Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

La politique agressive des E-U : le Congrès veut stationner plus de troupes dans l’arrière-cours de la Russie

L’amendement « Sustaining dissuasion en Europe », inséré avec un soutien bipartite dans la Defense Authorization Act 2022, représente la pire des interventions du Congrès dans la politique étrangère.

Anatol Lieven est unchercheur principal sur la Russie et l’Europe au Quincy Institute for Responsible Statecraft

le 21 septembre 2021
https://responsiblestatecraft.org/2021/09/21/congress-wants-to-put-even-more-troops-in-russias-backyard/

Le passage clé de l’amendement, présenté par le représentant Mike Rogers (R-Ala.), membre de rang du House Armed Services Committee, se lit comme suit :

« La Commission [House Armed Services Commission] charge le Secrétaire à la Défense… de soumettre un rapport … sur la stratégie … visant à renforcer la présence avancée des États-Unis sur la périphérie orientale de l’OTAN, et d’y inclure des évaluations de possibilités d’amélioration potentielle de la structure des forces armées au minimum en Roumanie, en Pologne et dans les États baltes, ainsi que des options pour une posture de dissuasion renforcée en Ukraine. »

Cet amendement est justifié, selon ses partisan.e.s par la nécessité de dissuasion contre « l’agression russe sur le flanc oriental de l’OTAN ». Il incarne une confusion délibérée d’intérêts, avec l’Ukraine d’un côté, et les membres de l’OTAN de l’autre. En Ukraine, un conflit séparatiste gelé avec une implication russe est en effet en cours, ainsi que le différend territorial sur la Crimée. Ce sont, cependant, le genre de problèmes trop typiques au lendemain de la chute des empires. Ils découlent de la double problématique des droits des minorités et des frontières historiquement contestées. (La Crimée faisait partie de la République russe jusqu’à son transfert à l’Ukraine par décret soviétique en 1954).

Aucune personne politique américaine n’a jamais tenté d’expliquer pourquoi l’implication russe en Ukraine - avec les problèmes territoriaux de celle-ci, son énorme minorité russe et ses liens historiques, culturels et émotionnels profonds à la Russie – montre un désir de la part de Moscou d’attaquer la Pologne ou la Roumanie, qui ne contiennent ni minorités russes ni conflits territoriaux avec la Russie. Il y a ici une hypothèse non fondée de tendances russes innées et aveugles à l’agression.

De plus, en ce qui concerne l’Ukraine elle-même, la suggestion d’une ressemblance entre la « dissuasion » américaine dans ce pays et la dissuasion en Pologne et en Roumanie est basée sur une idée fausse et très dangereuse. La Roumanie, la Pologne et les États baltes sont membres de l’OTAN, couverts par la garantie de l’article 5 du traité de l’OTAN, selon laquelle les États-Unis sont légalement tenus de se battre pour ses États s’ils sont attaqués.

L’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, et même si une administration américaine était disposée à faire une offre immédiate d’adhésion, celle-ci serait certainement bloquée par les autres partenaires européens de l’OTAN. Les États-Unis ne sont donc pas juridiquement tenus de défendre l’Ukraine, et ont déjà prouvé en 2014 qu’ils ne le feraient en fait dans un conflit avec la Russie (tout comme ils n’avaient pas combattu pour la Géorgie dans le conflit de 2008). Une promesse de « dissuasion » américaine en Ukraine est donc essentiellement un mensonge – un mensonge qui est très dangereux, si un gouvernement ukrainien devait le croire et agir en conséquence.

Les États baltes constituent une catégorie un peu particulière. Contrairement à la Pologne et à la Roumanie, ils faisaient partie de l’URSS et ils abritent d’importantes minorités ethniques russes. Mais aucun différend territorial n’existe entre la Russie et ces États. La Russie s’est certes fortement plainte de la privation partielle du droit de vote des minorités russes en Lettonie et en Estonie - cela contrairement à la fois aux promesses faites à la Russie avant l’indépendance et aux principes fondamentaux de l’Union européenne. Mais la Russie n’a en aucune occasion menacé de les envahir. Les pays baltes n’ont pas non plus donné à la Russie d’excuse pour envahir. Car les relations ethniques dans ces pays, bien que parfois tendues, ont toujours été extrêmement pacifiques.

Et encore une fois, personne à Washington qui a écrit à propos d’une agression potentielle de la Russie contre les membres de l’OTAN n’a jamais pu expliquer ce que la Russie pourrait espérer gagner d’une telle attaque, et si un avantage l’emporterait sur les immenses risques et pertes encourus : le danger d’une guerre nucléaire, une crise économique fracassante, des sanctions paralysantes, la consolidation de l’alliance américano-européenne contre la Russie et une fin des exportations de gaz russe vers l’Europe.

Et pour quoi ? Pour des territoires occupés constamment secoués par des troubles publics massifs ou même une guérilla, et pour la dépense de sommes d’argent colossales que la Russie ne possède pas ? Si les mandataires soviétiques n’ont pas réussi à gouverner les États baltes et l’Europe de l’Est dans les années 1980, pourquoi diable Moscou penserait-il qu’il pourrait gouverner ces pays aujourd’hui ? On ne saurait trop l’affirmer : l’idée d’une attaque conventionnelle russe contre l’OTAN est le produit d’une combinaison de paranoïa et de manipulation militaro-industrielle cynique en Occident.

L’autre défaut de cet amendement est l’indifférence totale qu’il manifeste à la manière dont la Russie réagirait à une force militaire américaine accrue à ses frontières. En effet, la rhétorique de l’agression russe innée est destinée (consciemment ou inconsciemment) à rendre une telle préoccupation inutile. Car si le caractère de la Russie est fixe et immuable, alors rien de ce que font les États-Unis ou l’OTAN ne produirait de nouvel effet dans un sens ou dans l’autre.

Mais la vérité est bien sûr tout autre. L’establishment de la sécurité de la Russie est tout aussi paranoïaque que celui des États-Unis, et cela avec bien plus de raison. Les forces américaines dans les États baltes se trouvent à moins de 85 miles de Saint-Pétersbourg, la deuxième plus grande ville de Russie. Stratégiquement parlant, cela est l’équivalent des forces russes stationnées au Canada. On peut penser que les États-Unis n’ont aucun plan pour attaquer la Russie, mais pouvons-nous sérieusement nous attendre à ce que les Russes acceptent cela en toute confiance ? Les Américains le feraient-ils si la position était inversée ?

Et la paranoïa suscitée par le stationnement de troupes américaines à la frontière russe augmente considérablement les chances d’un accident désastreux. Nous devons nous rappeler dans ce contexte l’appel du général Mark Milley à la Chine avant les dernières élections américaines pour rassurer un Pékin nerveux que l’Amérique n’avait pas l’intention de l’attaquer, et la véritable conviction des dirigeants soviétiques en 1983 (révélée par le transfuge du KGB Oleg Gordieveskii) que l’opération de l’OTAN Able Archer était la couverture d’une attaque nucléaire imminente contre l’Union soviétique.

Augmenter gratuitement la tension avec la Russie, comme le propose l’amendement Rogers, est donc profondément insensé. Le faire dans un contexte d’aggravation des tensions entre les E-U et la Chine relève de l’idiotie au carré. Il viole la règle la plus fondamentale de la stratégie, qui est de diviser et non d’unir les ennemis potentiels.

Car pour l’instant, malgré toutes les tensions et les fanfaronnades de part et d’autre, les E-U et la Russie ont soigneusement évité tout affrontement militaire direct. Si le stationnement de troupes américaines aux frontières de la Russie entraînait un affrontement même très limité, cela entraînerait inévitablement un nouveau déploiement énorme de forces américaines en Europe, à grands frais – il est impossible d’imaginer un plus grand cadeau stratégique à Pékin.

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