Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

Tensions entre la Chine, le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam et les Philippines

Guerre des nationalismes en mer de Chine

Après un face-à-face de deux mois entre navires philippins et chinois, c’est désormais du côté du Japon et des îles Senkaku/Diaoyu que se déploient les rivalités. A la mioctobre, la marine chinoise s’est approchée des côtes contestées lors de manoeuvres militaires, tandis que le porte-avions américain « USS George-Washington » faisait une démonstration de force en mer de Chine méridionale.

(tiré du Monde diplomatique de novembre 2012)

Depuis plusieurs mois, les querelles de souveraineté en mer de Chine ne cessent de s’envenimer. En avril 2012, huit bateaux de pêche chinois sont apppréhendés par des garde-côtes philippins près du récif de Scarborough : on assiste à un face-à-face de deux mois entre les navires des deux pays. En juin, le Vietnam proclame de nouvelles règles de navigation couvrant le territoire disputé des îles Spratleys et Paracels. La Chine riposte en annonçant de prochaines implantations sur un îlot désertique des Paracels. En septembre, c’est au tour des îles Senkaku – pour les Japonais – ou Diaoyu – pour les Chinois – d’attiser les tensions. Le gouvernement nippon ayant annoncé l’achat d’une poignée d’îlots volcaniques inhabités, Pékin réplique par des sanctions économiques, des manifestations antijaponaises dans plusieurs grandes villes du pays et l’envoi de garde-côtes dans la zone contestée (1). Cette escalade témoigne de la nouvelle politique chinoise d’« affirmation réactive », qui saisit l’occasion du moindre incident aux frontières pour procéder à une démonstration de force et tenter de modifier en sa faveur le statu quo territorial. Elle marque une rupture avec la politique de normalisation lancée par l’ancien dirigeant Deng Xiaoping à la fin des années 1970, qui visait à aplanir les querelles de souveraineté et à tisser des relations amicales avec les pays voisins. Ce qu’il résumait ainsi : « Affirmer notre souveraineté, mettre les conflits de côté, poursuivre un développement conjoint. » En 2000, le ministère des affaires étrangères confortait cette stratégie : « Lorsque les conditions ne sont pas mûres pour trouver une solution durable à une dispute territoriale, les discussions sur les enjeux de souveraineté peuvent être renvoyées à une date ultérieure afin d’aplanir le conflit. [Cela] n’implique pas un renoncement à la souveraineté. Il s’agit simplement d’écarter le problème pour une période donnée (2). » Le président Hu Jintao a rappelé du bout des lèvres les principes : « Mettre de côté les querelles et favoriser le développement commun. » Mais ces déclarations sont contredites par les faits. Riche en gisements d’hydrocarbures comme en ressources halieutiques, sil - lonnée de voies navigables parmi les plus encombrées de la planète, la mer de Chine méridionale est un carrefour où se heurtent les intérêts de la Chine, des Etats- Unis et des pays du Sud-Est asiatique – Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei. Côté chinois, une multitude d’acteurs politiques et économiques ont exploité les tensions territoriales pour avancer leurs propres intérêts, ce qui n’a pas peu contribué au raidissement du gouvernement. Les nombreuses agences chinoises qui jouent un rôle dans les affaires de la mer de Chine méridionale sont considérées comme les « neuf dragons qui écument la mer (3) », en référence à la légende. En fait, le nombre des acteurs excède celui des mythiques créatures. Parmi eux figurent aussi bien des gouvernements locaux, la marine, le ministère de l’agriculture, des entreprises d’Etat, les forces de l’ordre, les douanes ou le ministère des affaires étrangères. Les gouvernements des régions côtières de Hainan, du Guangxi et du Guangdong sont en quête de nouveaux débouchés pour la production de leurs entreprises – dont le succès garantit leur assise au sein de l’appareil d’Etat. Aussi longtemps qu’ils restent loyaux envers le Parti communiste, ils disposent d’une grande latitude dans la gestion des affaires régionales. Les appétits ont été aiguisés par la combinaison d’une politique de croissance et d’une autonomie élargie des autorités provinciales. C’est pourquoi cellesci ont encouragé leurs pêcheurs à pénétrer plus avant dans les zones de conflit, notamment en les contraignant à moderniser leurs navires et à les équiper de systèmes de navigation par satellite (4). L’attribution prioritaire des licences de pêche aux chalutiers les plus gros constitue une autre invitation en ce sens. Le gouvernement de Hainan a aussi tenté à plusieurs reprises de développer le tourisme sur les îles Paracels, en dépit des protestations véhémentes du Vietnam (5). « Agir d’abord, réfléchir après », telle paraît être la devise des autorités locales dans leurs relations avec Pékin. Elles avan- cent leurs pions aussi loin qu’elles le peuvent sur le champ de bataille économique, et ne reculent que lorsque le pouvoir central fronce les sourcils.

Simultanément, la rivalité entre les deux services de police maritime les plus puissants du pays – la marine de surveillance, qui dépend du ministère de la terre et des ressources, et l’Autorité de défense des lois sur la pêche, sous tutelle du ministère de l’agriculture – s’est traduite par un accroissement de leurs flottes et une fuite en avant dans les eaux litigieuses. Se disputant les subsides et les faveurs de leurs ministères respectifs, les deux agences s’efforcent de repousser les frontières de leurs juridictions afin d’obtenir de meilleurs budgets. Pour l’une comme pour l’autre, s’arc-bouter sur les droits territoriaux et maritimes revendiqués fait partie d’une stratégie de gratification interne. De son côté, l’Etat chinois ne voit que des avantages à utiliser des administrations civiles, puisque cela lui épargne les risques d’une confrontation militaire directe.

Mais si un patrouilleur de police occasionne moins de dégâts qu’un navire de guerre, son usage extensif comme outil de souveraineté nationale ne peut que contribuer à une multiplication des incidents. Les bateaux de pêche endossent de plus en plus souvent, eux aussi, la fonction de porte-drapeau maritime de leur pays, rendant plus périlleuses encore les frictions avec les bâtiments des nations voisines.

Malgré une présence accrue en mer de Chine méridionale, la marine chinoise n’a joué jusqu’à présent qu’un rôle secondaire. En cas d’incident, ses frégates restent à l’arrière ou arrivent en retard, laissant aux autorités civiles le soin de gérer la situation. Il n’en demeure pas moins que son renforcement et sa modernisation, dans l’opacité la plus totale, constituent des sources de tension supplémentaires, car ils poussent les autres pays à accroître leurs propres forces militaires maritimes.

En principe, le ministère des affaires étrangères est censé assumer un rôle prééminent. En réalité, l’autorité lui fait totalement défaut. Le ministre en exercice, M. Yang Jiechi, « exerce moins de pouvoir que l’assistant du conseiller d’Etat Dai Bingguo », ironise un observateur des coulisses pékinoises. Le problème s’est encore aggravé depuis que les vrais détenteurs de la puissance publique – les ministères du commerce, des finances et de la sécurité d’Etat, mais aussi la Commission nationale du développement et de la réforme – ont pris en main les principaux leviers de la politique étrangère. Pour le ministère, ce rôle de figurant est d’autant plus inconfortable que de nombreuses voix s’élèvent pour exhorter la diplomatie chinoise à prendre ses responsabilités, conformément à l’influence économique et régionale exercée par le pays.

Le gouvernement a toujours eu ten - dance à tirer avantage du sentiment nationaliste de la population. Mais ce jeu peut se retourner contre lui. Au début de l’année 2012, lorsque le ministère des affaires étrangères a voulu calmer les esprits en expliquant que son pays ne revendiquait nullement l’intégralité de la mer de Chine méridionale (6), son initiative a provoqué un vif mécontentement dans l’opinion, à laquelle on avait martelé le contraire depuis des décennies. Nombre d’internautes appellent à des purges au sein de la direction du Parti communiste, accusée d’abriter des « traîtres » et des « corrompus » qui « exploitent le sang et la sueur du peuple » et « bradent les intérêts nationaux de la Chine » (7). Les dirigeants redoutent que de telles rancoeurs se propagent et conduisent à des troubles susceptibles de nuire à la stabilité du pays.

Quant au pouvoir, il n’hésite pas à engager des représailles. Les incidents d’avril 2012 autour de Scarborough sont révélateurs de cette surenchère. Dans un premier temps, les Philippines réagissent à l’intrusion de pêcheurs chinois par l’envoi d’un vaisseau militaire. La Chine saisit alors l’occasion pour réaffirmer son droit de propriété sur le récif en déployant une flotte de maintien de l’ordre dans la zone et en interdisant aux pêcheurs philippins d’y pénétrer. Les importations de fruits tropicaux en provenance des Philippines sont mises en quarantaine, les entreprises de tourisme doivent suspendre leur activité. En prenant le contrôle du récif de Scarborough et en empêchant les Philippins d’y pêcher, la Chine a établi à son profit un nouvel état de fait.

Tokyo accusé d’oeuvrer pour Washington

PÉKIN a eu la main tout aussi lourde en juin, lorsque le Vietnam a adopté une loi maritime et introduit de nouvelles règles de navigation dans les eaux des îles Spratleys et Paracels. Piqué au vif, le pouvoir a annoncé sur-le-champ la création d’un chef-lieu préfectoral, Sansha, ainsi que l’établissement d’une garnison militaire. Pour faire bonne mesure, la China National Offshore Oil Corporation (Cnooc) a entrepris de délivrer des licences d’exploration pétrolière sur neuf sites localisés au sein de la zone économique exclusive vietnamienne, qui chevauchent celles déjà confiées par Hanoï à la compagnie PetroVietnam.

A la grande satisfaction de Pékin, les tentatives du Vietnam et des Philippines d’inclure une déclaration sur ces questions au programme de la quarante-cinquième réunion ministérielle de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, en anglais Asean), en juillet 2012, ont échoué en raison de l’opposition du Cambodge, le pays organisateur de la réunion. Difficile de ne pas y voir une illustration de la stratégie chinoise consistant à traiter chaque affaire différemment, et à gagner chacune d’elles séparément.

Alors que les tensions en mer de Chine méridionale semblaient avoir atteint un point culminant cet été, une autre crise surgissait en septembre, cette fois en mer de Chine orientale, avec l’annonce par le gouvernement japonais de l’acquisition de trois des cinq îles Senkaku/Diaoyu, qui appartenaient jusque-là à un richissime homme d’affaires nippon (8). Les autorités japonaises ont justifié ce rachat par la volonté de couper l’herbe sous le pied du gouverneur nationaliste de Tokyo – qui vient de démissionner pour fonder un parti. Selon elles, cette opération devait se mener avant la désignation du nouveau président chinois Xi Jinping, pour « éviter de lui donner une gifle » quand il étrennera son fauteuil. Pékin a réagi vivement.

Plus encore qu’en mer de Chine méridionale, le nationalisme rend explosives les mésententes frontalières dans cette partie de l’Asie (9). Du fait des atrocités commises durant l’invasion japonaise, le conflit sur le statut des îles Senkaku/Diaoyu suscite en Chine une vindicte infiniment supérieure à toute autre dispute territoriale.

Les réactions sont également très fortes du côté de la Corée du Sud, avec le litige autour des îles Takeshima – pour les Japonais – ou Dokdo – pour les Sud-Coréens. Nombre de Japonais s’estiment menacés par la montée en puissance du « dragon » chinois, dont ils craignent un effet d’érosion sur leur propre souveraineté.

Si, en Chine, le gouvernement parvenait naguère à manipuler le sentiment nationaliste selon ses intérêts, aujourd’hui son emprise sur la population s’est effritée. L’émergence des technologies de l’information et de la communication a ouvert un nouvel espace à l’expression de la défiance antijaponaise, faisant de celleci une force capable d’ébranler l’assise du pouvoir. La frustration nationaliste, alimentée par l’impression que le gouvernement a échoué à tenir tête à Tokyo, s’agrège à l’exaspération croissante provoquée par la corruption, le manque de protection sociale et la montée en flèche des prix de l’immobilier.

En outre, l’ancienne génération, qui avait combattu les troupes japonaises durant la seconde guerre mondiale et apparaissait légitime pour promouvoir une ligne de paix, disparaît progressivement.

Une partie des diplomates actuellement aux commandes estiment que la Chine n’a plus à se soucier de ménager les puissances rivales dès lors qu’elle a éclipsé le Japon sur le plan économique et qu’elle pourrait en faire de même assez rapidement avec les Etats-Unis. Leur attention se porte de plus en plus sur les relations sino-américaines et de moins en moins sur les relations sino-japonaises. Pour de nombreux responsables, Tokyo n’est plus qu’une succursale de Washington. La politique étrangère japonaise, disent-ils, est subordonnée à la stratégie asiatique des Etats-Unis, laquelle consiste à endiguer la nouvelle puissance chinoise.

La nervosité de Pékin face à la préemption japonaise des îles Senkaku/Diaoyu est donc montée d’un cran et s’est traduite par des représailles économiques et de vastes manoeuvres militaires impliquant la marine, l’aviation et une unité de lancement de missiles stratégiques. De plus, les autorités ont officiellement annoncé une ligne de démarcation infranchissable en plaçant de facto les îles sous administration chinoise. Sans aller jusqu’à une annexion formelle, la Chine se donne les coudées franches pour dépêcher ses navires de police dans une zone contrôlée jusqu’à présent par les garde-côtes japonais – ce qui augmente encore la probabilité de nouveaux incidents. La montée des nationalismes, la course aux armements, l’absence de leadership régional et le caractère précaire des transitions politiques aggravent le risque d’une spirale belliqueuse en mer de Chine ; un risque d’autant plus grand que les institutions, les mécanismes et les processus susceptibles de freiner cette escalade se sont considérablement affaiblis au cours des dernières années.


Notes

(1) Cf. « Dangerous waters », Foreign Policy, Washington, DC, 17 septembre 2012.

(2) « Set aside dispute and pursue joint development », ministère des affaires étrangères de la République populaire de Chine, 17 novembre 2000. Cf. « White paper on China’s peaceful development », Information Office of the State Council, 6 septembre 2011.

(3) « Stirring up the South China Sea (I) », Asia Report, no 223, International Crisis Group, Pékin, 23 avril 2012.

(4) Ceux-ci permettent également une intervention plus rapide des forces chinoises en cas de confrontation, comme ce fut le cas pour le récif de Scarborough. Cf. « Fish story », Foreign Policy, 25 juin 2012.

(6) Conférence de presse du porte-parole du ministre des affaires étrangères, M. Hong Lei, 29 février 2012.

(7) Cf. « Comment les élites traîtresses bradent les intérêts chinois en mer de Chine méridionale » (en chinois), 1er juillet 2011, www.china.com ; « Les traîtres de la mer de Chine méridionale, ennemis du peuple. La forfaiture éternelle » (en chinois), 15 mai 2012, www.nansha.org.cn

(8) Lire Christian Kessler, « Iles Senkaku/Diaoyu, aux origines du conflit sino-japonais », Planète Asie, 25 septembre 2012, http://blog.mondediplo.net

(9) Cf. « China and Japan’s simmering island row is threatening to boil over », The Guardian, Londres, 20 août 2011


PAR STEPHANIE KLEINE-AHLBRANDT * Responsable du département Chine et Asie du Nord-Est de l’International Crisis Group à Pékin.

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