Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

Géopolitique de crise en Asie du Nord-Est

Tirs en rafale de missiles balistiques par la Corée du Nord (qui développe un programme de miniaturisation de l’arme nucléaire), reprise des grandes manœuvres militaires conjointes entre Washington, Séoul et Tokyo… L’Asie du Nord-Est est une nouvelle fois un foyer de tension dans une région où toutes les grandes puissances se font face.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
29 novembre 2022

Par Pierre Rousset

L’attention internationale se focalise sur l’Ukraine et Taïwan, cependant la péninsule coréenne est aussi un foyer de tension nucléaire qui s’avive périodiquement. C’est le cas aujourd’hui [1]. L’alternance entre moments de détente ou de tension renvoie souvent à des facteurs « internes » à la péninsule et pas seulement, voire très peu, à la géopolitique des grandes puissances [2]. C’est encore le cas aujourd’hui.

La crise actuelle s’inscrit dans un temps long qui renvoie au programme militaire que développe la Corée du Nord, mais l’élection sur le fil (par 48,56% contre 47,83% à son adversaire) en mai dernier du président sud-coréen Yoon Suk-yeol (Yun Seok-yeol) [3] y contribue. Ce conservateur au profil de faucon, sans expérience, a d’emblée rompu avec la diplomatie prudente envers la Pyongyang que prônait son prédécesseur, Moon Jae-in. A l’époque de Moon, un accord avait pu être conclu entre Pyongyang et Séoul pour éviter toute provocation militaire et un risque de guerre « accidentelle ». Il incluait l’instauration de zones tampons en mer et d’exclusion aérienne au-dessus de la zone démilitarisée séparant les deux Etats. Yoon pour sa part ferme la porte à toute forme de dialogue et veut que la Corée du Sud ait les moyens militaires d’une attaque préventive contre son voisin du Nord, affichant une ligne plus dure que de précédents présidents conservateurs.

Yoon Suk-yeol incarne une véritable réaction politico-idéologique par son antiféminisme virulent, surfant sur une vague de masculinisme chez les jeunes hommes, en riposte au mouvement #MeToo. Il chante les louanges du président Chun Doo-hwan qui écrasa dans le sang, en 1980, le soulèvement populaire de la ville de Gwangju, dans le sud du pays. Son régime et faible, instable et c’est peut-être pourquoi il a, sans tarder, réclamé la reprise des grandes manœuvres militaires annuelles menées conjointement dans la région par les Etats-Unis, la Corée du Sud et le Japon. La politique de détente entre Séoul et Pyongyang était certes au point mort, mais Moon avait obtenu leur suspension en 2018 [4]. Elles se sont donc à nouveau déroulées cette année, début novembre, sous le nom de « Tempête vigilante », mobilisant des moyens particulièrement importants – des centaines d’avions, dont des bombardiers lourds B-1B.

En 2017, Rodong Sinmun, le journal officiel du Comité central du Parti des travailleurs de Corée (PTC), avait abondamment commenté l’élection de Moon Jae-in. Cette fois-ci, il s’est contenté de rapporter d’une phrase celle de Yoon Seok-youl [5], manifestant ainsi sa réprobation.

 La politique des tirs balistiques

L’état de crise se manifeste cette année par un nombre de tirs de missiles balistiques sans précédent de la part de la Corée du Nord, en octobre-novembre tout particulièrement. Ainsi, vingt-trois missiles balistiques au moins ont été tirés par Pyongyang dans la seule journée du 2 novembre, soit plus que durant toute l’année 2017, lorsque Kim Jong Un (Kim Jong-un selon la norme sud-coréenne) et Donald Trump s’injuriaient copieusement à coup de Twitts. L’un de ces missiles est tombé près des eaux territoriales de la Corée du Sud, au-delà de la ligne maritime faisant office de frontière entre les deux Etats, ce que le président sud-coréen a dénoncé comme une « invasion territoriale de fait » [6]. Le 9 novembre, un nouveau tir a été effectué à une date politiquement choisie : durant le dépouillement des votes au Congrès des Etats-Unis et deux jours avant la réunion d’un sommet des dirigeants de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) [7].

Les tirs en rafale qui ont suivi sont une réponse à la reprise des grandes manœuvres aéronavales menées par les Etats-Unis, la Corée du Sud et le Japon, que Pyongyang a qualifié d’«  agressives et provocantes ». Le tir du 18 novembre a été particulièrement provocateur – il s’agirait en effet d’un missile balistique intercontinental (des analyses sont en cours pour le vérifier) qui a touché la zone économique spéciale du Japon (suscitant une protestation vigoureuse de Tokyo). Ce dernier test ressemble très fort à une réponse à Xi Jinping qui a joué l’apaisement avec Joe Biden lors du sommet de G20 qui s’est achevé le 16 novembre à Bali. De plus, Xi s’est, à cette occasion, entretenu avec le président sud-coréen Yoon Suk-yeol, les deux présidents affichant là aussi leur entente : « Tandis que Xi Jinping a exprimé l’intérêt de la Chine pour “l’audacieux plan“ sud-coréen d’aide économique à son voisin du Nord, le président Yoon a demandé au président chinois de jouer un rôle plus actif et plus constructif pour amener le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un à la raison. Les deux hommes sont tombés d’accord pour la mise en place de contacts réguliers de haut niveau  » [8].

Dans la foulée du G20, Xi Jinping s’est rendu à Bangkok pour assister au Forum de coopération économique de l’Asie-Pacifique (APEC) où il a rencontré Fumio Kishida, Premier ministre japonais. Représentant les deux principales économiques asiatiques, ils ont proclamé leur volonté de développer une «  relation stable  », alors même que Tokyo est politiquement ciblé par les tirs de missiles nord-coréens. Sur le fond, Xi Jinping n’a rien lâché, concernant Taïwan en particulier, mais ce ballet diplomatique a dû contrarier souverainement Kim Jong-un !

 L’heure est à l’escalade

La date à laquelle nombre de tirs ont été effectués cette année ont donc souvent eu des objectifs conjoncturels, mais leur intensification exceptionnelle s’inscrit aussi dans un agenda d’ensemble qui court sur plusieurs années et dont a rendu compte, à nouveau, le 8e congrès du parti-Etat (le PTC), qui s’est tenu en janvier dernier [9]. Cet agenda comprend un volet intérieur sur lequel nous reviendrons ultérieurement. En matière militaire, la feuille de route vise à rendre l’arsenal nucléaire nord-coréen opérationnel en renforçant la qualité de ses lanceurs et en miniaturisant l’arme atomique. Pyongyang laisse, de plus, entendre que le régime pourrait procéder prochainement à un nouvel essai nucléaire (le dernier remonte à 2017).

Le programme annoncé au congrès du PCT est particulièrement ambitieux, incluant le développement rapide d’armes nucléaires dites « tactiques », de missiles à même de transporter de multiples ogives, de satellites de reconnaissance militaire et d’« ogives à vol plané hypersonique ». Ce programme nécessite de nombreux tests, prolongeant ceux déjà effectués auparavant comme l’envoi de missiles de croisière en mars 2021.

L’an dernier, le programme du mois de septembre a été particulièrement chargé avec des missiles balistiques à courte portée KN-23 lancés depuis un train (une innovation), le tir de missiles de croisière à longue portée capables de transporter une ogive nucléaire, le premier missile dit hypersonique Hwasong-8. Dans la foulée, en octobre, un mini-missile balistique a été lancé depuis un sous-marin et Pyongyang a organisé sa première exposition « Autodéfense 2021 », présentant des armes déjà testées ou qui devaient l’être ultérieurement. Enfin, pour bien débuter l’année 2022, deux tests de véhicule de rentrée manœuvrable (MaRV), présentés par Pyongyang comme des missiles hypersoniques, ont été effectués en janvier.

Ce dernier test, notamment, renvoie à la volonté affichée depuis plusieurs années par le régime nord-coréen de développer ce qu’il appelle des « armes tactiques ». Maniables et pouvant voler à basse altitude, elles sont conçues pour échapper aux systèmes de défense antimissile balistique de la région. Pyongyang a démontré sa capacité à les produire par une série d’essais, dont ceux-ci : une « arme tactique guidée » en avril 2019 ; de nouveaux missiles balistiques à courte portée à combustible solide ressemblant à l’Iskander russe en mai 2019 ; une variante améliorée des missiles balistiques à courte portée de type KN-23 Iskander en mars 2020…

Comme toujours, concernant les régimes « opaques », communiqués et articles officiels sont décryptés pour analyser l’évolution du vocabulaire employé, l’apparition d’un adjectif, la disparition d’une formule, les silences, les euphémismes ou les superlatifs.

Signe d’escalade, les ambitions nucléaires de la Corée du Nord ont été rendues publiques. Pendant longtemps, les tirs ont eu officiellement pour objet le « développement de satellites » (un camouflage linguistique qui ne trompait personne, mais pouvait avoir son utilité diplomatique). Changement de ton le 25 mars dernier. Le quotidien Rodong Sinmun a commenté sans fards le «  test-lancement du nouveau type d’ICBM Hwasongpho-17 » effectué la veille «  en préparation de la guerre contre les États-Unis  », citant la volonté de Kim Jong Un de « continuer de renforcer qualitativement et quantitativement la puissante dissuasion de guerre nucléaire afin d’assurer la sécurité du pays et de faire face à toutes sortes de crises potentielles à l’avenir » [10] Le 28 mars, il a enfoncé le clou : «  nous continuerons à atteindre l’objectif de renforcement des capacités de défense nationale, à développer davantage de moyens de frappe puissants pour en équiper notre armée populaire  » [11]. Pour Karen Yamanata, l’usage dans ce contexte de la formule «  moyens de frappe » («  strike means ») en lieu et place de «  moyens de défense » («  defence means ») manifeste la volonté d’afficher une posture « agressive ». Le 5 avril, c’est au tour de Kim Yo-jong, cadre de haut rang et influente sœur de Kim Jong Un, de publier deux déclarations affirmant que Pyongyang riposterait par des frappes nucléaires si la Corée du Sud lançait une attaque préventive – prenant donc l’initiative de recourir à l’arme atomique. [12]

L’accélération constante de la mise en œuvre de ce vaste programme militaire viserait notamment à renforcer la main de Pyongyang en vue de négociations avec Washington. L’un des objectifs de ces négociations serait l’obtention du statut officiel de puissance nucléaire, or aucun des Etats aujourd’hui reconnus tels ne le veut, et cela constituerait en outre un précédent fort dangereux. Les cinq puissances aujourd’hui reconnues siègent au conseil de sécurité de l’ONU : la Chine, les Etats unis, la France, le Royaume uni, la Russie. Accueillir dans ce club très ferme la Corée du Nord serait évidemment ouvrir une boite de pandore. L’Inde, le Pakistan et Israël détiennent l’arme… et d’autres pays seraient encouragés à s’en doter (le Japon…), donnant un nouveau coup de fouet à la prolifération.

Il semble douteux que Pyongyang soit à même de réussir à moderniser et à rendre opérationnel un arsenal militaire intercontinental dans les délais officiellement envisagés – ce type de programme prend en effet beaucoup de temps, à supposer que l’Etat concerné en ait les moyens scientifiques et technologiques. Cependant, même la simple possession de missiles balistiques ou hypersoniques rudimentaires dotés d’une ogive nucléaire - même pas très fiable – aurait une portée politique régionale, menaçante pour la Corée du Sud, le Japon et les habitant.es de cette partie du monde.

L’heure est donc à l’escalade. La perspective de négociations sur le gel du programme nucléaire nord-coréen est au point mort [13], Séoul n’ayant rien à offrir en ce domaine (Yoon Suk-yeol envisageant seulement une « aide économique massive » en cas de démantèlement de l’arsenal nord-coréen) et Kim Jong Un ayant réitéré en mai dernier que dorénavant « L’arme nucléaire n’[était] pas négociable. ». Son utilisation préventive est de plus officiellement envisagée.

Une loi de 2013 autorisait la Corée du Nord à utiliser « des armes nucléaires pour repousser une invasion ou une attaque d’un État nucléaire hostile et effectuer des frappes de représailles  ». En septembre 2022, une nouvelle loi a été adoptée donnant dorénavant au régime « le droit de recourir “automatiquement“ à des frappes nucléaires préventives pour se protéger et interdisant tous pourparlers concernant la dénucléarisation  » du pays. Il s’agirait de répondre préventivement si Pyongyang croit détecter un risque d’attaque imminente par des armes de destruction massive ou contre des « cibles stratégiques » (dont les dirigeants du pays).

Yoon Suk-yeol, pour sa part, veut être à même de frapper de manière préventive l’infrastructure nucléaire et le système de commandement de la Corée du Nord si une attaque imminente nord-coréenne est suspectée par les services sud-coréens. [14]

 La situation intérieure en Corée du Nord

Le régime nord-coréen doit faire face à une situation socio-économique très dégradée du fait des sanctions internationales qui lui ont été imposées en réponse à de précédents épisodes nucléaires, d’inondations et des conséquences d’une épidémie virulente de Covid-19.

Face au danger représenté par la pandémie de Covid-19, le pays s’est refermé en janvier 2020, bloquant le commerce transfrontalier, expulsant travailleurs humanitaires et diplomates étrangers. Kim Jong Un a plus que jamais invoqué l’idéologie officielle du régime, à savoir le Juche prônant l’autosuffisance, alors que la Corée du Nord dépendait en fait depuis longtemps de l’aide chinoise et internationale. Pour mettre en œuvre l’autarcie dans les campagnes, le contrôle de l’Etat sur la paysannerie a été brutalement durci, après une période plus tolérante. Le tout a exacerbé la pénurie alimentaire et la stagnation économique avec la réduction considérable du commerce légal, l’effondrement des marchés informels, un coup de frein à la contrebande et au va-et-vient de travailleurs journaliers transfrontaliers non déclarés en Chine.

La fermeture du pays a probablement retardé l’arrivée de la pandémie. Cependant, dès mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé qu’une épidémie de Covid-19 se développait en Corée du Nord, malgré les dénégations du régime. Ce n’est qu’en mai 2022 que Pyongyang a fait état de premiers cas confirmés d’infection. Il semble très difficile d’évaluer le niveau de l’épidémie dans ce pays de 26 millions d’habitant.es où, en dehors de Pyongang, le système de santé est particulièrement déficient et singulièrement démunis face au Sars-Cov-2. Tout manquait (y compris de quoi tester), alors que le régime avait refusé les offres de fournitures de vaccins Sinovac venus de Chine et AstraZeneca du programme Covax (des contacts officieux seraient en cours pour envisager l’importation de vaccins, ARN de préférence).

Face à cette situation, le gouvernement a ordonné un confinement à l’échelle nationale, l’armée étant chargée de distribuer médicaments et fournitures. Les dangers sanitaires sont considérables. Certes, les contacts avec l’étranger restent très limités (peu de voyages) et le taux d’obésité (un facteur de risque) est faible en Corée du Nord, mais une partie importante de la population est mal- ou sous-alimentée (état de sévère malnutrition chronique), âgée, possédant peu d’immunité. La menace d’une crise humanitaire plane.

Kim Jong Un tente de protéger l’élite qui constitue sa base sociale en lui garantissant un accès privilégié aux soins, en la fournissant en masques, en lui enjoignant de respecter la distanciation physique. Cette base sociale a bénéficié de l’évolution du régime qui a rompu avec les canons austères d’antan, autorisant une « occidentalisation » de son style de vie et le renforcement de ses privilèges. La stabilité de l’Etat pourrait être minée si le pacte entre le pouvoir dictatorial, dynastique, ethno-nationaliste de Kim Jong-un et cette élite se désagrégeait. Raviver les tensions internationales peut, pour une part, viser à étouffer l’expression des contradictions internes à la société nord-coréenne.

 Positionnements internationaux

La péninsule coréenne qui vit dans une situation permanente de crise latente, aucun traité de paix n’ayant été signé depuis l’armistice qui a mis fin à la guerre de Corée en 1953 [15]. Comme on l’a vu, le passage d’une crise latente à une crise ouverte semble bien être dû, aujourd’hui, avant tout à des facteurs essentiellement endogènes.

En effet, Joe Biden avait bien d’autres priorités que la Corée, à tel point que la rédaction du Gardian s’en est inquiétée, alors que la situation pourrait déraper. «  Les perspectives de règlement de la question [coréenne] ont rarement paru aussi sombres. Kim Jong-un est généralement expert pour attirer l’attention. Mais celle de Joe Biden est ailleurs. Certes, le voyage à Séoul, le mois dernier, de la vice-présidente américaine, Kamala Harris, était la troisième visite importante de son administration cette année. Les récents exercices trilatéraux des États-Unis, du Japon et de la Corée du Sud ont provoqué les derniers tirs de missiles ; le porte-avions USS Ronald Reagan, qui a participé à ces exercices, est récemment revenu dans les eaux proches de la péninsule. Mais les États-Unis se concentrent sur la guerre en Ukraine et la crise énergétique et du coût de la vie qui en découle, ainsi que sur la rivalité stratégique avec la Chine et sa myriade de problèmes intérieurs. Pyongyang n’est pas à l’ordre du jour. » [16] »

En novembre, la Russie a appelé Pyongyang à faire preuve de calme et de modération (un comble de la part de Poutine !). Quant à Pékin, on peut penser que Xi Jinping n’aime guère que la menace nucléaire soit brandie ni que Kim Jong Un interfère ainsi alors qu’il cherche à resserrer les liens économiques avec Séoul à l’heure où Washington tente de lui fermer l’accès aux semi-conducteurs haut de gamme (la Corée du Sud en est le principal producteur, après Taïwan).

Ceci dit, quelle que soit l’origine première de la crise présente, toutes les grandes puissances sont directement concernées par cette partie du monde. La Chine, la Russie et le Japon partagent des frontières terrestres ou maritimes avec la péninsule, les Etats-Unis y ont implanté leur plus important réseau de bases militaires à l’étranger.

Pékin et Moscou ont besoin d’un Etat tampon entre leurs frontières et la Corée du Sud (où plane l’ombre de l’Empire US), pour éviter que des forces US campent à nouveau à leurs frontières (un cauchemar !). Or, une crise d’effondrement en Corée du Nord se ferait au bénéfice de Séoul et Washington.

Kim Jong-un tient lui aussi bien compte de la situation internationale, tirant les leçons de la guerre en Ukraine ou des tensions entre Washington et Pékin. La situation géostratégique actuelle est en effet bien différente de celle qui prévalait en 2017, quand Pékin et Moscou ont voté en faveur d’un renforcement des sanctions économiques contre la Corée du Nord à la suite d’un tir de missile balistique (officiellement) intercontinental, Hwasongpho-15. Aujourd’hui, Kim se sent intouchable, jugeant impensable que les Etats-Unis, la Chine et la Russie se concertent à son encontre.

Dès l’invasion de l’Ukraine, Kim Jong Un a fait savoir qu’il choisissait son camp. Le 28 février dernier, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la Corée du Nord a ainsi déclaré que «  la cause profonde de la crise ukrainienne réside entièrement dans la politique hégémonique des États-Unis et de l’Occident  » [17]. Le 2 mars, cinq pays seulement ont voté contre la résolution de l’assemblée générale des Nations unies demandant l’arrêt immédiat de l’intervention russe en Ukraine : le Belarus, la Corée du Nord, l’Erythrée, la Russie et la Syrie. Aujourd’hui, Pyongyang fournit en quantité à Moscou du matériel militaire tel que des obus, dont l’armée russe fait une haute consommation.

Ce type de positionnement illustre à quel point le régime nord-coréen a changé depuis l’époque de Kim Il-sung, le grand-père de Kim Jong-un. Cela se manifeste notamment sur les questions internationales. Pour Karen Yamanaka, «  [l]a position politique fondamentale de la Corée du Nord depuis le régime de Kim Il-sung était d’être « non-alignés ». Sur la base du principe de « non-alignement » et en tant que membre du « tiers monde », la Corée du Nord a mis l’accent sur des relations étroites avec les mouvements de libération nationale, en particulier ceux des pays africains. (…) Lorsque l’ancienne Union soviétique a affronté la Roumanie et l’ex-Yougoslavie, la Corée du Nord a soutenu ces deux pays. Lors de la guerre sino-vietnamienne qui a eu lieu en 1979, la Corée du Nord a critiqué la Chine pour avoir envahi le Vietnam et n’a pas soutenu l’ancienne Union soviétique et la Chine. De même, la Corée du Nord a soutenu le Cambodge lorsque le Vietnam a envahi le Cambodge en 1978.

Si la Corée du Nord suivait [aujourd’hui] les principes de l’ère Kim Il-sung, elle devrait critiquer l’invasion de l’Ukraine par la Russie et soutenir l’Ukraine. Mais Pyongyang ne l’a pas fait en raison de son glissement politique progressif d’une position « non-alignée » à [la recherche d’un] « profit réel » [apportant son soutien à] la Russie. Le « profit réel » obtenu en construisant un front commun avec les pays contre les États-Unis a été privilégié par rapport aux principes « non-alignés ». Mais la population de la Corée du Nord soutient toujours les principes « non-alignés » du kimilsungisme-kimjongilisme, qui ont été enseignés dans leur éducation idéologique. Il n’est pas facile d’expliquer à la population le soutien de la Corée du Nord à la Russie. Par conséquent, seuls les médias externes, comme le site Internet du ministère des Affaires étrangères, ont exprimé leur position politique. Dans sa quête du « profit réel », Kim Jong-un a été contraint de faire un compromis politique.  » [18]

 Les complexités de la géopolitique régionale

Les rapports entre la Corée du Nord, la Chine et la Russie sont plus complexes que d’aucuns pourraient le croire, mais il en va de même des rapports Etats-Unis, Japon, Corée du Sud. Le passé ancien ou récent a laissé des traces difficiles à effacer.

Les voisins asiatiques de Tokyo ne voient pas d’un très bon œil l’achèvement de son réarmement. Le classement international des puissances militaires n’est pas simple, mais le Japon arrive généralement en quatrième ou cinquième position, derrière les Etats-Unis, la Russie (pourra-t-elle garder ce rang ?), la Chine et l’Inde – la Corée du Sud arrivant juste après. Ses forces militaires manquent d’expérience au combat et sa Constitution, adoptée après la Seconde Guerre mondiale, interdit la reconstitution d’une armée (c’est pour cela qu’elle est officiellement dénommée force d’autodéfense). Le pacifisme reste très présent dans la population, mais les gouvernements de droite successifs ont contourné cette clause constitutionnelle. La crise actuelle va-t-elle permettre au régime de renforcer l’influence du nationalisme agressif qui le caractérise, d’imposer une relecture révisionniste de l’histoire, de légitimer sa politique et ses ambitions militaristes ?

Par ailleurs, l’élection de Joe Biden n’a probablement pas complètement effacé les dégâts provoqués par le jeu diplomatique très personnel (et volatil) de Donald Trump dans la région, ses tournants et retournements de postures envers Pyongyang. Même les Etats censés être les plus proches alliés des Etats-Unis ont appris à leurs dépens que l’hôte de la Maison-Blanche se souciait comme d’une guigne de leurs intérêts au point de ne pas les consulter sur des enjeux majeurs. Certes, les visites de haut rang de représentants US se sont récemment succédé à Séoul, dont celle de la vice-présidente Kamala Harris en octobre et Washington donne des gages de bonne volonté, mais les priorités de Joe Biden résident toujours ailleurs.

Les accords de coopération militaire sous hégémonie étatsunienne se sont récemment multipliés dans la région indo-pacifique, mais ne concernent que marginalement (ou pas du tout) l’Asie du Nord-Est. Par ailleurs, les intérêts spécifiques de chaque Etat partie prenante de ces accords ne coïncident pas nécessairement, sur des questions importantes, avec la politique de Washington. L’Inde a une longue histoire de coopération avec la Russie, le Japon est directement impliqué dans la géopolitique de la crise coréenne.

L’histoire assez compliquée des traités militaires sous patronage US concernant spécifiquement l’Asie du Nord-Est montre à quel point leur mise en œuvre a été rendue difficile par le contentieux colonial et la profondeur des tensions nippo-coréennes [19]. Il s’agit du Traité de San Francisco (1951) et du Treaty on Basic Relations between Japan and South Korea (1965, Traité sur les relations fondamentales entre le Japon et la Corée du Sud). Tournés initialement contre l’URSS, puis la Russie, ils devraient aujourd’hui contribuer à « bloquer la Chine » et à la constitution d’une « OTAN asiatique ». En 2010, le gouvernement sud-coréen a engagé des négociations secrètes avec Tokyo qui se sont conclues, en novembre 2016, par la signature d’un accord de coopération bilatéral inédit : le General Security of Military Information Agreement (GSOMIA, Accord général sur la sécurité des informations militaires). Cette fois encore, sa mise en œuvre a été difficile : en 2019, le président Moon Jae-in avait même décidé d’y mettre fin en guise de représailles contre les restrictions imposées par le Japon à l’exportation de matériaux de haute technologie (il est revenu peu après sur cette décision). Une tentative de normalisation a été annoncée le 13 juin dernier lors d’une conférence de presse conjointe. [20]

Le contentieux historique entre la Corée du Sud (ancienne colonie) et le Japon (puissance impériale) est particulièrement profond [21]. Il soulève la question de la reconnaissance politique par Tokyo des crimes commis sous l’occupation – ce que les dirigeants nationalistes japonais se sont toujours refusé de faire – et des compensations envers les « femmes de réconforts » (à savoir les victimes du système de prostitution forcée organisée par l’armée nippone) et des familles des Sud-Coréens qui ont été contraints à travailler pour des entreprises japonaises durant la Seconde Guerre mondiale dans des conditions très dures. Un mouvement citoyen vivace reste mobilisé sur ces questions. Les relations entre les deux Etats se sont par ailleurs tendues, fin 2018, après que la Cour suprême de Corée du Sud et d’autres tribunaux ont rendu des décisions ordonnant à diverses entreprises japonaises de verser des compensations aux familles endeuillées.

Le Japon campe sur son récit officiel (un compromis avec Washington inscrit dans le Traité de San Francisco de 1951 à la négociation duquel les Sud-Coréens n’étaient pas conviés) selon lequel il n’y a pas eu en Corée d’occupation, comme dans le reste de l’Asie, mais une « annexion légale », suivie ultérieurement d’une « séparation » conduisant à l’indépendance. Les gouvernements sud-coréens ont évité de soulever ce lièvre et Yun Seok-yeol vise probablement aujourd’hui à achever la normalisation des rapports entre Séoul et Tokyo, à l’encontre d’une opinion publique qui continue d’exiger que le fait colonial soit reconnu.

 Militarisation et solidarité anti-guerre

La crise coréenne contribue à la dynamique générale de militarisation en cours sur le continent eurasiatique et dans l’Indo-Pacifique, avec son cortège de catastrophes humanitaires, de l’Ukraine à la Birmanie, comme elle contribue à l’accélération du réchauffement climatique devenu hors contrôle.

Le 29 juin dernier, le Premier ministre japonais Fumio Kishida et le président sud-coréen Yun Seok-yeol ont participé pour la première fois à un sommet de l’OTAN, à Madrid, qui a officialisé un nouveau concept stratégique, ciblant pour la première fois la Chine [22]. L’OTAN a invité le Japon et la Corée du Sud en tant que «  pays partenaires d’Asie-Pacifique  », une démarche sans précédent.

Les liens de solidarité populaires entre mouvements japonais et sud-coréens ont pâti dans le passé du contentieux historique entre les deux pays. Il est possible, dans le contexte présent, que le mouvement anti-guerre dans la région prenne une ampleur nouvelle, incluant outre le Japon et la Corée du Sud, les Etats-Unis et la question de Taïwan. Une perspective à soutenir !

Pierre Rousset
P.-S.

• Des corrections ont été apportées au texte et des références supplémentaire ont été introduites les 1er et 2 décembre 2022.

Notes

[1] Philippe Mesmer et Philippe Pons, « Risque d’escalade dans la péninsule coréenne », Le Monde, 8 novembre 2022.

[2] Voir par exemple Pierre Rousset, 21 juin 2018, ESSF (article 44871) Péninsule coréenne : Un fragile espoir de paix après la rencontre Kim-Trump :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article44871
Sur les tensions entre Washington et Séoul lors des initiatives Nord-Sud de 2018, voir par exemple Tim Shorrock, 19 octobre 2018, The Nation :
https://www.thenation.com/article/washingtons-ire-shifts-from-kim-jong-un-to-moon-jae-in/
Disponible sur ESSF (article 46565), Korean Crisis : Washington’s Ire Shifts From Kim Jong-un to Moon Jae-in :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article46565

[3] Karen Yamanaka, 27 avril 2022, ESSF (article 62269), Candle Light to Be Rekindled in South Korea with the Oppressed People’s Power :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article62269

[4] Pierre Rousset, , 25 septembre 2018, ESSF (article 46219), Le sommet intercoréen et la situation en Asie du Nord-Est :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article46219

[5] Toutes les références au Rodong Sinmun sont reprises des articles de Karen Yamanaka.

[6] Bruno Philip, « Tirs de missiles nord-coréens : entre les deux Corées, une nette aggravation des relations », Le Monde, 2 novembre 2022.

[7] AFP, 9 novembre 2022.

[8] Pierre-Antoine Donnet, 21 novembre 2022, G20 de Bali : déconfite par la déroute russe, la Chine cherche la détente avec les Etats-Unis, Asyalist :
https://asialyst.com/fr/2022/11/17/g20-bali-deconfite-deroute-russe-ukraine-chine-cherche-apaisement-avec-etats-unis/
Disponible sur ESSF (article 64786), G20 de Bali : déconfite par la déroute russe, la Chine cherche l’apaisement avec les États-Unis :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article64786

[9] Duyeon Kim, « North Korea’s goals in 2022 : internal stability and nuclear development », Bulletin of the Atomic Scientists. January 13, 2022 :
https://thebulletin.org/2022/01/north-koreas-goals-in-2022-internal-stability-and-nuclear-development/
Disponible sur ESSF (article 64686), North Korea’s goals in 2022 : internal stability and nuclear development :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article64686

[10] Rodong Sinmun, 25 mars 2022, “Striking Demonstration of Great Military Muscle of Juche Korea : Successful Test-Launch of New-Type ICBM”.

[11] Rodong Sinmun, 28 mars 2022, ”Respected Comrade Kim Jong-un Has Photo Session with Those Who Contributed to Successful Test-Fire of Hwasongpho-17 Type“.

[12] Rodong Sinmun, 5 avril 2022, « Press Statement of Vice Department Director of C.C., WPK Kim Yo Jong ».

[13] Philippe Pons, « La dénucléarisation de la Corée du Nord, un objectif de plus en plus irréaliste », 18 octobre 2022.

[14] Agences de presse, 9 septembre 2022, Kim Jong-un says new law guarantees North Korea will never give up nuclear weapons, The Guardian.

[15] Voir notamment Pierre Rousset, 1er mai 2017, Etat de crise en Asie du Nord-Est – La question coréenne, ESSF (article 40931) :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article40931
Article écrit à un moment de grande tension et qui revient brièvement sur l’arrière-plan de la guerre de Corée (1950-1953), les composantes du mouvement communiste coréen et l’origine du régime de Kim Il-sung.

[16] The Guardian view on North Korea’s missile tests : growing risks, reduced response, 12 octobre 2022 :
https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/oct/12/the-guardian-view-on-north-koreas-missile-tests-growing-risks-reduced-response
Disponible sur ESSF (article 64692), The Guardian view on North Korea’s missile tests : growing risks, reduced response :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article64692

[17] KCNA, 28 février 2022,”Answer of Spokesperson for Ministry of Foreign Affairs of DPRK“.

[18] Karen Yamanaka, 10 avril 2022, ESSF (article 62033), North Korea’s ICBM Strategy under the Current Situation of Ukraine :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article62033

[19] Karen Yamanaka, « Military Alliances Aiming for Another “NATO” in East Asia », 5 juillet 2022, ESSF (article 63198) :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article63198

[20] U.S. Department of State, 13 June 2022, “Secretary Antony J. Blinken And Republic of Korea Foreign Minister Park Jin At a Joint Press Availability”
https://www.state.gov/secretary-antony-j-blinken-and-republic-of-korea-foreign-minister-park-jin-at-a-joint-press-availability/

[21] Philippe Pons, « Regain de tensions entre le Japon et la Corée du Sud », Le Monde, 12 mai 2022.

[22] Jaime Pastor, art, ESSF (article ) :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article63243

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