Édition du 23 avril 2024

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Afrique

La France et le génocide des Tutsis « Désolé, on ne peut rien pour vous »

L’abandon des employé⸱es rwandais⸱es de la chancellerie française durant le génocide de 1994 demeure une tâche indélébile pour la France. Parmi les personnalités mises en cause, l’ancien ambassadeur à Kigali, Jean-Michel Marlaud, est confronté à de nouveaux témoignages accablants recueillis par Afrique XXI.

Tiré d’Afrique XXI. Cet article est le deuxième d’une série.

Dans le salon de son appartement de la région parisienne, Béatrice Kabuguza gribouille sur un post-it. Après plus d’une heure de discussion, elle conclut, avec ce petit dessin, le récit de près de deux mois de traque dans les rues de Kigali, pendant le génocide des Tutsi⸱es, qui a fait plus de 800 000 mort⸱es entre avril et juillet 1994. Le 30 mai 1994, « avec d’autres Tutsi⸱es, nous avions rejoint l’ambassade de Tanzanie, explique-t-elle tout en traçant des rues bien parallèles. Le gardien avait été payé pour nous cacher et nous faire passer pour des Tanzanien⸱nes. Nous n’étions plus qu’à trois ou quatre rues de l’hôtel des Milles-Collines (1). C’était notre dernière chance de profiter des évacuations, le lendemain, le 31 mai, vers le camp de Kabuga, tenu par le FPR [Front patriotique rwandais, groupe armé essentiellement constitué de Tutsi⸱es exilé⸱es et qui a mis fin au génocide, NDLR]. Je savais que si je ne rejoignais pas l’hôtel, c’était la mort assurée. »

Après avoir passé plusieurs clôtures, Béatrice et ses compagnons d’infortune doivent terminer leur course à découvert sur la grande avenue qui longe l’établissement de luxe. « Un convoi des FAR [Forces armées rwandaises, qui participaient au génocide, NDLR] nous a repéré·es, arrêté·es et mis·es à genoux, se rappelle-t-elle. Heureusement, un Casque bleu des Nations unies a vu la scène depuis l’entrée de l’hôtel. Il est venu vers ces militaires avec son arme brandie et j’en ai profité pour crier aux autres de courir vers l’hôtel… Voilà comment je m’en suis sortie. J’ai dormi dans un couloir de l’hôtel et, le lendemain, j’ai pu partir à Kabuga avec un convoi de la Minuar. »

Béatrice Kabuguza est une témoin clé. Si son récit de rescapée est tout aussi terrifiant que ceux des autres survivant⸱es, son histoire aurait dû être bien différente : en 1994, elle a 35 ans et est employée par la France depuis treize ans en tant que secrétaire du chef de la mission de coopération et d’action culturelle – Michel Cuingnet, à l’époque des faits. Comme les autres employé⸱es rwandais⸱es, elle a pourtant été abandonnée à son sort. D’origine tutsie, elle a miraculeusement échappé à la mort, contrairement à dix-sept de ses collègues. Certains d’entre eux étaient des ami⸱es très proches.

Un diplomate inexpérimenté et un récit remis en cause

Depuis trente ans, les raisons qui ont poussé la France à ne pas évacuer les employés locaux durant le génocide restent incertaines. Cette négligence est soulignée dans un recours contre l’État français déposé devant le Tribunal administratif, en avril 2023, par des associations, des rescapé⸱es et des familles de victimes, dont des ancien⸱nes employé⸱es du réseau diplomatique français. Des critiques visent aussi l’ancien ambassadeur de France Jean-Michel Marlaud. Ce dernier a publié un livre en décembre 2022, Dire l’indicible (L’Harmattan). Sur le sort des employé⸱es, qu’il balaye en deux pages, il réitère son argumentaire livré en 1998 devant la mission d’information parlementaire sur le Rwanda (2), qui a enquêté sur la responsabilité de la France dans le génocide. Selon lui, les employés locaux étaient injoignables, il n’y avait pas de plans d’évacuation les concernant et il était dangereux de circuler dans Kigali pour les rechercher...

Le diplomate est nommé à Kigali le 29 mars 1993. À 38 ans, après seulement deux courtes expériences à l’étranger, il s’agit de son premier poste d’ambassadeur – un âge exceptionnellement jeune pour occuper de telles responsabilités. Surtout, l’énarque ne connaît rien à l’Afrique et encore moins au Rwanda, alors que la France est en première ligne dans les négociations de paix – qui aboutiront aux accords d’Arusha, le 4 août 1993 – entre le régime du président Juvénal Habyarimana et les rebelles du FPR. Il remplace Georges Martres, qui fait alors valoir ses droits à la retraite. Issu de la coopération, ce vieux routier de la diplomatie française en Afrique est passé par le Mali, le Niger, le Sénégal et le Cameroun. Cette nomination surprenante est-elle un signal de rupture envoyé au pouvoir rwandais ? Pas vraiment. Avant de s’envoler pour le pays des Milles Collines, Marlaud est reçu par le directeur des Affaires africaines et malgaches, Jean-Marc de La Sablière, en présence de Martres. Sa consigne, que relate l’ancien ambassadeur dans son livre (p. 23) : « Continuez la politique de votre prédécesseur. »

Béatrice ne s’est jamais exprimée sur l’abandon des employé⸱es de la chancellerie française. Aujourd’hui, elle brise le silence et confie avoir été « choquée par les propos des diplomates français, notamment lors de la commission Quilès de 1998 ». Pour elle, il n’a jamais été question d’évacuer les agents locaux. Pour appuyer son sentiment, elle va se remémorer durant cet entretien les « mensonges » distillés depuis trente ans, et va leur opposer les faits dont elle a été témoin.

Ses informations viennent corroborer celles qui ont déjà été avancées par d’autres survivant⸱es, comme l’ancien employé du Centre d’échanges culturels franco-rwandais (CECFR, désormais Institut français), Vénuste Kayimahe, dans son livre France-Rwanda : les coulisses du génocide. Témoignage d’un rescapé (Dagorno, 2001). Celui-ci a régulièrement été décrédibilisé par des militaires ou des diplomates français : certes, certains de ses souvenirs sont peut-être imprécis (des dates, des noms...), malmenés par la douleur d’avoir perdu une de ses filles, sa mère, ses frères et ses sœurs ainsi que leurs familles, et le sentiment d’avoir été abandonné par le pays pour lequel il travaillait depuis vingt ans. Mais son témoignage reste puissant et mérite attention. Il y a aussi les souvenirs d’Étienne Nsanzimana, le fils de Pierre Nsanzimana – le seul employé rwandais évacué par la France (décédé en 2023), qu’Afrique XXI a rencontré pour le premier épisode de cette série consacré à Gaudence Mukamurenzi, une de ses tantes, qui était secrétaire de l’ambassade, assassinée le 19 avril 1994.

« La question ne s’est pas posée »

Le 7 avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, dont la mort servira de prétexte au déclenchement du génocide, les employé⸱es tutsi⸱es de l’ambassade sont menacé⸱es à plusieurs endroits de la ville. Dans le quartier de Muhima, où elle a emménagé six mois plus tôt, Béatrice se terre chez elle : « Je suis restée chez moi parce que les sorties étaient interdites, raconte-t-elle. Sinon, j’aurais essayé de rejoindre l’ambassade ou les églises. Je pensais aussi que ça passerait… Les tueries avaient commencé. Je n’avais aucun contact, je me cachais et j’écoutais la radio, c’était le seul moyen de s’informer. Les voisins ne me connaissaient pas encore et je dois ma vie à ça, je pense. »

D’autres ont en effet dû fuir leur domicile, pourchassé⸱es par leurs voisin⸱es excité⸱es par les appels au meurtre diffusés par la Radio-télévision des Milles Collines (RTLM) qui, dès le 6 avril au soir, a appelé à exterminer les « inyenzi » (les « cafards »). Les noms de certain⸱es Tutsi⸱es étaient même cités. Parmi eux, plusieurs employé⸱es de l’ambassade, dont Pierre Nsanzimana, du service des états civils. Il vit dans le quartier de Nyakabanda quand, le 7 avril, il doit mettre à l’abri sa famille chez un voisin hutu, sa maison ayant été attaquée par des miliciens Interahamwe. À une centaine de mètres de chez lui, la petite sœur de sa femme, Gaudence Mukamurenzi, a aussi été attaquée le lendemain de l’attentat. Son mari a été assassiné, et le fils aîné de celui-ci (issu d’une première union) a disparu. Elle et ses enfants vont trouver refuge dans le débarras d’un voisin.

Immaculée Mukamuligo, la collègue et amie de Béatrice, a dû faire de même. Vénuste Kayimahe, à qui la directrice du CECFR, Anne Cros, avait demandé de quitter les locaux quelques jours plus tôt, a dû y rester caché avec sa femme et certains de ses enfants. Il y a aussi les employé⸱es des résidences, comme Déo Twagirayezu, le maître d’hôtel du chef de mission de la coopération, qui sont resté⸱es chez leur employeur français, dans l’incapacité de rentrer chez eux.

Le 8 avril, la nouvelle de l’assassinat de deux gendarmes français et de l’épouse de l’un d’eux (3) décide Paris à évacuer ses ressortissant⸱es. À cette fin, débute dans la nuit du 8 au 9 avril l’opération Amaryllis, qui se poursuivra jusqu’au 14 avril. La mission des 460 militaires français⸱es est facilitée par l’existence de plans de sécurité, qui permettent de localiser les expatrié⸱es dans Kigali. Les quartiers sont organisés en « îlots », coordonnés par des « chefs d’îlot ». « Après l’attentat, nous avons joint les chefs d’îlot », précise Jean-Michel Marlaud, rencontré à Paris par Afrique XXI le 8 janvier 2024. Les Français⸱es sont ensuite regroupé⸱es à l’École francophone Antoine-de-Saint-Exupéry en attendant leur départ pour l’aéroport. En revanche, le sort des employé⸱es rwandais⸱es de la chancellerie n’est pas évoqué. « La question ne s’est pas posée, [la mission d’Amaryllis] consistait à évacuer les ressortissants français », explique Jean-Michel Marlaud.

« Il me semble que je me sois trompé »

Le premier télégramme qui autorise l’évacuation des employés locaux arrive à l’ambassade le 11 avril en milieu de journée, puis à Amaryllis dans la soirée (4). « Nous ne savions pas où habitaient les Rwandais qui travaillaient à l’ambassade », affirme Jean-Michel Marlaud dans son livre (p. 123). « Dans tous les pays, ces plans [de sécurité] concernaient les seuls Français. D’ailleurs, lors de la précédente évacuation au Rwanda, en 1990, nul n’avait soulevé la question des recrutés locaux », poursuit-il (p. 124). Selon lui, à cette absence de plans d’évacuation des employés locaux s’ajoutait le fait que « les quartiers ou les rues n’ayant pas de nom et les maisons pas de numéro, il était tout aussi difficile de se rendre au domicile des membres du personnel local » (5).

Deux survivant⸱es infirment pourtant ces allégations. Vénuste Kayimahe écrit dans son livre que, « deux ans auparavant […], le personnel rwandais de la Mission [de coopération], de la chancellerie et du Centre d’échanges culturels franco-rwandais a également fourni toutes les informations sur la façon de les atteindre, en vue d’une évacuation en cas de besoin. […] Nous avons rempli des fiches et fait des croquis de notre lieu d’habitation » (6). « J’ai moi-même travaillé sur ces documents, confirme Béatrice Kabuguza. On avait fait les plans précis des quartiers et des résidences. C’était facile à trouver. Ils étaient déposés avec les plans d’évacuation des expatrié⸱es, dont je me suis aussi occupée avec un militaire français. On a réalisé ce travail au lendemain des événements d’octobre 1990 (7). »

Face à ces témoignages, Jean-Michel Marlaud, qui s’en tient à la même version depuis trois décennies, est étonné : « Je ne le savais pas. Le plan de sécurité était tenu par le consulat, donc par William Bunel [décédé depuis, NDLR]. Certes, il n’était pas à Kigali au moment de l’attentat, mais il est revenu 24 ou 48 heures après… Je ne comprends pas, il semble que je me sois trompé. » « Ces plans étaient connus des services de l’ambassade », lance Béatrice Kabuguza. Concernant la présence de Vénuste Kamyimahe et de sa famille au CECFR (ils étaient facilement localisables, donc), le diplomate assure ne jamais avoir été mis au courant de cette information, contrairement à ce qu’affirme dans son livre l’ancien employé du Centre culturel. Selon lui, sa responsable avait prévenu l’ambassadeur (p. 147). Sa présence au Centre culturel était également connue des journalistes : il est interrogé le 12 avril 1994, et son témoignage, déchirant, est diffusé dans le journal de 20 heures de France 2 (8) :

  • On est dans une situation presque d’assiégés parce qu’il y a dehors les miliciens, les militaires, tous ceux qui peuvent nous tuer. Ils viennent de massacrer tout ce monde dans la ville de Kigali. On est condamnés. On est résignés. On attend un miracle ou alors la mort tout simplement.

« Immaculée a crié au secours au téléphone »

Vénuste Kayimahe assure par ailleurs avoir tenté de joindre l’ambassade par deux fois avec le téléphone du CECFR. Il écrit que de nombreux autres employés ont appelé le Centre culturel pour être secourus (p. 155) : « Parfois je réponds et on discute un peu, d’autres fois je n’en ai pas le courage et je raccroche sans rien dire. […] J’ai du mal à convaincre [mon interlocuteur] de mon impuissance et de la peine que je partage. Car, moi-même, l’ambassade, que j’ai appelée par deux fois, refuse de m’écouter. » Devant la mission parlementaire de 1998, Jean-Michel Marlaud a déclaré que « dans leur très grande majorité, [les recrutés locaux] n’avaient pas le téléphone. Il était très difficile de trouver un téléphone pour appeler l’ambassade ».

Outre les déclarations de Vénuste Kayimahe, beaucoup de témoignages viennent contredire cette affirmation. Plusieurs salarié⸱es rwandais⸱es se sont arrangé⸱es pour trouver un téléphone. Le récit du chef de la mission de coopération française, Michel Cuingnet, va dans ce sens. Dans un rapport rédigé à Paris le 15 avril 1994, à son retour de Kigali, voici ce qu’il écrit : « Samedi 9 avril. [...] Les secrétaires tutsis [sic] de la Mission nous font connaître qu’elles sont attaquées. Appels téléphoniques hallucinants... de personnes agressées (plantons, secrétaires, chauffeur de la Mission) cris et plus rien... » Dans le documentaire Retour à Kigali : une affaire française, de Jean-Christophe Klotz (2019), Cuingnet explique avoir « eu un appel [qu’il a] encore en mémoire, d’une secrétaire qui s’appelait Immaculée, qui a crié au secours au téléphone. J’ai prévenu l’ambassadeur et je lui ai dit : “Qu’est-ce qu’on fait avec le personnel tutsi ?” Il m’a fait répondre par je ne sais plus qui : “Ah mais les militaires vont venir les défendre”. » Michel Cuingnet n’a pu être joint avant la publication de cet article.

« Immaculée a bien joint Michel Cuingnet, confirme Béatrice Kabuguza. Ce sont les voisins qui la cachaient qui me l’ont dit… Selon eux, il lui a répondu qu’il ne pouvait rien faire pour elle. C’est à cette occasion que j’ai appris qu’elle avait été trouvée par les Interahamwe et tuée par balles. » Ce jour-là, « peut-être autour du 10 avril, se remémore-t-elle, j’ai pu aller chez des voisins qui avaient le téléphone. J’ai appelé mes parents, les gens qui cachaient Immaculée, puis l’ambassade de France. Je suis tombée sur une dame et je me suis présentée : “Je suis Béatrice, de la coopération française, j’ai besoin de votre aide”, et elle m’a répondu : “Désolé, on ne peut rien pour vous.” J’ai demandé si elle pouvait transmettre un message à monsieur Cuingnet, elle a répondu à nouveau qu’elle ne pouvait rien pour moi et a raccroché. » Qui répondait au téléphone ? « Je ne sais pas », répond Jean-Michel Marlaud.

« Désormais, nous sommes quittes »

Le 11 avril, Pierre Nsanzimana, l’employé du consulat qui s’est réfugié chez un voisin avec sa famille quatre jours plus tôt, a lui aussi pu utiliser le téléphone de son hôte pour joindre l’ambassade. Son fils Étienne, qui avait 18 ans à l’époque, s’en souvient parfaitement. Il raconte cet épisode en détail dans le livre de Laurent Larcher, Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? (Seuil, 2024).

  • […] Papa a entendu le téléphone sonner dans la maison principale. Il pensait que les lignes téléphoniques étaient hors d’usage. Il a demandé la permission de passer un coup de fil à l’ambassade de France. Hussein a accepté. Une secrétaire a décroché, elle a été très surprise d’apprendre que nous étions encore en vie, l’ambassade pensait que tous les Tutsis de notre quartier avaient été tués. Un gradé est passé à côté d’elle, il a pris le combiné, il connaissait mon père, qui lui avait facilité la tâche dans une procédure d’adoption. Ce militaire a d’abord été stupéfait d’apprendre que nous étions toujours vivants, puis il lui a dit que des militaires allaient venir nous chercher.

Pierre sera le seul employé de l’ambassade a être évacué par la France. Ce cas particulier a d’ailleurs été mis en avant par Jean-Michel Marlaud lors de ses divers témoignages pour démontrer qu’il n’y avait pas eu de volonté de ne pas sauver les recrutés locaux (alors que dans le même temps, la France évacuait des génocidaires), affirmant que Pierre avait été le « seul » à avoir « réussi à joindre l’ambassade ». Pierre Nsanzimana « a pu nous indiquer où il se cachait et j’ai demandé aux militaires d’aller le chercher, écrit-il dans son livre (p. 123). Lorsqu’ils sont revenus en m’indiquant ne pas l’avoir trouvé, j’ai répondu que je ne partirais pas tant qu’il n’aurait pas été récupéré. La deuxième tentative a été la bonne. »

Sauf que, selon Pierre Nsanzimana, l’ambassadeur n’est pas à l’origine de son évacuation. Selon plusieurs personnes à qui Pierre a confié son histoire, celui-ci a d’abord eu une secrétaire qui lui a répondu qu’elle ne pouvait rien pour lui. Mais un officier, qu’il connaissait pour l’avoir aidé dans ses démarches d’adoption, a pris le téléphone et s’est chargé d’organiser son évacuation. Lors de son départ, à l’aéroport, le 12 avril, ce même militaire lui aurait d’ailleurs lancé : « Tu m’as rendu service, je t’ai rendu service, désormais nous sommes quittes. » Selon eux, à aucun moment Pierre n’a évoqué une quelconque intervention de l’ambassadeur.

« Évacuer veut-il dire "rechercher" ? »

Qui est cet officier ? Selon nos informations, il s’agirait du lieutenant-colonel Erwan de Gouvello, du Détachement d’assistance militaire et d’instruction (Dami). Dans Rwanda, ils parlent. Témoignages pour l’histoire (Laurent Larcher, Seuil, 2019), un Père blanc fait référence à cet officier et à sa démarche d’adoption d’une « petite Rwandaise » (p. 231). Erwan de Gouvello n’a pas pu être joint avant la publication de ces lignes. « Erwan de Gouvello est le militaire qui est allé cherché Pierre », admet Jean-Michel Marlaud. Mais est-ce cet officier qui a eu Pierre au téléphone ? « Je ne sais pas, honnêtement je ne me rappelle plus… Ça fait trente ans. Mais c’est lui qui est allé le chercher, ça c’est sûr. Je me souviens de Gouvello qui me dit : “On y est allés, on ne l’a pas trouvé”, et moi de lui dire : “C’est pas possible, on ne part pas sans lui.” »

Lors de cette évacuation, Pierre a tenté de convaincre les militaires d’aller chercher la sœur de sa femme, une employée de l’ambassade, qui habitait à une centaine de mètres. Ils ont refusé, expliquant que leur mission était d’évacuer Pierre et sa famille… « Je n’étais pas dans la Jeep... Je ne savais pas qu’elle habitait à côté », répond le diplomate à la retraite.

Jean-Michel Marlaud a également toujours mis en avant les ordres reçus depuis Paris, dès la mi-journée du 11 avril, élargissant l’évacuation aux employés locaux qui en feraient la demande. Cet ordre est, selon lui, la preuve que la chancellerie n’avait aucune intention d’abandonner les employé⸱es rwandais⸱es. En fin de journée, l’ordre est très clair : « Le Département vous confirme qu’il convient d’offrir aux ressortissants rwandais faisant partie du personnel de l’ambassade (recrutés locaux), pouvant être joints, la possibilité de quitter Kigali. » (9) Alors comment explique-t-il le fait de ne pas avoir cherché à récupérer celles et ceux qui étaient facilement localisables et joignables, comme les employé⸱es de la résidence de Michel Cuingnet, Béatrice Kabuguza, Gaudence Mukamurenzi ou encore Vénuste Kayimahe ? « “Il faut les évacuer”, ça veut dire : “Vous ne partez pas en les laissant”, mais est-ce que ça veut dire : “Il faut les chercher” ? Je n’ai pas la réponse… », se contente-t-il de déclarer ce 8 janvier.

« Les militaires français circulaient comme ils voulaient »

Jean-Michel Marlaud argue dans son livre que « les déplacements en ville [étaient] dangereux » (p. 123). Pourtant, il demande aux militaires de repartir chercher Pierre Nsanzimana après une première tentative infructueuse. « Enfin ! S’ils m’avaient dit “non”, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Loin de moi l’idée de vouloir dire que c’est grâce à moi et que Gouvello n’a fait qu’exécuter mes ordres… » Kigali était certes plongée dans le chaos, mais de nombreux travaux (journalistiques, universitaires...) ont démontré que les militaires français n’avaient aucune difficulté à se déplacer. Ils étaient même plutôt bien accueillis par les génocidaires, qui pensaient que l’armée française venait les aider à repousser l’offensive du FPR.

Trente ans après le génocide, Béatrice ne décolère pas et n’arrive toujours pas à comprendre les arguments du diplomate. « Les militaires français circulaient comme ils voulaient. Jean, le chauffeur de l’ambassade, était hutu. Il pouvait très bien accompagner des convois, il ne risquait rien… En plus, il savait où habitaient la plupart d’entre nous (10). »

Si Jean-Michel Marlaud se défend avec force d’avoir sciemment abandonné les employé⸱es de la chancellerie, il n’a jamais cherché à connaître leur sort, y compris celui des trois employé⸱es de sa résidence. Caché pendant plusieurs jours au Centre culturel, où des éléments de l’opération Amaryllis s’étaient installés, Vénuste Kayimahe n’a dû son salut qu’à l’intervention de soldats belges (11) qui l’ont évacué avec sa famille, le 14 avril, après le départ du Rwanda des derniers militaires français de l’opération Amaryllis. Durant près d’un mois, Béatrice Kabuguza est, elle, restée cachée dans la résidence de Michel Cuingnet, qu’elle a rejointe fin avril après avoir dû fuir son appartement. « Le téléphone fonctionnait très bien, certains amis français m’ont appelée. Mais jamais Michel Cuingnet ou l’ambassadeur… Quand je suis partie, pour rejoindre l’hôtel des Milles Collines, j’ai laissé Déo [Twagirayezu, le maître d’hôtel, NDLR], qui n’a pas voulu nous suivre. Il disait que sa mission était d’assurer la sécurité des biens de l’ambassade... Il a été assassiné peu de temps après mon départ. »

Lire le premier article de cette série consacré à Gaudence Mukamurenzi :« La France nous a abandonnés, les bourreaux nous ont exécutés »

Notes

1- Lieu protégé par les Casques bleus de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda, Minuar, où de nombreux Rwandais ont trouvé refuge.

2- Paul Quilès, Pierre Brana, Bernard Cazeneuve, « Rapport d’information par la Mission d’information de la Commission de la Défense nationale et des forces armées et de la Commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 », 1998.

3- René Maïer, Alain Didot et l’épouse de celui-ci, Gilda, ainsi que leur jardinier, Jean-Damascène Murasira, ont été assassiné⸱es le 8 avril 1994 et retrouvé⸱es sommairement enterré⸱es le 11 avril, dans le jardin de leur villa kigaloise. Lire l’enquête de Pierre Lepidi, « Le mystère des gendarmes français assassinés à Kigali », Le Monde, 5 janvier 2022.

4- Dans Rwanda, ils parlent. Témoignages pour l’histoire, de Laurent Larcher (Seuil, 2019), l’ancien ministre des Affaires étrangères Alain Juppé explique (p. 769) : « Je sais que, dans la question Amaryllis, il y a la question des dix-neufs collaborateurs tutsis de l’ambassade qui n’ont pas été évacués. [...] Des instructions avaient été données à l’ambassadeur pour les traiter comme les autres. Ces instructions n’ont pas abouti parce qu’on était là sous le commandement militaire, donc il y a peut-être eu un défaut de transmission. »

5- Audition de Jean-Michel Marlaud le 13 mai 1998 dans le cadre de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda. Son audition est téléchargeable ici

6- Vénuste Kayimahe, France-Rwanda, les coulisses du génocide. Témoignage d’un rescapé, Dagorno, 2001, p. 178.

7- Le 1er octobre 1990, le FPR lance une offensive depuis l’Ouganda voisin. Il sera repoussé in extremis grâce à l’aide de la France, qui va déployer à cette occasion l’opération d’assistance militaire Noroît (officiellement jusqu’aux accords d’Arusha d’août 1993) et évacuer près de 300 Français⸱es. Dans les jours qui ont suivi cette attaque, le régime rwandais va traquer les « infiltré⸱es » du FPR dans la population et prendre systématiquement pour cible tou·tes les Tutsi⸱es.

8- À voir, le journal de 20 heures de France 2 du 12 avril 1994, ici.

9- Commission de recherche sur les archives françaises relative au Rwanda et au génocide des Tutsi, « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) », rapport remis au président de la République le 26 mars 2021, p. 368.

10- Jean Rwabahizi a été jugé par les tribunaux gacaca, « reconnu coupable d’avoir joué un rôle dans les massacres de Tutsis qui avaient cherché refuge à l’église de la Sainte-Famille, à Kigali, et à l’ambassade de France », et condamné à trente ans de prison. Lire « L’ancien chauffeur de l’ambassadeur de France arrêté pour génocide à Kigali », AFP dans Jeune Afrique, 15 janvier 2010.

11- Les militaires belges étaient présents à Kigali du 10 au 14 avril dans le cadre de l’opération d’évacuation Sylver Back.

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Michaël Pauron

Journaliste indépendant. Il a passé près de dix ans au sein de l’hebdomadaire Jeune Afrique, où il s’est notamment occupé des pages « Grand Angle » (grands reportages, enquêtes, investigations). Depuis, il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart et Libération.

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