Édition du 16 avril 2024

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Le Monde

Idéologie de l’égalité : une utopie dans la société capitaliste

Karl Mannheim dans Idéologie et utopie (1929) prétend notamment que l’idéologie regroupe des idées « situationnellement transcendantes » qui ne réussissent pas à réaliser leur objectif.

Il prend l’exemple de l’amour fraternel chrétien dans une société basée sur le servage, et explique que cette idée est irréalisable – donc idéologique – même si elle doit servir de motif à la conduite humaine. Rapportons ses paroles : « Vivre de façon conforme à la lumière de l’amour fraternel chrétien, dans une société qui n’est pas organisée sur le même principe, est chose impossible. L’individu, dans sa conduite personnelle, est toujours contraint – tant qu’il n’a pas recours à la rupture de la structure sociale existante – à échouer ses motifs les plus nobles [i] ». Mannheim illustre bien la distorsion qui existe entre la société idéelle et la société matérielle – réelle – qui soumet l’individu à un conflit à la fois intérieur et extérieur, dans la mesure où il doit penser à agir d’une manière, tandis que le milieu d’action le force à interagir autrement et même dans le sens opposé. Aimer son prochain et subir l’oppression de ce même prochain ou d’un semblable dit supérieur, n’est-ce pas « névrosant », comme l’avancerait Freud, ou encore « démentiel », en suivant Edgar Morin et son « sapiens demens » ? Quoi penser alors de notre société actuelle ? N’avons-nous pas adhéré à certaines valeurs susceptibles de se frotter à des structures antagonistes à leur concrétisation ?

Songeons à l’égalité. Cet idéal demeure non seulement idéologique, mais utopique, c’est-à-dire, pour nous ici, abstrait, fantaisiste, illusoire, lorsque nous le confrontons à la réalité. Certes, les inégalités de toute nature dépeignent un portrait qui contraste avec le chef-d’œuvre idéalisé de l’égalité espérée. Oui, nous avons bien dit « espérée », car, même si la théorie l’expose comme réalisable, la pratique – donc le réel – n’y arrive pas. Osons avancer que l’égalité dite absolue n’existe pas, puisqu’elle se veut davantage relative à ce que se fait dans l’effort de subsistance.

Comment croire en l’égalité dans notre société économique, alors que le système capitaliste qui nous accapare carbure à l’accumulation monétaire, dans le sens d’échanger un bien ou un service contre une somme d’argent qui a en plus servi à payer un profit, à savoir le but recherché par lequel se justifie ce rouage, et paraît incapable de combler les attentes de tous les adhérent-e-s ? Nous avons pourtant tous et toutes le droit d’accumuler, prétendrons-nous. Mais répliquons à nous-mêmes que le droit d’accumuler ne signifie pas une égalité dans l’accumulation.

Si le capitalisme actuel insiste à créer des éminences monétaires par l’apport des profits, cette réalisation se concrétise exclusivement par une production, peu importe laquelle, destinée à une consommation de masse. Autour des biens et des services produits gravitent des intermédiaires qui accumulent à leur tour – en réalisant eux aussi des profits – et le cycle se termine avec les consommateur-trice-s qui s’en serviront et les épuiseront. En revanche, ces dernier-e-s ne sont pas eux-elles-mêmes producteur-trice-s ou intermédiaires, ce qui suppose leur présence au bas de l’échelle du capitalisme à titre de travailleur-euse-s, dont l’épargne et la consommation de biens – éphémères – constituent leur forme d’accumulation, mais non les profits.

Certain-e-s nous aviserons que ces profits ne remplissent pas uniquement les poches de ceux et celles qui les encaissent, puisque souvent ce sont des entreprises qui les ont générés et qu’elles doivent les utiliser pour innover et procéder à des investissements. Rétorquons en évoquant les rémunérations exagérées, les hausses salariales et les versements de bonus et de primes faramineux attribués aux propriétaires-actionnaires ou aux p.-d.g., qui hypothèquent non seulement la capacité d’innover et d’investir de leurs entreprises, mais qui contribuent aussi à agrandir le fossé entre les riches et les pauvres de notre société. À nouveau, nous recevrons une critique, puisqu’on nous soulignera qu’il est « normal » de rémunérer davantage les dirigeant-e-s comparativement aux employé-e-s, à cause de leurs rôles et responsabilités jugés supérieurs. Par contre, cela ne justifie pas des écarts salariaux s’élevant souvent à des centaines de fois au-dessus de la rémunération du personnel.

Qui plus est, cette réalité expose les inégalités inscrites dans les structures hiérarchiques étatiques (roi-sujet ou dirigeant-e-dirigé-e), voire même militaires (commandant-soldat), religieuses (papauté-cardinalat-épiscopat-prêtrise-laïcat), économiques (patron-employé-e ou producteur-trice-consommateur-trice), ou autres, d’une origine passée et maintenues par un phénomène de reproduction. D’ailleurs, l’État repose sur une théorisation, notamment machiavéliste et hobbesienne, qui reconnaît non seulement la dualité humaine (vertu-vice, passion-raison, pensée-action), mais aussi les inégalités naturelles entre les « hommes » (force, capacité, intelligence, talent, incluant en besoins et en désirs). Et par la reconnaissance de ces inégalités, s’est construit un système à la fois politique et économique, inspirant l’idée d’une division du travail davantage institutionnalisée par le génie d’Adam Smith. Il devient alors encore plus justifié de subordonner la femme à l’homme, l’humain ordinaire à celui talentueux, le perdant au gagnant, le pauvre au riche, et ainsi de suite, parce que même si chaque membre de la société à droit à une place, leur liberté de la choisir dépend largement d’un déterminant extérieur par lequel se définissent des critères de classification, en termes de compétences et d’habiletés notamment. Si les valeurs véhiculées servent à stimuler l’espérance, l’imagination et l’adhésion, les normes pratiques assurent entre autres le fonctionnement sociétal ainsi que la mise au pas des adhérent-e-s.

Ajoutons que la société constitue un organisme dynamique à la démarche quelquefois saccadée, en raison des intérêts antagonistes des divers groupes d’influence qu’elle renferme, d’où les probabilités élevées de voir surgir des valeurs aux orientations divergentes. Mais les pressions disparates peuvent aboutir à des compromis utiles à la cohésion sociale, même si chancelante. Par exemple, les aspirations à l’égalité peuvent se combiner avec celles de la liberté, afin de créer une justice soi-disant plus équitable, si nous nous inspirons entre autres de la Théorie de la justice de John Rawls : l’égalité s’entrevoit ici dans un droit d’accès « égal » aux libertés accordées par un système donné, ce qui constitue un compromis jugé valable à l’acceptation des inégalités socioéconomiques, à condition bien sûr qu’elles avantagent tous-toutes et chacun et qu’elles soient associées à des positions et des fonctions ouvertes à tous et à toutes [ii] ; autrement dit, le système étatique, voire politique et juridique, accorde des libertés égales ainsi que des droits égaux (existence citoyenne et civile) conditionnels au respect des lois, tandis que le système économique – capitaliste et néolibéral – (existence de travailleur ou de producteur, et de consommateur) accorde une liberté égale au travail et à l’accumulation, conditionnelle toutefois aux règles du marché assumant des inégalités considérées comme inéluctables mais nécessaires.

Elles sont surtout nécessaires en vertu d’une croyance en la croissance et l’accumulation, qui pourtant ne peuvent se réaliser qu’au détriment des uns par rapport aux autres, comme susmentionné. En l’occurrence, la justice idéalisée par Rawls résume bien l’ensemble : l’égalité en tout est impossible, il faut se résigner à l’égalité des droits et des libertés conditionnels, c’est-à-dire soumis à un cadre étatique, juridique, démocratique et libéral – donc à plusieurs contraintes. En économie, la liberté sur le marché ne signifie aucunement l’égalité, que ce soit pour obtenir un travail bien rémunéré et à temps plein, un poste de cadre, un régime salarial égal partout, etc.

La seule chose possible demeure l’atténuation des inégalités « inéluctables », souvent en choisissant d’accroître les libertés accordées. Or, il faut éviter de viser les extrêmes, car trop « utopier » – dans un sens ou dans l’autre – risque de créer des effets pervers, voire des effets non recherchés. Rappelons-nous cette maxime imaginée par John Stuart Mill, un libéral certes, mais aussi un grand défenseur de la cause commune : « La liberté seule détruit l’égalité ; l’égalité imposée détruit la liberté ».

Écrit par Guylain Bernier

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