pérou, Jamaïque, Égypte). La Norvège avait endetté ces pays à partir des années 1980 pour leur vendre des bateaux de pêche et sauver des chantiers navals norvégiens. Cette campagne très bien argumentée a amené le gouvernement norvégien à annuler en 2006 les dettes qu’il réclamait. C’était une victoire concrète d’une campagne d’audit des dettes illégitimes |11|.

Rafaël Correa, l’actuel président du pays, est issu de la petite bourgeoisie, du mouvement chrétien et du mouvement scout, influencé aussi par la théologie de la libération. En 2007, quand Correa a commencé son mandat, il a pris comme ministre des Finances Ricardo Patino |12|, le dirigeant du mouvement contre la dette avec qui je travaillais depuis des années. En avril 2007, j’ai été invité par Ricardo Patino à une réunion du « mouvement dette » pour contribuer à la rédaction de décret présidentiel qu’allait adopter, en juillet, Rafael Correa et visant à instituer une commission d’audit de la dette. J’ai également conseillé fin avril – début mai 2007 le président équatorien et son ministre des Finances en ce qui concerne la création d’une Banque du sud entre l’Argentine, le Brésil, la Bolivie, l’Équateur, le Venezuela, le Paraguay et l’Uruguay |13|. Parallèlement aux conseils présentés aux autorités équatoriennes, le CADTM a participé à la rédaction de plusieurs lettres ouvertes des mouvements sociaux latino-américains aux présidents des 7 pays concernés afin qu’ils mettent en place une Banque du sud réellement alternative à des institutions comme la Banque mondiale et le FMI afin de soutenir une intégration des peuples et non celle du Capital |14|. Enfin à partir de juillet, en représentation du CADTM, j’ai participé très activement à la commission d’audit créée par le président Rafael Correa afin d’identifier les dettes illégitimes contractées pendant la période 1976-2006. Nos travaux remis au gouvernement en septembre 2008 et rendus publics en novembre 2008 |15| ont abouti à la suspension du paiement d’une importante partie de la dette réclamée à l’Équateur sous forme de titres souverains détenus principalement par des banques des États-Unis. Cette suspension unilatérale de paiement a abouti à une grande victoire. L’Équateur a imposé aux créanciers une réduction de 70% des dettes concernées. Cela a permis une forte augmentation des dépenses sociales à partir de 2009-2010.

Nous ne nous disons pas nécessairement que les mouvements avec lesquels nous travaillons vont arriver au pouvoir. Mais de fait, à certains moments, des gens avec qui on travaillait depuis un certain temps y arrivent… Par exemple, quand j’ai rencontré en 2007 Diego Borja, le ministre de l’Économie équatorien de 2008, devenu président de la Banque centrale du pays en 2010, il m’a dit : « Tu ne te souviens pas de moi, mais je suis venu aux réunions du CADTM en 1992 en Belgique. Je faisais mes études d’économie à l’université catholique de Louvain et je suis venu à des séances du CADTM. ». C’est bien sûr aussi le cas avec la Grèce, j’y reviendrai

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