Édition du 10 décembre 2024

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Europe

Italie. Une « restauration » sans révolution

La classe dominante italienne est parvenue à mettre un terme – du moins momentanément – à la situation parfaitement inhabituelle qui a pris forme suite aux élections de mars 2018, après les lourdes défaites électorales des partis traditionnels de la domination institutionnelle bourgeoise [1]. Autant à la Chambre des députés qu’au Sénat, deux partis l’ont emporté, le Mouvement 5 étoiles (M5S), avec 33% des voix, et, plus modérément, la Lega de Matteo Salvini, avec 17% des voix [2].

7 septembre 2021 | tiré du site alencontre.org

Le gouvernement jaune-vert

Il en est résulté un gouvernement de coalition M5S et Lega, dit jaune-vert, selon la couleur respective des deux partis, mené par un néophyte alors inconnu dans le monde politique, Giuseppe Conte. Ce qui procura bien des sueurs froides à la classe dominante, qui craignait que cette très étrange coalition soit incontrôlable, malgré les nombreuses assurances fournies par les dirigeants des deux groupes affirmant être prêts à respecter toutes les règles institutionnelles.

Le nouveau gouvernement a mis en vigueur quelques mesures symboliques, répondant ainsi à certaines attentes de l’électorat qui lui a donné la majorité. Une majorité, provenant de couches sociales populaires dévastées par la crise, dégoûtées par la corruption endémique du monde politique toutes tendances politiques confondues, également fascinées par un nouveau racisme émergeant et attirées par l’intolérance envers tout ce qui est différent. Ces mesures ont notamment consisté : dans des normes renforçant la poursuite judiciaire de la corruption des cols blancs ; dans des freins à l’utilisation des contrats précaires dans les entreprises ; dans une réforme favorisant, bien que de manière fort limitée, la retraite avant 67 ans ; dans une législation concédant, toutefois de manière très restrictive et avec une indemnité très basse, un revenu minimum moyen, de 570 euros, pour des personnes se situant en dessous du seuil de pauvreté. Parallèlement le gouvernement a pratiqué une politique de persécution des ONG se portant au secours des migrants naufragés dans la Méditerranée, il a fermé les ports aux débarquements de « clandestins » et il a adopté des dispositions liberticides contre le droit de manifester.

L’ambiguïté politique et programmatique du M5S et la véritable domination politique du gouvernement jaune-vert par son aile droite, la Lega de Matteo Salvini, ont fini par provoquer une pure et simple inversion des rapports de forces électoraux, lors des élections pour le Parlement européen de 2019, la Lega passait à 34% des voix et le M5S à 17%, tandis que les proportions des représentants à la Chambre des députés et au Sénat restaient celles, inverses, des élections de 2018. La Lega décida donc de faire sauter l’alliance gouvernementale, pariant sur le fait que cela induirait des élections anticipées qu’elle ne pourrait que remporter grâce à un nouvel apparentement l’unissant à Fratelli d’Italie, l’un des héritiers des néofascistes de feu le Mouvement social italien (MSI) et de Forza Italia, la relique des forces politiques de Silvio Berlusconi. En outre, la Lega savait que cet apparentement ne pouvait, de toute évidence, qu’être conduit par elle-même, sa principale composante, et son dirigeant Matteo Salvini.

Mais la grande bourgeoisie, ayant tiré un bilan fort négatif des gouvernements Berlusconi [1994-1995, 2001-2006, 2008-2011], n’a pas osé se lancer dans cette nouvelle expérience de saut dans le vide. Car non seulement les gouvernements du Cavaliere Berlusconi se sont davantage concentrés sur des mesures favorables aux entreprises de ce dernier ou qui lui étaient proches voire sur des mesures lui étant directement utiles, mais en plus ses frasques ont constamment fait la une des médias [ce qui en soi n’était pas un problème pour la classe dirigeante, mais ce qui posait un problème de crédibilité des institutions]. Or, d’une part, la gestion berlusconienne de la chose publique a induit de nouvelles flambées de mouvements sociaux et relancé certaines formes d’opposition syndicale, notamment de la part de la CGIL [la principale centrale syndicale du pays]. Mais, d’autre part, l’action du gouvernement s’est avérée parfaitement incapable de gérer la crise économique et financière de 2007 et ses suites.

Le gouvernement jaune-rouge

C’est alors que le Parti démocrate [PD, une formation dite de gauche, issue du Parti communiste et de la démocratie chrétienne], s’est senti délivré de l’aventurisme de son dirigeant Matteo Renzi [qui a scissionné en septembre 2019 pour créer le parti Italia viva, les politologues n’ayant pas encore découvert quelles sont les divergences fondamentales entre Italia viva et le Parti démocrate]. Poussé par les principaux médias italiens, le PD s’est alors rangé aux côtés de Giuseppe Conte et du M5S, s’associant à leur volonté de constituer un nouveau gouvernement. Ce dernier sera nommé jaune-rouge ou jaune-rose, selon la couleur respective des deux partis ; sa qualité principale pour la classe dominante a été d’éviter le danger d’élections anticipées aux résultats trop imprévisibles. C’est ainsi qu’entra en fonction le gouvernement Conte II, le 5 septembre 2019, suivi peu après, à la mi-février 2020, de l’apparition de l’épidémie de Coronavirus en Italie, confinant la politique gouvernementale à deux fronts essentiellement, cela dit sans sous-estimer leur importance cruciale :

D’une part, comme tous les gouvernements occidentaux, celui-ci s’est heurté à son impréparation politique et structurelle face à une telle calamité et à son imprévisibilité. Or, facteur aggravant, le système sanitaire national a été fractionné au cours des années ayant précédé l’épidémie, en 20 systèmes sanitaires régionaux, transformés aussitôt en réserves de chasse des clientèles politiques. Rappelons ici que le président de la région Lombardie, la plus peuplée d’Italie, s’est retrouvé en prison pour corruption dans le domaine sanitaire régional. Ainsi, le système sanitaire national a été absorbé par la lutte contre la diffusion du Coronavirus, le pays étant à l’avant-scène européenne de ce point de vue.

D’autre part, le président du Conseil des ministres Giuseppe Conte a obtenu pour l’Italie 206 milliards d’euros [aux prix courants du 1er trimestre 2021] de l’Union européenne (UE), sur les 2018 milliards d’euros au total provenant du plan de relance post-Covid (1211 milliards) et du plan NextGenerationEU (807 milliards), sommes octroyées sous forme de prêts et subventions aux pays membres pour la période 2021-2027[3]. C’est là le résultat de l’attitude clairement pro-européenne de ce second gouvernement Conte II, qui se différencie ainsi du précédent gouvernement, le Conte I, soumis lui à l’orientation souverainiste de la Lega. Inversion qui s’est déjà exprimée, en été 2019, lors de l’élection d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne. Elle a été soutenue par les députés du M5S au Parlement européen.

Tandis que l’année 2020 s’est déroulée sous les lugubres auspices de la pandémie, la pression de la classe dominante a commencé à se faire sentir lourdement, à travers la multiplication de ses initiatives contre les mesures restrictives prises pour combattre l’épidémie. Le confinement partiel de mars-mai 2020, obtenu notamment grâce à des mobilisations importantes et semi-spontanées des salarié·e·s, étant parvenu à imposer le maintien uniquement des activités réputées essentielles, s’est vu confronté à une avalanche d’attaques provenant de toutes les associations patronales. Ainsi, en automne, malgré le fait que la seconde vague de contamination explosait, le confinement ne fut pas mis en vigueur sinon pour des activités économiquement plus marginales (les bar, cafés et restaurants, les salles de sport, etc.). Le coup étant toutefois trop dur pour la petite bourgeoisie aux commandes de ce type d’activités, celle-ci est entrée en rébellion, soutenue par la droite et des néofascistes. Pratiquement toutes les chaînes de télévision et toute la presse – à l’exception du Fatto quotidiano de Marco Travaglio et du Manifesto – ont alors pris position en faveur de la fin de l’expérience gouvernementale de Giuseppe Conte.

Le gouvernement de haut niveau

Fin 2020, suite à une longue et pénible crise intergouvernementale provoquée notamment par l’abandon de la majorité de la part de Matteo Renzi et de sa scission minoritaire du PD, le président de la République, Sergio Mattarella, a exhorté les partis représentés au Parlement à former un « gouvernement de haut niveau » (le sous-entendu : les gouvernements précédents étaient dénués d’un tel profil). Il en a proposé la présidence à Mario Draghi, ex-ministre de l’Economie, ex-Managing Director de la banque Goldman Sachs, ex-gouverneur de la Banque d’Italie et ex-président de la Banque centrale européenne (BCE). Autrement dit le personnage qui représente au mieux, en Italie du moins, les choix économiques et politiques anti-populaires et antisociaux qui ont dévasté l’Europe et une grande partie de la planète.

Au cours de toute sa carrière Mario Draghi a été l’un des porte-drapeaux les plus clairvoyants des politiques de précarisation du travail, de coupures dans les services sociaux et de privatisations, de liberté d’action en faveur des sociétés financières. Son curriculum présente toutes les garanties nécessaires à de vastes secteurs de la classe dominante, en tant que protagoniste de l’euphorie pour les privatisations des années 1990, lorsqu’ont été littéralement offerts à des entrepreneurs privés, sans scrupule, les autoroutes, les réseaux téléphoniques et électriques, l’entreprise pétrolifère d’Etat, la compagnie d’aviation nationale et plusieurs banques.

En août 2011, Mario Draghi, 3 mois avant son accession à la présidence de la BCE, signait avec Jen-Claude Trichet une lettre – restée confidentielle jusqu’en novembre 2011 – exhortant le gouvernement italien à :

  • augmenter la concurrence dans les services par des privatisations sur large échelle,
  • réformer le système de négociations salariales collectives, en privilégiant les exigences des entreprises,
  • assouplir les normes d’engagement et de licenciement des salariés,
  • réduire la dépense pour les retraites,
  • diminuer la masse salariale dans le secteur public,
  • être davantage à l’écoute des exigences des entreprises,
  • réformer les systèmes sanitaire, judiciaire et de l’instruction publique,
  • établir des règles budgétaires plus strictes, sans hésiter à passer par des réformes constitutionnelles pour arriver à ces fins [4].

Soulignons que les divers gouvernements qui se sont succédé de 2011 à aujourd’hui (présidés par Mario Monti, Enrico Letta, Matteo Renzi, Paolo Gentiloni et, dans une moindre mesure, les deux gouvernements Conte) ont mis consciencieusement en pratique les indications des deux banquiers, y compris la réforme constitutionnelle de l’article 81 sur l’équilibre budgétaire, renforçant le système de restrictions budgétaires sur les dépenses sociales, parallèlement à l’adoption du pacte budgétaire européen, officiellement appelé « traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG) ou Fiscal compact. Soulignons également le rôle déterminant joué par Draghi en 2015, à l’époque président de la BCE, dans l’étranglement de la Grèce et la mise à genoux du gouvernement Tsipras.

Avec un tel pedigree le gouvernement Draghi s’installe à la mi-février 2021, salué par les médias comme le « sauveur de la Patrie en danger ». Les partis à l’unanimité (Lega, Forza Italia, le mini-parti Italia viva de Renzi, le PD, même le M5S, la gauche modérée de Liberi e uguali, ainsi que des formations secondaires de centre-droit) ont soutenu ce nouveau gouvernement et y ont pris place avec des portefeuilles (vice-)ministériels. On ne trouve à l’opposition que les para-fascistes Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni et, marginalement, le leader de Sinistra italiana Nicola Fratoianni (seul fragment de l’explosion de Rifondazione comunista encore présent au Parlement), ainsi que plusieurs parlementaires ayant quitté le M5S sur des positions de droite ou de gauche. A la Chambre des députés, Mario Draghi reçoit 558 voix sur 628. Une « unité nationale », évoquée par le président du Conseil des ministres, constituée sous le prétexte de la pandémie et de la subséquente crise économique, reflet à la fois de la syntonie pro-capitaliste qui relie la quasi-totalté du monde politique institutionnel italien et de la tendance à la recomposition de l’unité bourgeoise, profondément mise à mal par les décennies de crise du système politique italien.

Avec le gouvernement Draghi commence une phase de restauration sans qu’il y ait eu de révolution ; car les mesures modérément et contradictoirement positives édictées sous l’égide du M5S (le revenu de citoyenneté, la limitation des contrats précaires, etc.) n’ont pas été mises en place sur la base d’une mobilisation directe des couches sociales concernées ; elles ont plutôt été reçues comme de bienveillantes concessions positives de l’Etat.

Les ministres de Draghi et les 206 milliards de l’UE

La composition politique de ce gouvernement est tout à fait représentative de son orientation politique. Les portefeuilles qui devront gérer les fonds les plus importants provenant de l’UE ont été assignés à des personnes de confiance proches du président du Conseil des ministres.

Le ministère de l’Economie est attribué au bureaucrate et manager Daniele Franco. Ce dernier peut se targuer d’avoir combattu bec et ongles, en 2018 – mais sans succès – le revenu de citoyenneté de 570 euros par mois pour les couches les plus pauvres, alors qu’il était responsable de l’élaboration des budgets et des comptes pour le ministère de l’Economie. C’était une réforme voulue par le M5S à laquelle se sont opposées la principale confédération patronale, la Confindustria, et toutes les autres associations patronales. Son ministère va gérer une part importante des 206 milliards provenant de l’UE.

Le ministère pour l’Innovation technologique et la Transition digitale revient à Vittorio Colao, un ex- de la banque Morgan Stanley, l’une des 10 plus importantes banques de la planète, ex- aussi de MacKinsey, leader mondial dans le conseil en stratégie d’entreprise, ex-PDG du colosse britannique de la téléphonie Vodafone, qui a fait de lui le manager italien le mieux payé au monde pendant une dizaine d’années. Il y a plus d’un an il a proposé un plan de relance de 53 pages, synthétisé ainsi par la chercheuse Marta Fana : « Selon Colao, l’Etat doit fonctionner comme un mécanisme d’assistance à fonds perdu pour le secteur privé, distribuant exonération et remises, amenant dans les mains des privés la gestion de ce qui est encore aux mains du secteur public ». Selon le plan de Mario Draghi, son ministère va s’occuper de quelque 46 milliards des fonds européens.

Le nouveau ministère de la Transition écologique, ayant succédé au ministère de l’Environnement, a été mis dans les mains du technicien Roberto Cingolani, un expert en robotique politiquement proche du parti de Matteo Renzi. Ce ministère aura la part du lion des fonds européens, soit 69 milliards d’euros, dont 29 pour l’efficience énergétique et la requalification des entreprises publiques dans ce domaine, 10 milliards pour les énergies renouvelables, 22.5 pour les nouveaux bus, trains, navires et pour l’acier dit vert, 7.5 pour la reconversion des entreprises agricoles. Un butin qui va réveiller les convoitises de bien des entreprises.

Viennent ensuite les ministres liées au monde catholique : Maria Cristina Messa, ministre des Universités et de la Recherche, et Marta Cartabbia, ministre de la Justice, toutes deux fort proches de la congrégation clérico-entrepreneuriale Comunione e Liberazione que Draghi affectionne tout particulièrement. Marta Cartabbia est en train de tenter de faire approuver, par le Parlement, une réforme de la procédure pénale destinée à abroger les innovations imposées il y a 2 ans par le M5S afin d’éviter que les inculpés les plus riches puissent faire avorter les procès les concernant par toute une série de procédures d’escamotage.

Par ailleurs Mario Draghi a confié deux ministères importants à deux hommes forts de la Lega. Le ministère du Développement économique à Giancarlo Giorgetti, ex-militant de l’organisation néofasciste de jeunesse Fronte della Gioventù et aujourd’hui numéro deux de la Lega de Matteo Salvini. Il devra piloter la phase délicate de relance de l’économie nationale après le brusque ralentissement dû à la pandémie. Quant au ministère du Tourisme, il a été attribué au puissant Massimo Garavaglia, ex-député, ex-sénateur, ex-vice-ministre de l’Economie et des Finances. Si le tourisme est l’un des leviers essentiels de l’économie italienne, avec 13% du PIB, c’est aussi le secteur le plus durement frappé par la pandémie. Massimo Garavaglia aura donc comme tâche de gérer le mécontentement – ou le consensus – des petits et très petits entrepreneurs du tourisme qui constituent un bassin électoral essentiel.

A la gauche, ont été distribués le ministère du Travail et des Politiques sociales à Andrea Orlando, du PD, ayant occupé un poste de député de 2006 à aujourd’hui, puis de ministre de 2013 à 2018 ; et ensuite de vice-secrétaire du PD de 2019 à 2021. Le ministère de la Santé a été attribué à Roberto Speranza, de Liberi e uguali, député de 2013 à aujourd’hui, puis ministre de la Santé depuis 2019.

Les débuts du gouvernement Draghi

Le premier acte du gouvernement Draghi, conformément aux souhaits de la Lega mais aussi de Matteo Renzi, a été de limoger les principaux responsables de la gestion de la pandémie sous le gouvernement Conte : le chef du département de la Protection civile, le coordinateur du Comité technique-scientifique qui a géré diverses phases de la lutte contre la contagion, le commissaire extraordinaire pour l’Urgence épidémiologique Covid-19. A noter qu’à la place de ce dernier a été nommé un général des chasseurs alpins récemment rentré d’Afghanistan, Francesco Paolo Figliuolo. Déjà dans le passé d’autres officiers ont été appelés à remplir des fonctions civiles, mais toujours avec une grande discrétion au sujet de leurs charges militaires, tandis que Figliuolo se présente en tenue militaire, avec décorations et chapeau à plume. Symboliquement, c’est une représentation à ne pas négliger si l’on qualifie le processus de restauration politique.

Le nouveau président du Conseil des ministres a également procédé à de nombreux remaniements à la tête des institutions d’Etat. Il s’agit notamment des services secrets, de la Caisse des prêts et des dépôts, de la principale banque publique, du Conseil d’Etat, du tribunal administratif suprême, des chemins de fer, etc. Toujours en nommant des hommes et des femmes de confiance et fidèles à l’orthodoxie néo-libérale.

Les mesures de la restauration

Etant donné le contexte, l’essentiel de l’action du gouvernement reste confinée à la gestion de l’urgence sanitaire et à la campagne vaccinale, sans pouvoir nettement se démarquer du gouvernement précédent de 2020, même s’il n’échappe pas aux observateurs attentifs que désormais on accorde plus d’attention à la protection des activités économiques qu’aux mesures destinées à contenir la contamination. Etant entendu que depuis le début de la pandémie les milieux bourgeois exercent une forte pression pour faire obstacle à toute initiative qui ralentit l’activité économique, sans hésiter à mettre en circulation des déclarations fort embarrassantes, comme celle d’un dirigeant de la Confindustria, Domenico Guzzini, qui est allé jusqu’à dire « même si d’aucuns mourront, patience ! » [5]

Malgré la spécificité de la période, un certain nombre de mesures clairement de restauration sont adoptées : les restrictions contre les contrats précaires sont partiellement éliminées, comme l’exigent les associations patronales qui continuent de protester et de revendiquer l’abrogation de la totalité de ces dispositions. Le gouvernement Draghi est aussi en train de s’attaquer à toutes les mesures de contrôle de la sous-traitance et à celles de protection de l’environnement et, au nom de la liberté d’entreprise, il attaque le droit à la retraite avant 67 ans. Face à cela les grands syndicats n’ont pas organisé la moindre opposition.

A l’heure actuelle, une vaste campagne médiatique est menée contre le revenu de citoyenneté par les principales associations patronales. Elles lui reprochent de constituer un obstacle pour les entreprises dans le recrutement de la main-d’oeuvre. Ces dernières affirment que les jeunes et, plus généralement, les chômeurs préfèrent toucher le revenu de citoyenneté que de travailler. Les attaques démagogiques, voire même vulgaires, à la fois de la droite gouvernementale et de celle d’opposition, sont largement reprises par les médias. Le parti de Matteo Renzi, Italia viva, a annoncé être disposé à organiser la récolte de signatures pour l’abrogation de la loi de 2018 qui a institué ce revenu de base.

La pression à droite est encore plus forte en matière de migrations. D’un côté, le gouvernement maintient en vigueur les principales mesures racistes décrétées par Matteo Salvini, lorsqu’il gouvernait avec le M5S. D’un autre côté, le gouvernement consolide le soutien aux gardes-côtes libyens chargés d’empêcher le départ d’embarcations de migrants depuis l’Afrique, en les envoyant dans des camps de la Tripolitaine où ils sont au mieux durement maltraités, au pire torturés. Ces derniers temps la Lega et Fratelli d’Italia tentent également un coup de force pour obtenir la démission de l’actuelle ministre de l’Intérieur, Luciana Lamorgese, afin de durcir encore plus la politique migratoire du gouvernement.

Une situation sociale marquée par la crise

La conjonction de la crise économique et de la crise pandémique est particulièrement inquiétante : les emplois ont diminué de presque un million en 2020, selon l’Institut central de statistique (Istat), ce qui signifie un retour du nombre d’emplois au niveau de 2015, malgré le blocage des licenciements décrété par le gouvernement Conte II en mars 2020. Ce sont principalement les femmes, les immigrés et les jeunes qui ont ainsi été pénalisés. La consommation des ménages a chuté de 10.9% en un an, ce qui, à prix constants, implique un retour au niveau de 1997.

Plus de 2 millions de familles sont sous le seuil de pauvreté (soit le 7.7% de tous les ménages), en forte croissance par rapport aux années précédentes, représentant plus de 5.6 millions de personnes. Et malgré ça, on voudrait supprimer le revenu de citoyenneté. Le nombre de working poors est également en croissance, atteignant le 13.2% des familles ouvrières, le 25.3% si l’on considère les familles ouvrières de l’immigration.

Non seulement ces données résultent des traditionnels « retards » économiques et sociaux de plusieurs régions italiennes, mais en outre elles mettent à jour les effets pervers de l’incroyable augmentation du chômage partiel, en 2020, faisant passer un très grand nombre de salarié·e·s du côté de l’aide sociale. Pour s’en convaincre, il suffit de signaler que les heures de chômage partiel dispensées par l’Institut national de la prévoyance sociale (INPS) sont passées de 105 millions en 2019 à presque 2 milliards en 2020… S’il est vrai que le chômage partiel permet à des salarié·e·s de ne pas se retrouver sans revenu, il est tout aussi vrai que cette situation ne permet pas de toucher plus de 1000 euros mensuels, impliquant de très fortes baisses de revenu pour les familles concernées.

Au total, le chômage partiel a frappé plus de 40% des 15.7 millions de travailleurs du secteur privé (hormis les activités agricoles), soit 6.8 millions de personnes qui ont subi, des mois durant, des baisses importantes de leur revenu, parfois jusqu’à la moitié.

Pire encore, à partir du 1er juillet 2021 le blocage des licenciements a été aboli pour presque tout le secteur manufacturier, à quelques exceptions près, conformément aux demandes répétées de la Confindustria et des divers milieux patronaux. Au 1er octobre la mesure a été étendue à presque tout le monde du travail, commerce, tourisme, services, etc. La fin du blocage des licenciements a été entérinée par les grandes centrales syndicales, CGIL, CISL, UIL qui, fin juin, après une rencontre très laborieuse, ont cosigné un avis commun, avec la Confindustria et le gouvernement « prenant acte de la fin du blocage des licenciements », en se limitant à « recommander » aux entreprises d’avoir recours, dans la mesure du possible, au chômage partiel plutôt qu’au licenciement. Autrement dit : essayez de ne pas licencier, mais si vous devez le faire n’hésitez pas…

C’est ainsi que, dès le 1er juillet, les licenciements collectifs se sont multipliés : GKN, Giannetti, Timken, etc. Parallèlement les licenciements collectifs interrompus par la pandémie ont repris : Whirpool, Embraco, etc. Des entreprises qui, pour la plupart, ne sont pas du tout au bord de la faillite, mais simplement enclines à délocaliser vers des pays où le « coût » du travail direct (salaire) et indirect (« charges sociales », fiscalité) est moindre. Les procédures de ce type ouvertes auprès du ministère du Développement économique se comptent par centaines et concernent des dizaines de milliers de salarié·e·s. Sans parler des petites et très petites entreprises qui ferment dans l’anonymat et renvoient des milliers de travailleurs chez eux, au chômage.

L’un de ces conflits collectifs historiques sort du lot, celui qui marque la fin de la compagnie aérienne nationale Alitalia, en faillite suite à une privatisation criminelle, réalisée sous l’égide du gouvernement de centre-gauche dirigé par Romano Prodi (le Prodi II, en 2006-2008) et supervisée justement par Mario Draghi, qui a coûté jusqu’ici aux pouvoirs publics pas moins de 10 milliards d’euros. L’affaire est en train de se conclure de la pire manière, avec la création d’une nouvelle compagnie, ITA SA, qui va imposer un nouveau contrat aux ex-d’Alitalia, 2800 salarié·e·s alors que 8000 sont laissés sur le carreau.

Quelques premières réactions significatives

Dans ce sombre tableau, il vaut la peine de mentionner le conflit en cours à GKN, à la périphérie de Florence, une transnationale britannique active dans la fabrication de composants pour véhicules de toute sorte (machines industrielles et agricoles, véhicules terrestres et aériens, aérospatiale). Grâce à la présence d’un collectif de militants radicaux, l’entreprise polarise l’attention de bien des entreprises et devient une référence pour les autres conflits syndicaux. La grande solidarité suscitée par les travailleuses et travailleurs de GKN a poussé le gouvernement à faire une proposition de loi pour « réglementer » les délocalisations, réalisables à l’heure actuelle moyennant quelques faibles pénalités pour licenciement. Et il n’est pas rare que la délocalisation advienne après avoir encaissé, des années durant, des subventions publiques considérables. Le projet du ministre du Travail et des Politiques sociales, Andrea Orlando est sous les tirs croisés de la Confindustria – qui prétend que cela découragerait les investisseurs – et du Collectif d’entreprise des salarié·e·s de GKN, qui le considère totalement inapte à décourager les fermetures d’entreprises. Alors nous écrivons ces lignes se déroule ce conflit dont l’issue risque de se conclure par la volonté du gouvernement d’instaurer une loi qui ne contienne aucune sanction.

Parmi les autres luttes syndicales, signalons celle du secteur de la logistique, qui se heurte aux profonds processus de restructuration de la branche. Avec une détermination et une force induites par l’importance de l’immigration dans ses rangs, encore peu frappée par la délétère idéologie de l’auto-limitation des luttes et encore préservée du sentiment de résignation systématiquement instrumentalisé par les appareils bureaucratiques des grands syndicats, les travailleurs de la logistique ont obtenu des victoires partielles significatives, parvenant à imposer dans plusieurs entreprises des améliorations de salaires et des conditions de travail.

Les dépôts des transnationales de la logistique (Fedex, GLS, DHL, etc.) ont été négligés par les syndicats traditionnels qui se sont limités à gérer voire à collaborer, parfois même dans une logique clientéliste, avec les micro-entreprises sous-traitantes. Un groupe de syndicalistes militants a alors lancé un nouveau syndicat de base, le SiCobas (Syndicat inter-catégorie Cobas), qui a recruté de nouveaux adhérents occupés dans les dépôts, inévitablement en très grande partie des migrants, autour d’un projet syndical de combat. Au fil des ans, les victoires partielles obtenues çà et là ont facilité l’élargissement des actions, favorisant de nouvelles initiatives, à tel point que le SiCobas est non seulement devenu majoritaire dans ce secteur, mais il a aussi commencé à polariser les sympathies de la jeunesse radicalisée du pays.

Le patronat a d’abord tenté d’endiguer les mouvements en faisant quelques concessions, puis il a commencé à s’inquiéter. Par ailleurs l’explosion du e-commerce, due notamment aux mesures liées à l’épidémie de Covid, a imposé un fonctionnement encore plus durement just in time que précédemment, amenant les directions d’entreprises à être plus agressives contre des initiatives syndicales, et même à avoir recours à des milices para-policières. Jouissant d’une certaine protection policière, ces groupes n’ont pas hésité à agresser les piquets de grève du SiCobas ou d’autres syndicats combatifs intervenant dans le secteur, blessant des grévistes à plusieurs reprises et provoquant même deux décès.

Dès lors, afin de dénoncer la politique pro-patronale du gouvernement et en rupture avec la ligne collaboratrice des directions de grands syndicats CGIL, CISL et UIL, s’est formée une unité d’action du syndicalisme de combat, appelant à une journée de grève générale pour le 11 octobre 2021. Cette plateforme revendique le maintien du blocage des licenciements, la diminution de la durée du travail sans baisse des salaires, des augmentations de salaires, la parité salariale homme-femme, un revenu minimum garanti pour les chômeurs, l’abrogation des récentes contre-réformes du droit du travail, des investissements publics pour l’école, la santé et les transports, une démocratie syndicale contre le monopole des centrales CGIL, CISL, UIL, la défense du droit de grève, l’abrogation des décrets Salvini contre l’immigration, le blocage des productions industrielles nocives et des grands travaux spéculatifs.

De nombreux syndicats de base se rassemblent autour de cette plateforme, SiCobas, Cobas, USB, CUB, etc., ainsi que le courant d’opposition présent dans la CGIL. C’est la première fois depuis 2008 que se déroule une telle action unitaire de tout le syndicalisme de combat. L’objectif est, d’une part, de manifester l’existence d’un syndicalisme radical, d’autre part, de faire en sorte que le 11 octobre ouvre la voie à une reprise de la mobilisation globale des classes subalternes et, enfin, que les divers mouvements en cours, comme celui commencé à GKN avec son slogan soulevons-nous, convergent d’ores et déjà dans la préparation de la journée du 11 octobre. Les semaines à venir vont être déterminantes.

Les fortes poussées de l’extrême-droite

Comme lors de toute restauration, c’est la droite la plus dure qui tire son épingle du jeu, notamment l’extrême droite fasciste, celle-là même qui semblait hors jeu il y a quelques décennies, au point d’amener son leader de l’époque, Gianfranco Fini, à renier solennellement les racines fascistes de son parti.

Quant au M5S qui, il y a encore 3 ans, se vantait d’avoir su ériger, face aux faillites des gauches, une digue contre la montée de l’extrême droite… il a en fait déroulé une autoroute pour la croissance de la Lega et de Fratelli d’Italia et, indirectement, pour les organisations explicitement néo-nazies telles que Forza Nuova et Casapound.

Les nostalgiques du fascisme n’hésitent plus à se montrer ouvertement. Le vice-ministre de l’Economie et des Finances (récemment contraint à la démission), membre de la Lega, a proposé publiquement de rebaptiser un parc public, dédié aux deux juges anti-mafia assassinés en 1992, Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, en lui donnant le nom Arnaldo Mussolini, militant fasciste de la première heure et frère du dictateur Benito Mussolini. Un autre dirigeant de la Lega a proposé de donner le nom Adolf Hitler à une place de Rome, dédiée aujourd’hui aux résistants anti-fascistes. Ce ne sont là que deux exemples parmi d’autres de la résurgence néofasciste, s’exprimant à travers des tentatives de légitimer la politique des héritiers de Mussolini.

Sur un plan moins symbolique mais plus concret, la droite a exercé une pression politique démagogique si forte, qu’elle est parvenue à décourager la droite plus libérale et l’a amenée, d’un côté, à renoncer à mener la bataille en faveur du droit de citoyenneté pour les enfants nés en Italie de parents étrangers, et, de l’autre côté, à jeter – provisoirement du moins – aux oubliettes le projet de loi contre l’homophobie présentée par le député Alessandro Zan du Parti démocratique.

Pour conclure il est nécessaire de souligner qu’à l’autre bout de l’échiquier politique, la gauche radicale est désarmée, incapable d’avancer des propositions de convergence sur les plans électoraux et de l’initiative politique. Elle reste également coupée des petits mais nombreux signes de reprise d’initiatives syndicales et sociales combatives, notamment ce qui se passe dans la logistique et avec la préparation de la grève du 11 octobre. C’est une gauche qui semble davantage préoccupée à renouer avec le lourd passé hérité du Parti communiste d’Enrico Berlinguer (secrétaire général du PCI de 1972 à 1984, né en 1922, décédé en 1984) que tournée vers les mutations en cours du contexte politique et social. (Article reçu le 31 août 2021 ; traduction par Dario Lopreno)

Fabrizio Burattini, militant syndicaliste, est membre de Sinistra anticapitalista


NOTES

[1] Cette phase de changement a été précisément décrite par Marco Travaglio, dans son ouvrage I segreti del Conticidio. Il Golpe buono e il Governo dei migliori (Ed. PaperFIRST, mai 2021) .

[2] Pour les partis, syndicats, principales institutions et personnalités mentionnés dans le présent article, nous renvoyons aux autres articles d’alencontre.org sur l’Italie, qui contiennent toutes les explications et caractérisations nécessaires dans les notes. [ndt]

[3] European Commission, The EU’s 2021-2027 long-term Budget and NextGenerationEU, Luxembourg, avril 2021. [ndt]

[4] La lettre en question est publiée in extenso notamment sur le blog suivant de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/021011/non-la-dictature-financiere-de-la-bce-sur-les-pays-europeens. [ndt]

[5] Article non signé, Macerata, bufera su Guzzini : « Le persone sono stanche, pazienza se qualcuno muore ». Confindustria apre un procedimento, quotidien La Repubblica, 15/12/2020. [ndt]

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