Édition du 16 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Justin : l’insoutenable légèreté de la tradition

Il est un peu comique de voir le Parti Libéral du Canada (PLC) se mettre « à gauche » du NPD par rapport aux enjeux économiques et aux politiques de l’austérité. Il faut dire que l’opération a été pensée au moment où Mulcair a tellement poussé son parti vers la droite qu’on a pu l’immaginer dans les hautes sphères du PLC voler une partie de sa base. Je serais surpris que cela fonctionne, mais il est encore tôt dans la campagne.

Historiquement, le PLC a dominé la scène politique durant une très longue période dans l’après-guerre où la bourgeoisie canadienne espérait revamper le capitalisme grâce aux méthodes de Keynes. Ce « modèle » venait en fait des États-Unis et s’est traduit par des politiques qui ont été efficaces pendant quelques décennies. Les profits augmentaient allègrement pendant qu’une partie des couches moyennes et populaires profitaient d’une croissance de ses revenus. L’État devait réguler l’ensemble pour donner un certain « ordre » au marché en investissant par exemple dans des secteurs stratégiques et en érigeant les infrastructures. Tout cela se faisait ici dans le cadre d’un Empire américain tout puissant. Pour l’État canadien, il y avait une place relativement honorable dans le club sélect des pays capitalistes, en fonctionnant comme une sorte de relais de l’impérialisme américain. C’est ainsi que le Canada a en même temps renforcé l’OTAN et intégré le périmètre militaire américain (NORAD) tout en se présentant à l’ONU comme un champion de la « paix ». Les mauvaises langues disaient alors du Canada qu’il était un « honnête courtier », en étant un intermédiaire utile pour les États-Unis sur des dossiers parfois « chauds » (Cuba, la Chine, les conflits au Moyen-Orient, etc.). En coulisses, l’État canadien était toujours au poste pour appuyer les grandes manœuvres américaines, dont le sordide coup d’état contre Allende au Chili, sans compter les sales guerres contre les mouvements de libération en Afrique.

Le beau temps du PLC a commencé à connaître des soubresauts à la fin des années 1960, le capitalisme d’après-guerre à saveur keynésienne connaissant ses limites et contradictions. Les politiques d’austérité avant le mot sont arrivées dans le décor dont le gel des salaires imposé par Trudeau papa en 1976. D’autre part, les pirouettes de l’« honnête courtier » ne suffisaient plus à masquer la subordination de l’État et de l’économie canadienne à celle des États-Unis, d’où les pitoyables échecs des tentatives de créer un espace capitaliste canadien. L’autre point d’achoppement du PLC de l’époque « héroïque » fut évidemment le rebond de la question nationale québécoise. Trudeau pensait l’avoir enterrée avant l’élection du PQ en 1976. La fin de sa carrière politique fut pratiquement consacrée à briser la « menace séparatiste » à travers notamment le rapatriement unilatéral de ce qui est appelé la « constitution ».

Au tournant des années 1980, le PLC se retrouvait dans les cordes et il dut céder le pouvoir pendant presque 10 ans : exit Trudeau ! Le cas du PLC semblait réglé, mais c’était sans compter la grotesque fourberie des Conservateurs de Brian Mulroney. Dans les années 1990, devant le gouvernement totalement discrédité par des « affaires » et la droite divisée (l’aile extrémiste s’étant enfoncé dans le Parti réformiste), le PLC est revenu au pouvoir par défaut, après avoir promis des politiques plus propres. Le gouvernement du PLC entreprit de « nettoyer » les finances publiques en réduisant les budgets sociaux, en volant plusieurs milliards de dollars à la caisse de l’assurance-chômage et en reniant toutes ses promesses y compris celles de dégager le Canada de l’Accord de libre-échange des Amériques. Entre-temps, le PLC après avoir détruit le compromis offert aux nationalistes québécois (accord dit du Lac Meech) s’alignait pour défaire encore une fois le PQ (référendum de 1995), ce qui l’a conduit aux arnaques, aux manipulations et aux fraudes révélées par la suite. Malgré ces « prouesses », le PLQ au tournant du nouveau millénaire était expulsé du pouvoir jusqu’à temps qu’Harper triomphe en 2011.

Ce long détour nous permet de comprendre pourquoi le PLC aujourd’hui est une organisation en morceaux. Pour les dominants, la politique de Harper, plus cohérente, plus structurée et sans ambiguïté, est un pari plus attrayant. Grosso modo, le capitalisme canadien se sent bien confortable dans le cadre néolibéral géré et imposé par les États-Unis. Ce n’est pas tant que le PLC représente une autre option que le fait que Harper est plus explicite et prêt à aligner totalement la politique canadienne sur celle des États-Unis, sans nuance.

Quant aux couches moyennes et populaires qui soutenaient le PLC, elles ont migré ailleurs en fonction de leur éparpillement social. Enfin, la « gestion » de la question nationale québécoise dans la lignée de la ligne dure de Trudeau père semble déphasée et non-pertinente devant un PQ très affaibli.

On additionne tout cela et on constate que la seule place qui reste à Justin est de faire des promesses dont ses stratèges savent pertinemment qu’elles n’ont pas de sens, si ce n’est que de court-circuiter la dérive du vote vers le NPD. Le gros et pratiquement le seul avantage de Justin (dont le physique surdimensionné semble inversement proportionné au mental) est son nom de famille, mais cela ne résonne pas beaucoup à part pour les quelques nostalgiques aux têtes grises.

Cependant, il n’est pas dit que les pirouettes actuelles de Justin ne rapporteront rien, vu la volatilité d’une campagne et aussi les erreurs prévisibles et imprévisibles des divers acteurs. Mulcair en tout cas doit faire attention pour ne pas paraître comme l’homme de droite qu’il est. Il doit miser en fin de compte sur le ras-le-bol majoritaire contre Harper et se faire élite sur une plateforme la plus ambiguë possible, ce qui lui permettra de faire ce que le PLC a fait en 1993, c’est-à-dire imposer une politique de droite quitte à l’humaniser sur les marges. Dans ce sens (nous l’avons dit auparavant), Mulcair, plus même que Justin, est le véritable héritier de Trudeau.

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