Tiré du blogue de l’autrice.
Les mots servent à désigner, et ultimement, à délégitimer la violence, alors il est important de les dire : nous assistons à des crimes de guerre (et non à une escalade), des bombardements indiscriminés (et non ciblés), une guerre contre le Liban (et non uniquement contre le Hezbollah). Or, au sein des récits médiatiques, les mots ont été galvaudés, employés de façon trompeuse ou réductrice.
Le Liban bénéficie d’une importante couverture médiatique en France, à la faveur de liens politiques et culturels très forts entre les deux pays, et de nombreux journalistes et observateurs libanais, mais aussi syriens et palestiniens sont à même de témoigner dans les médias de l’Hexagone, de livrer des analyses pertinentes et variées.
Pourtant, le débat a été dominé par une grille de lecture : celle de la lutte opposant Israël au Hezbollah, du fleuve de la rhétorique de la défense d’Israël face à une organisation terroriste. Comme on l’a observé avec Gaza, le traitement médiatique a péché par un défaut de contextualisation, par l’emploi de poncifs qui tendent à invisibiliser et à déshumaniser les populations civiles.
Cette grille de lecture s’est imposée comme un narratif hégémonique dès l’explosion des bipeurs et des talkies-walkies les 17 et 18 septembre. Des journaux français ont adopté une rhétorique similaire à celle de leurs homologues anglo-saxons qui ont loué une « prouesse technologique » : « Liban, 15h30 : l’opération bipeurs est déclenchée » titre un quotidien national, tandis qu’un autre reprend les paroles d’un ancien cadre de la DGSE qui admire un « coup de maître ». Alors même que, ces engins étant utilisés par des employés des institutions et structures d’aide du Hezbollah, des civils ont perdu la vie et des milliers d’autres ont été mutilés, notamment des aides-soignants et les proches des personnes ciblées dont leurs enfants. Alors même que ces explosions sont venues semer la terreur au plus profond de l’intimité des foyers, ravivant le traumatisme de l’explosion du port et insinuant une paranoïa à l’égard de tout objet électronique (dont les équipements médicaux et humanitaires importés de l’étranger). Alors même que Leon Panetta, ancien directeur de la CIA, a lui-même concédé qu’il s’agissait d’une « forme de terrorisme ».
Depuis, l’armée israélienne a pilonné une grande partie du pays, avec des frappes dans le Sud, la Beqaa, Dahieh, le quartier mixte de Basta et Cola dans la capitale, Jounieh, Baalbeck, Tyre, le Chouf, des villages chrétiens du Nord… Elle a ciblé les services de la ville de Nabatiyé, les abords d’hôpitaux et la mission des Casques bleus. Malgré le caractère indiscriminé des attaques – assumé par les autorités, le ministre israélien de l’Éducation affirmant que « le Liban sera annihilé » –, le récit médiatique s’est focalisé sur le carcan du conflit opposant Israël au Hezbollah, et également sur l’allégeance ou le rejet par la population libanaise du « parti de Dieu ». Il est bien légitime d’informer le public sur la nature complexe de ce dernier, à la fois parti politique, organisation militaire, pourvoyeuse d’institutions sociales et caritatives, ainsi que sur son ancrage social. Mais prioriser cet angle au détriment d’autres tend à valider le narratif israélien : on parle d’ « opérations ciblées contre le Hezbollah » alors qu’on assiste à une guerre menée contre le Liban et en premier lieu sa communauté chiite. Il est problématique de parler de « fiefs du Hezbollah » sans commencer par dire qu’il s’agit de quartiers densément peuplés. De se focaliser sur les assassinats de cadres du parti ou du Hamas sans mettre les victimes civiles au cœur du récit, considérées comme des « conséquences collatérales ». « ‘Guerre contre le Hezbollah’ : une expression qui engloutit les civils », écrit la journaliste Soulayma Mardam Bey dans l’Orient-Le Jour.
Les réseaux sociaux se sont montrés redoutablement efficaces pour déconstruire les narratifs hégémoniques des médias traditionnels, et notamment ce qu’ils peuvent révéler de « deux poids, deux mesures ». Sur la toile, les images déferlent, la bataille des récits fait s’affronter des visions du monde : on dénonce une guerre coloniale, impérialiste. Dans la mesure où le caractère vertical de l’information est remis en cause, où les médias dominants ne sont plus la seule instance de légitimation du monde, il est d’autant plus crucial de recadrer le débat, de ne pas occulter les enjeux essentiels de ce qui se joue au Liban.
Le cœur du débat devrait porter sur la désignation des crimes de guerre d’Israël, sur le fait que Tsahal a franchi toutes les lignes rouges du droit international humanitaire : violation des principes de proportionnalité, de distinction et de précaution, usage avéré de phosphore blanc, déplacements forcés... Des crimes à resituer dans l’historicité des deux décennies d’occupation et des offensives israéliennes au pays du cèdre, en 1978, 1982 (avant la fondation du Hezbollah) et 2006.
Le débat devrait porter sur l’impunité incommensurable dont bénéficie l’État israélien, sur la faillite du droit pénal international. Ne pas faire de cette impunité le thème central, c’est délégitimer le droit international, c’est acter notre renoncement à un ordre mondial fondé sur la justice.
Le glissement ultranationaliste de l’État d’Israël devrait aussi être mis en exergue, évolution portée par l’extrême-droitisation d’une mouvance suprémaciste et messianique, qui essaime dans les plus hautes sphères du pouvoir. L’absence de mobilisation de la société israélienne, qui soutient en grande partie les bombardements au Liban comme à Gaza, doit nous interroger. Il s’agit de comprendre la nature même du projet colonial et expansionniste, auquel s’arrime une culture politique qui cautionne le meurtre de masse de populations arabes, et qui nous renvoie par bien des aspects à notre propre histoire.
Ce qui devrait surtout être documenté et débattu, c’est le soutien continu de nos gouvernements, leur inaction complice qui se contente de condamnations du bout des lèvres tout en donnant un blanc-seing à Israël, lui fournissant des armes – États-Unis et Allemagne en tête, tandis que la France vend des composants. Les dirigeants politiques et économiques disposent pourtant de leviers similaires à ceux mobilisés dans la lutte contre l’apartheid de l’Afrique du Sud : rappeler les ambassadeurs, mettre fin à la coopération militaire et aux relations économiques privilégiées (BNP Paribas continue d’investir des milliards d’euros dans les fournisseurs d’armes à Israël), sanctions... Mais ils choisissent de ne pas en faire usage.
Et c’est là l’écueil d’un narratif exclusivement centré sur le conflit entre Israël et le Hezbollah : il élude la question de notre responsabilité collective, celle des acteurs politiques, mais aussi de l’opinion publique. À l’heure où des images de quartiers dévastés circulent sur nos écrans, où la France comme la plupart des pays occidentaux se contente d’une réponse humanitaire, cette question de la mobilisation et de la pression morale que nous pourrions exercer sur nos dirigeants n’a jamais été aussi brûlante.
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