Édition du 17 juin 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Que signifie la souveraineté alimentaire ?

Des voix de la République dominicaine : « La souveraineté alimentaire est le droit à la vie et le droit de bien vivre »

Ce concept implique le droit des peuples à définir leurs propres politiques et stratégies en matière de production, de distribution et de consommation d’aliments durables, dans le respect de leurs cultures et de leurs marchés locaux. Portée principalement par les mouvements sociaux et les organisations paysannes, la souveraineté alimentaire va au-delà de la sécurité alimentaire, qui se concentre sur la disponibilité et l’accès à la nourriture. Elle met l’accent sur le contrôle démocratique du système alimentaire par les personnes qui le produisent, le distribuent et le consomment, plutôt que par les entreprises et les marchés mondiaux. Faire de la souveraineté alimentaire une réalité plus large est un engagement quotidien porté par des dizaines de personnes paysannes dirigeantes à travers l’Amérique latine et les Caraïbes. Saludable Saberlo s’est entretenu avec l’une de ses figures clés, Elsa Sánchez, membre de l’Articulation nationale paysanne (ANC) et de la Confédération nationale des femmes paysannes (CONAMUCA) de la République dominicaine.

9 juin 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/06/09/des-voix-de-la-republique-dominicaine-la-souverainete-alimentaire-est-le-droit-a-la-vie-et-le-droit-de-bien-vivre/

Qu’est-ce que la souveraineté alimentaire ?

La souveraineté alimentaire, dans notre environnement, dans nos espaces paysans, est avant tout une proposition politique du mouvement paysan. Ensuite, elle constitue une réponse à une production paysanne organisée, articulée et coordonnée. D’après ce que nous comprenons, il ne s’agit pas de produire ce que les grandes entreprises ou l’agro-industrie nous imposent en matière de production alimentaire, mais ce que nous intégrons dans une production saine, au sein de nos communautés locales, à partir d’une approche agroécologique qui garantit une production respectueuse de la santé, des conditions nutritionnelles, et du droit de produire les aliments que nous souhaitons.

Autrement dit, je n’ai pas à recevoir l’ordre de produire des avocats toute l’année. Si je peux créer une ferme en polyculture, je n’ai pas à me conformer à l’idée que je dois produire des citrons verts persans simplement parce que cela rapporte plus. Ce que je dois faire, c’est mettre en place une ferme agroécologique ou une association qui garantisse la durabilité environnementale, qui permette de dire non à la monoculture.

Autrement dit, la souveraineté alimentaire est une proposition articulée du mouvement paysan, liée à une proposition politique en matière d’alimentation, de territoires, de biens communs et de l’ensemble de notre environnement. C’est pourquoi nous affirmons que, dans nos communautés, nous devons garantir cela afin d’assurer une durabilité environnementale et productive avec les personnes paysannes. Mais la souveraineté alimentaire est aussi un drapeau de lutte du mouvement. Cela fait plus de 30 ans que nous la célébrons, car c’est une conquête : celle de la prise de conscience, par les paysan·nes du monde, que produire selon une logique de souveraineté alimentaire, c’est garantir tous ces éléments : la terre, l’eau, le marché, une production durable, et l’accès à l’alimentation pour les communautés paysannes.

C’est tout un ensemble d’éléments qui convergent pour garantir la production et la consommation alimentaires à ces échelles, mais aussi pour faire en sorte que les agriculteur·rices puissent bénéficier d’avantages productifs issus de marchés sûrs, de circuits solidaires, d’échanges de semences — car tous ces éléments font partie intégrante de la souveraineté.

Qui sont les acteur·rice·s clés et quel rôle devraient-iels jouer pour rendre la souveraineté alimentaire possible ?

Récemment, nous avons parlé de l’agriculture familiale. En effet, dans de nombreux endroits, comme dans notre propre pays (la République dominicaine), il existe un plan national pour l’agriculture familiale. Pourquoi ? Parce que les acteur·rice·s clés de ce processus sont les familles, les paysan·ne·s, avec une vision de la production qui prend aussi en compte la perspective des femmes.

Ces dernières années, nous avons également pris conscience que nous faisons partie de ce rôle productif dans le pays, bien que nous soyons souvent invisibilisé·e·s. Les jeunes aussi, qui, d’une certaine manière, à travers tout le processus que nous menons, se sont engagé·e·s dans la production au niveau national. C’est pourquoi nous comprenons également qu’iels sont des acteur·rice·s clés de la production paysanne.

Depuis ces espaces, nous avons compris que nos pays doivent s’engager dans ce que beaucoup d’autres ont déjà accompli : une réforme agraire intégrale. Je peux vous dire qu’en République dominicaine, nous sommes actuellement en lutte autour de l’Institut agraire dominicain, qui a proposé une résolution visant à l’intégrer au Ministère de l’Agriculture, et non à en faire un organe autonome. Or, nous pensons que ce n’est pas juste, car la première chose dont doit disposer un·e paysan·ne, c’est la terre. Une terre légale, sécurisée, qui garantisse, à travers une proposition de réforme, la possibilité de produire.

C’est pourquoi les acteur·rice·s clés dans ce pays luttent pour l’accès à la terre, malgré le fait que nous ayons une loi agraire, un code, et même – sur la question de genre – une résolution inscrite dans le code foncier qui garantit le droit des femmes à la propriété foncière. Tout ce processus est en cours et cette résolution sera transmise au ministère de l’agriculture.

Toute cette lutte historique du monde paysan est en train de se perdre, car ici, dans ce pays, le processus de cadastrage et de réorganisation foncière a commencé en 1951, et les paysan·ne·s y ont participé activement. Aujourd’hui, les acteur·rice·s que nous avons identifié·e·s dans les propositions de lois, les programmes que nous avons portés pour garantir la souveraineté alimentaire ainsi que la propriété foncière et des ressources dans ce pays, continuent de brandir, comme on dit, le drapeau de la lutte, car nous avons le sentiment que le fruit de tant d’années de travail est en train de nous échapper.

Ce sont donc ces acteur·rice·s-là qui sont aujourd’hui au cœur du processus. Pour conclure : les femmes et les jeunes sont des act·eur·rice·s essentiel·le·s. Il est crucial de les rendre visibles parmi les acteur·rice·s et les décideur·euse·s, sur la base des propositions juridiques que je viens d’évoquer – des propositions issues directement de la paysannerie – et qui, aujourd’hui, doivent être appliquées de manière plus efficace pour soutenir ce que nous faisons en tant que product·eur·rice·s nationaux·ales.

Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels est confrontée la souveraineté alimentaire dans la région ?

Je pense que le premier défi, c’est de faire en sorte que la souveraineté alimentaire fasse partie de l’agenda des décideur·euse·s, qu’elle continue à être un drapeau de lutte, d’action, d’influence pour les mouvements sociaux. Qu’elle reste aussi au cœur du savoir et de la formation des nouvelles générations. Car nos jeunes doivent comprendre que ce n’est pas juste un concept abstrait : c’est un principe qui doit se transformer en action, en garantie d’accès aux ressources, à ce que nous possédons, à ce que nous produisons.

Je vous donne un exemple : il y a actuellement une lutte très forte autour de l’extractivisme minier. Pourquoi ? Parce qu’il détruit nos forêts, nos eaux, parce que la production alimentaire a diminué. Parce que beaucoup considèrent aujourd’hui qu’il vaut mieux importer que produire localement. La production alimentaire a diminué par rapport à il y a 10 ou 15 ans.

Pour nous, le grand défi est de maintenir vivante cette proposition comme agenda d’État, comme agenda pour le mouvement, des communautés et pour tout ce qui nous arrive, à nous, les nouvelles générations qui arrivent. Je pense que la question de la formation basée sur l’objectif de la souveraineté alimentaire constitue également un grand défi.

Nous préparons actuellement notre grand congrès latino-américain de la Coordination latino-américaine des organisations rurales (CLOC), un acteur de premier plan dans la défense de la souveraineté alimentaire. Même si cette proposition vient initialement de l’agenda de La Via Campesina Internationale, elle a été largement adoptée par la CLOC, qui l’a transformée en actions concrètes.

En ce moment, nous nous organisons pour faire en sorte que la souveraineté alimentaire ne soit pas simplement un axe transversal, mais bien un pilier central de tout le processus de formation, de coordination et d’organisation de ce grand congrès, qui se tiendra au Mexique. Nous devons l’intégrer dans tout ce que nous faisons : dans le cadre de ce mécanisme, de cette grande feuille de route internationale caribéenne, mais aussi à travers des alliances stratégiques. Il faut faire comprendre à la paysannerie qu’elle a le droit de produire et de consommer ce qu’elle cultive, et que cela ne sera possible qu’à travers un véritable processus d’éducation, d’autonomisation et de reconnaissance de ses savoir-faire.

Prenons l’exemple de la commercialisation : c’est un combat très difficile, car les intermédiaires nous encerclent, et chaque jour, ils remplacent la production paysanne par des monocultures.

Par exemple, moi, je vis dans une région caféière. Nos fermes pratiquent une agriculture en association : café, baies, chayotes, et toutes ces cultures qui nous nourrissent. Mais on a fini par croire qu’il fallait récolter le café et tout arracher pour planter des avocats, parce que c’est ce qui rapporte de l’argent. Résultat : une production qui ne nourrit même plus les paysan·ne·s, qui épuise nos sols et aggrave la crise de l’eau, l’un des principaux axes de travail actuellement.

En République dominicaine, il existe un institut appelé Institut latino-américain Florinda Soriano Muñoz, que nous appelons Mama Tingó. L’un des aspects essentiels de notre travail, sur les fermes que nous visitons dans le cadre de différents projets menés au sein des communautés, est la mise en valeur des fermes agroécologiques.

Ces fermes sont en cours de préparation, d’organisation, et servent de lieux de pratique et d’échange avec les jeunes, mais aussi au sein même de la paysannerie. Nos groupes s’appellent des convites, parce que nous avons compris que ce sont comme des invitations à se rencontrer et à partager.

Sur ces fermes, nous mettons aussi en œuvre toute une série de mesures visant à garantir l’aspect agroécologique de l’environnement dans lequel nous évoluons. C’est pourquoi nous travaillons, par exemple, à la plantation d’arbres d’essence forestière, à l’évaluation des types de cultures déjà présents, pour élargir l’association culturale selon la taille de la parcelle, les variétés disponibles, les ressources en eau, et l’impact du changement climatique dans la zone.

Nous menons ce travail dans plusieurs régions, notamment là où nous avons des étudiant·e·s impliqué·e·s. Les mesures que nous adoptons incluent également les échanges de semences à travers des foires communautaires, et toute notre signalétique est alignée sur les principes de la souveraineté alimentaire. Nous élaborons aussi des brochures et des matériaux pédagogiques, afin que les paysan.ne.s comprennent et partagent les savoirs liés à tous les processus que nous mettons en place. C’est cette approche que nous privilégions : que les paysan·ne·s puissent non seulement en parler, mais aussi la mettre en pratique, avec par exemple des barrières vivantes, des cultures associées ou encore de la production animale.

Nous organisons aussi des foires. Par exemple, dans ma communauté, il y a une foire appelée Peralta Puede, où l’on expose et vend tout ce qui est produit localement, aussi bien dans la communauté qu’à la campagne. Ces foires sont de véritables espaces d’échange – culturel, agricole, social. Nous y partageons nos savoirs et animons de nombreux ateliers et discussions sur ces thématiques. Nous préparons également une sorte de moment symbolique et mystique, car ces foires, qui ont lieu en août, sont aussi des moments de célébration.

Je pense qu’il faut faire connaître tout cela, le faire entendre, car je vous le dis : les 30 ans de célébration de la souveraineté alimentaire dans le cadre de la CLOC–Via Campesina, ça a demandé énormément d’efforts, d’échanges, de visibilité, d’ateliers, de forums, de webinaires, de tout… Parce que, malgré tout cela, le concept reste encore mal compris.

Et en plus, il y a eu sur ce chemin des processus négatifs : des discours, des politiques, des intérêts qui nous vendent une vision totalement contraire à la nôtre. Et pourtant, nous sommes toujours là.

Parce que la sécurité alimentaire n’est pas la souveraineté alimentaire. Et pour garantir une véritable sécurité alimentaire, il faut d’abord assurer la souveraineté alimentaire. Ce sont là des éléments que nous avons réussi à mettre en lumière au fil du temps, sans affrontement, mais en partant des réalités concrètes que vivent les communautés. C’est ainsi que, peu à peu, nous avons commencé à rendre visible ce qui était invisibilisé.

Que diriez-vous aux gens sur l’importance de la souveraineté alimentaire ?

Je dirais que les effets du changement climatique que nous vivons aujourd’hui peuvent être atténués grâce aux fermes agroécologiques. Et que même la production animale, qui a diminué ces dernières années, fait partie de ce que nous devons défendre comme revendication paysanne.

Comme je l’ai dit au début : c’est une proposition paysanne, et je suis convaincue qu’elle n’est possible que si nous nous unissons davantage, si nous l’intégrons en nous, et surtout, si nous la mettons en pratique. Il faut que la ou le paysan·ne à côté de vous comprenne qu’il ou elle ne peut pas avancer seul·e, car l’équilibre écologique du territoire est alors perdu. Il faut sensibiliser nos communautés au fait que la souveraineté alimentaire, c’est la garantie d’une terre saine, la garantie de notre eau, la garantie d’une production paysanne durable, et la garantie d’une alimentation saine, respectueuse des conditions sanitaires essentielles. C’est aussi la préservation de nos forêts et de nos équilibres naturels.

La souveraineté alimentaire, il faut la défendre dans son ensemble, dans toute sa globalité. Comme le disent nos camarades d’Amérique centrale : le droit à la vie, c’est la souveraineté alimentaire, c’est le droit au bien-vivre. Le droit à la vie et le droit au bien-vivre.

C’est pour cela que nous disons la souveraineté alimentaire, c’est maintenant — pas plus tard. Parce que les générations futures, si nous n’agissons pas, ne la trouveront plus. C’est maintenant qu’il faut garantir ce droit fondamental.

L’appel est donc le suivant : unissons-nous d’une seule voix, d’une seule main, avec nos propositions, avec nos décisions, et lorsque nous nous asseyons avec les décideurs pour prendre des décisions, nous partons avec des propositions claires.

Cette année, un événement majeur aura lieu, totalement aligné avec les principes de la souveraineté alimentaire, où les expériences du monde entier seront mises en lumière. C’est donc un appel à l’unité, à la coordination, et à l’engagement, pour que nous participions à tout ce qui peut être construit au niveau national, régional et continental.

Cet article est une version traduite de l’interview qui a été publiée pour la première fois sur Saludable Saberlo.
Cette publication est également disponible en English.
https://viacampesina.org/fr/des-voix-de-la-republique-dominicaine-la-souverainete-alimentaire-est-le-droit-a-la-vie-et-le-droit-de-bien-vivre/

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