Édition du 23 avril 2024

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Afrique

La traite des femmes nigérianes en Europe, un « business » complexe

Nombre de femmes prostituées dans les grandes villes européennes viennent du Nigeria. Perçu comme un moyen de sortir de la misère, ce phénomène est solidement ancré dans l’État d’Edo. Mais c’est souvent un véritable enfer qui attend les « candidates », soumises à un rythme de travail effréné et à de violents châtiments, ainsi que leurs familles, piégées par l’accord passé avec les Madams.

Tiré d’Afrique XXI.

La grande majorité des femmes africaines en situation de prostitution dans les grandes villes européennes est originaire du Nigeria, et principalement de l’État d’Edo, dans le sud du pays. Cette traite transcontinentale a débuté vers la fin des années 1980, mais a surtout pris de l’ampleur au cours de la décennie 2000 puis des années 2010, marquées par l’augmentation du nombre d’arrivées d’exilé·es en Europe. Entre 2015 et 2018, les Nigérian·es étaient la troisième nationalité la plus représentée parmi les personnes ayant emprunté la voie de la Méditerranée, selon l’agence européenne Frontex. À la sur-représentation des femmes originaires de l’État d’Edo dans la prostitution de rue en France s’est alors ajoutée la présence de nombreuses mineures, parfois très jeunes, alimentant une panique morale autour de la migration illégale et de la traite.

Mobilisé à des fins de durcissement des politiques migratoires, l’argument de la traite a également été repris par les pouvoirs publics européens pour justifier un renforcement des contrôles et des barrières administratives limitant la mobilité féminine en particulier. Ces restrictions ont favorisé les réseaux de trafic tout en augmentant les risques encourus sur la route, mais elles n’ont pas permis de juguler le système d’exploitation, particulièrement rentable, qui s’est développé entre le Nigeria et l’Europe depuis une trentaine d’années.

Les nombreux phénomènes liés à la migration, plus ou moins volontaire, de jeunes femmes destinées à la prostitution en Europe sont complexes et rarement considérés dans leur profondeur historique, économique, politique et sociale.

La traite sexuelle, une pratique ancienne au Nigéria

Si, aujourd’hui, le phénomène a pris une ampleur internationale, les pratiques d’exploitation sexuelle ont commencé à se développer au niveau régional dès la période coloniale. Les historiens montrent en effet qu’au début du XXe siècle, il existe des transferts de jeunes filles originaires du sud-est du Nigeria vers d’autres régions, à l’Ouest et jusqu’au Ghana, dans le cadre d’activités de prostitution forcée, à destination notamment des hommes européens (1).

Parallèlement à ces pratiques se développe également, pendant la colonisation, le système de prêt sur gage : le pawnship. Il s’agit de la mise en gage d’une personne pour garantir le remboursement d’un prêt, cette personne devant servir le créancier jusqu’à la fin du remboursement. Des parents gagent ainsi leurs enfants pour couvrir des frais exceptionnels, tels qu’un mariage ou le paiement de l’impôt colonial (2).

Si ces phénomènes sont parfois transnationaux, ils restent conscrits à l’Afrique de l’Ouest. Ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’on observe des mouvements transcontinentaux, d’abord en direction de l’Italie. Il est difficile d’expliquer pourquoi et comment la prostitution des femmes edos se développe dans ce pays. Toutefois, on peut lier ces formes spécifiques de mobilités féminines avec les migrations de travail des hommes en direction du secteur agricole au sud de l’Italie, qui s’intensifie dans les années 1980 et 1990 (3). Il faut également mettre ces mouvements migratoires en perspective de la situation économique et politique du Nigeria, particulièrement délétère à cette époque. L’application des programmes d’ajustement structurel à la suite du deuxième choc pétrolier de 1979 ont en effet plongé le Nigeria dans une période de récession, marquée par l’austérité économique mais aussi par l’instabilité politique, avec une succession de coups d’État et de régimes militaires entre 1983 et 1998.

Un des effets indirects de ces crises a été la féminisation des responsabilités économiques, notamment vis-à-vis de la famille, et l’élaboration, par les femmes nigérianes, de stratégies de survie individuelles et collectives, le plus souvent informelles. S’inscrivant dans ce qu’on nomme au Nigeria le « hustling » (4), la migration féminine vers l’Europe se développe comme une solution face à une situation nationale profondément dégradée. La prostitution transnationale, organisée par d’anciennes prostituées, devient alors une alternative migratoire par défaut, une « voie d’émancipation » parmi d’autres, qui ne se transforme en système d’exploitation qu’au cours de la décennie suivante.

Aux facteurs économiques et politiques favorisant ces mouvements s’ajoutent les formes genrées de violences sociales et familiales (violences domestiques, excision, mariage forcé, inceste), face auxquelles l’État nigérian n’offre aucune protection efficace – les règles religieuses et coutumières locales s’imposant souvent devant les lois fédérales – et qui jouent parfois un rôle important dans la décision de partir pour l’Europe. La pression familiale est un autre facteur déterminant, puisque la migration de leurs filles en Europe est perçue par de nombreux parents comme le seul moyen d’améliorer les conditions de vie du reste de la famille. L’activité prostitutionnelle est donc parfois considérée comme un sacrifice temporaire auquel les filles concèdent, ou qu’elles choisissent elles-mêmes de s’imposer, dans l’optique, à terme, d’une vie meilleure pour elles et pour leurs proches.

Le rôle des madams

Le centre névralgique de ce trafic se trouve à Benin City. Dans la capitale de l’État d’Edo, la traite est devenue un véritable modèle économique ; le recrutement, le transport puis l’exploitation sexuelle des jeunes femmes en Europe reposent sur des réseaux familiaux ou communautaires dont certains, bien structurés, peuvent exploiter plusieurs dizaines de femmes en même temps et générer des sommes colossales puisque chacune d’entre elles doit payer, en moyenne, entre 30 000 et 50 000 euros à ses trafiquants. Les retombées financières de ce « business » – en tout cas considéré comme tel au Nigeria – sont si importantes qu’elles ont profondément transformé le paysage économique et social de l’État.

D’une part, l’enrichissement des familles par le biais de la prostitution des filles est un des seuls outils d’ascension sociale collective disponibles (5). Celles qui sont parvenues à s’élever socialement ont réussi en devenant des Madams, c’est-à-dire en exploitant d’autres femmes à leur tour. Elles ont ensuite investi leurs gains dans des projets commerciaux ou immobiliers, symboles concrets de leur ascension, visibles de tou·tes dans la ville de Benin.

D’autre part, les normes sociales ont été redéfinies à partir des modèles de réussite que représentent les Madams, anciennes prostituées (parfois elles-mêmes victimes de traite) devenues proxénètes puis opératrices économiques et personnalités influentes dans l’État d’Edo. Elles ont ainsi contribué à façonner les imaginaires migratoires et la perception de la prostitution transnationale comme potentielle source d’enrichissement, à la fois par les jeunes femmes et par les familles. Les plus riches d’entre elles font partie de la première génération de femmes nigérianes parties en Europe au début des années 1980 pour y être prostituées. Établies en Italie, certaines sont retournées au Nigeria après avoir accumulé suffisamment de capital financier et ont été surnommées les « Italos ». Nombreuses sont celles qui, disposant de la double nationalité, font encore des allers-retours entre l’Italie et le Nigeria. Dans un contexte de durcissement continu des politiques migratoires européennes et des conditions d’obtention de visas, les Madams conservent un quasi-monopole sur les connexions avec l’Europe.

Une logique sacrificielle an sein des familles

À la fin des années 1990, les Madams de la première génération, les « Italos », deviennent des « sponsors » ; elles encouragent les filles à tenter leur chance en Europe et persuadent les parents qu’il s’agit d’un projet rentable puisqu’en « sponsorisant » leurs filles elles prennent en charge l’ensemble des coûts liés à leur voyage. Beaucoup de jeunes filles victimes de traite en Europe sont originaires des régions rurales et pauvres d’Edo State, notamment de la zone Esan, à l’Est, mais aussi des quartiers pauvres de Benin City comme Upper Sakponba ou Saint Saviour, où un grand nombre de familles reçoivent le soutien financier d’une fille, d’une mère, d’une tante ou d’une cousine basée en Europe, ce qui renforce l’argumentaire des Madams et facilite l’adhésion des parents. Certains prennent même la décision d’envoyer leur fille (ou leur nièce) sans son accord.

Lorsque la décision est prise, les relations se formalisent entre la fille « candidate » au départ, ses parents et ceux de la Madam qui va sponsoriser son voyage. Souvent, la famille de la fille et celle de la Madam se connaissent déjà ; parfois, elles ont même des liens familiaux. Lorsque les parents décident d’envoyer de très jeunes filles, de 12 ou 13 ans par exemple, celles-ci, une fois en Europe, passent sous le contrôle et la responsabilité de leur Madam, ce qui s’inscrit dans une logique de « confiage », courante en Afrique de l’Ouest, permettant la prise en charge temporaire des enfants issus de familles défavorisées (6).

En contexte edo, c’est le plus souvent la fille aînée qui part. Ce « sacrifice » de l’un des enfants de la fratrie est fréquemment le résultat d’un choix parental, imposé aux filles (en particulier pour les plus jeunes dans un contexte où on ne s’oppose pas à ses parents), mais c’est aussi, parfois, un choix auto-imposé, pour aider la famille à subvenir aux besoins des autres membres, notamment des frères et sœurs cadet·tes. L’entourage des filles, mais aussi la société, contribuent à renforcer ce sens du sacrifice, ce qui en pousse certaines à accepter les propositions des trafiquant·es. La migration « informelle » ou « illégale » de jeunes femmes vers l’Europe représente une option courante pour un grand nombre de familles pauvres, mais également pour certaines familles de la classe moyenne, qui peinent elles aussi à accéder aux services de base et aspirent également à améliorer leur niveau de vie.

Parfois, la nature de l’activité qui sera exercée en Europe est connue, parfois pas. Mais les conditions de travail, elles, ne le sont jamais. Pas plus que les cadences imposées, la rue, le froid, la violence de certains clients, l’obligation de travailler pendant les règles menstruelles ou encore le temps nécessaire à rembourser une dette dont le montant a été donné en euros et dont la démesure est ainsi passée inaperçue : la valeur du naira est très fluctuante et n’a cessé de baisser ces quinze dernières années, ce qui complique la perception de l’équivalence entre l’euro et le naira (7). Les risques liés au voyage, les accidents en mer ou dans le désert, sont plus ou moins clairement perçus, mais cela n’empêche pas la décision de s’engager – ou d’engager sa fille – dans un tel projet.

Les bénéfices générés par la prostitution sont visibles au Nigeria ; les familles s’imaginent donc pouvoir bénéficier, à court terme, d’une source de revenus potentiellement importante ou encore, à moyen terme, des investissements de leur fille au pays, comme la construction d’une maison ou l’achat d’une boutique.

Serment d’allégeance

À leur arrivée en Europe, les jeunes filles sont immédiatement placées sous l’autorité de leur Madam ou bien d’une autre femme qui agit pour le compte de la Madam. Celle-ci devient alors une figure d’autorité presque maternelle (8) et par ailleurs totalement tyrannique. Les Madams imposent en effet un rythme de travail effréné – la majorité des jeunes femmes travaillent tous les jours, quelles que soient les conditions météo et leur état de santé, du début de la soirée jusqu’au petit matin – et exigent des sommes très élevées qui sont censées couvrir le remboursement des frais de voyage mais qui représentent, en réalité, dix à quinze fois le coût effectif du trajet. À ces montants s’ajoute toute une série de frais supplémentaires, les trafiquant·es leur faisant également payer le loyer, la nourriture, les vêtements, les médicaments ainsi que certaines démarches administratives (9).

Si ces sommes ne sont pas versées, les filles s’exposent à des menaces, des châtiments, des violences physiques et morales : elles peuvent être battues ou renvoyées dans la rue jusqu’au soir. Mais elles exposent également leurs familles à des actions de représailles conduites par les proches des Madams, au Nigeria. C’est parce que le lien qui existe entre elles et leurs proxénètes ne les engage pas seules que les jeunes femmes ne peuvent s’extraire facilement de ce système d’exploitation. Un véritable contrat a été élaboré avant le départ, qui implique plusieurs protagonistes et qui est souvent scellé au cours d’un rituel très codifié. Avant le départ, la jeune fille prête un serment d’allégeance à sa Madam, dans lequel elle s’engage à suivre ses ordres et à lui rembourser une dette sans jamais en parler à qui que ce soit. Le montant en euros est énoncé à ce moment-là, sans que l’équivalent en nairas ne soit précisé.

Lors de cette cérémonie, un membre de la famille de la jeune fille – souvent sa mère ou sa tante – est présent, la Madam est là aussi – physiquement ou par téléphone – ou elle est représentée par un·e proche. Garant officiel de l’accord, un priest (investi de l’autorité d’une divinité) dirige la cérémonie et scelle un compromis qui n’engage alors pas seulement la « candidate » au départ, mais également sa famille. Le non-respect du contrat (somme partiellement ou pas remboursée, dénonciation à la police…) entraîne des répercutions mystiques de la part des divinités sollicitées que le priest énonce au cours du rituel : la maladie, l’infertilité, la folie ou la mort attendent les contrevenantes (10).

La pression des temples

En Europe, ces rituels ont fait l’objet d’une attention particulière et d’un travail de réflexion sur les conséquences, psychologiques notamment, que les serments et leur rupture pouvaient avoir sur les victimes (11). Mais ces pratiques, parfois abusivement comparées au vaudou, ont également suscité, notamment dans la presse, une certaine fascination exotisante (12), faisant passer au second plan la dimension socio-économique de ces serments. Or, comme le montre Dr. Precious Diagboya, le recours au pouvoir mystique des divinités pour sceller des contrats ou régler des contentieux est une pratique extrêmement courante dans l’État d’Edo, où elle pallie la lenteur et l’inefficacité du système judiciaire officiel, fortement corrompu. Les recouvrements de dettes contractées dans le cadre de la traite sont notamment assurés par des temples dont l’autorité religieuse est renforcée par le rôle social et politique central qu’ils occupent dans la société edo, ce qui leur permet d’agir en toute légitimité et de percevoir, au passage, 10 % des sommes récupérées (13).

Pendant la période d’exploitation sexuelle des femmes en Europe, les priest interviennent régulièrement, par téléphone notamment, en cas d’opposition ou de conflit, pour rappeler l’importance de l’engagement pris ainsi que les conséquences d’une éventuelle rupture de l’accord. Mais c’est aussi sur la famille au Nigeria que s’exerce la pression des temples, qui peuvent convoquer officiellement les parents afin qu’ils répondent des manquements de leur fille sous peine de se voir contraints de vendre leurs biens pour rembourser les sommes dues.

En mars 2018, l’Oba, monarque héritier du royaume de Benin et autorité religieuse suprême dans la région edo, a prononcé une annulation des serments prêtés dans le cadre de la traite ainsi qu’une interdiction formelle de sceller de nouveaux serments (14). Cette déclaration, très médiatisée, a effectivement permis de mettre fin à la servitude pour dette de quelques femmes contraintes à la prostitution en Europe, mais elle n’a mis fin ni au principe d’endettement ni aux rouages coercitifs de l’exploitation sexuelle. Les trafiquant·es se sont réorganisé·es, soit en délocalisant les cérémonies en dehors de la zone d’autorité de l’Oba, soit en s’appuyant sur la menace physique et les violences envers les familles pour obliger les femmes à payer. De nombreuses familles sont ainsi victimes de représailles très violentes : menace de mort, destruction des biens ou assassinats, les Madams ayant recours aux services d’Area Boys ou de Cultists (15).

Depuis quelques années, le rôle des jeunes hommes appartenant à des Cults – parfois impliqués dans des activités criminelles telles que le trafic d’armes et de stupéfiants – dans les dynamiques de traite en Europe s’est renforcé (16). D’une part en raison des liens étroits, de parenté ou conjugaux, entre Madams et Cultists, d’autre part, en conséquence de l’annulation de serments et du renforcement de la violence physique comme mode de persuasion privilégié. Toutefois, et malgré de récentes enquêtes révélant l’influence grandissante des Cults nigérians en Europe, la traite sexuelle du Nigeria vers l’Europe n’est pas passée aux mains d’une « Mafia africaine » structurée et globalisée. Ces dynamiques d’exploitation relèvent encore majoritairement de petits réseaux communautaires ou familiaux qui n’ont pas forcément de liens entre eux. Qu’elles soient le fait des Cults ou des temples, les menaces sur les familles sont néanmoins bien réelles, et de nombreux parents, se sachant en danger, demandent à leurs filles de payer les sommes réclamées, ce qui est impossible lorsque celles-ci ont fui leur Madam.

Une intégration difficile

Face aux menaces, à la pression, au sentiment de responsabilité et de culpabilité, certaines jeunes femmes décident de devenir proxénètes à leur tour. Ce choix leur apparaît comme la seule manière de retourner le système d’exploitation en leur faveur, de garantir l’enrichissement de la famille et d’obtenir une forme de reconnaissance sociale, quitte à risquer la prison.

Celles qui parviennent à s’émanciper, soit en remboursant la totalité de la dette, soit en se soustrayant au contrôle des trafiquant·es, font ensuite face à de très grandes difficultés sociales et financières. Maintenues isolées et sous l’emprise de leur Madam pendant plusieurs années, elles ont peu de connaissances sur la société d’accueil et sur leurs droits, elles ne parlent pas la langue du pays d’accueil et ont du mal à naviguer dans le système administratif. Les parcours d’intégration sont donc généralement longs et délicats. En outre, les parcours de ces femmes se déploient dans un continuum transnational, allant du Nigeria vers l’Europe en passant par le Niger, la Libye, la Méditerranée puis le sud de l’Italie, dont une des principales caractéristiques est la récurrence des violences, psychologiques comme physiques (et sexuelles en particulier). Les viols dont les filles et les femmes sont victimes sur la route, notamment en Libye (17), constituent des épisodes traumatiques qui, suivis par la prostitution forcée en Europe, entraînent des situations de polytrauma pas toujours identifiées, trop rarement prises en charge et pourtant centrales dans les processus de réparation puis d’insertion.

D’autres difficultés interviennent aussi d’un point de vue légal. Aujourd’hui, en France, les femmes nigérianes victimes de traite sexuelle représentent une part importante des demandeuses d’asile hébergées en Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile (Cada), mais le statut de réfugiée leur est majoritairement refusé. En effet, malgré la reconnaissance par la Cour nationale du droit d’asile de l’appartenance des femmes originaires des États d’Edo et de Delta à un groupe social vulnérable à la traite (18), il leur est demandé de justifier de leur extraction du réseau. Faute de preuves suffisantes, près de 80 % d’entre elles sont déboutées du droit d’asile. L’accès au logement est par ailleurs limité par leur situation administrative, et elles sont nombreuses à être hébergées par le 115 (la plateforme d’urgence sociale en France), déménageant d’un hôtel social à un autre, y compris lorsqu’elles ont des enfants. De manière générale, la fin de l’exploitation sexuelle des femmes nigérianes est synonyme de grande précarité.

Malgré la mise en place de dispositifs spécifiques (19), les besoins restent énormes, et les réponses pérennes à des situations très complexes sont encore limitées. Pourtant, la détermination des femmes nigérianes, elle, est manifeste. D’abord dans leur capacité à surmonter les épreuves, et ensuite dans leur aptitude à se mobiliser pour faire face aux défis de l’insertion (20). Mais si l’avenir de ces femmes, de leurs enfants et de leurs familles repose en partie sur leur résilience, il dépend surtout de la volonté des sociétés d’accueil à comprendre leurs parcours, leurs histoires, et à leur offrir la possibilité de se réparer et de construire, ici, leur avenir.

Notes

1- Aderinto Saheed, « Journey to Work : Transnational Prostitution in Colonial British West Africa », Journal of the History of Sexuality 24, n° 1 (2015), 99-124

2- Laurent Fourchard, « Prêt sur gage et traite des femmes au Nigeria, fin XIXe-années 1950 », in B. Lavaud-Legendre (dir.), Prostitution nigériane. Entre rêves de migration et réalités de la traite, Karthala, 2013, p. 15-32.

3- Alessandro Cangiano, Salvatore Strozza, « Gli immigrati extracomunitari nei mercati del lavoro italiani : alcune evidenze empiriche a livello territoriale », Economia e Lavoro, vol. 39, n° 1, 2005.

4- Concept populaire au Nigeria, le « hustling » renvoie à la notion de débrouille, mais aussi de lutte pour la survie, incluant des activités légales et illégales. Le terme est souvent utilisé par les prostituées elles-mêmes, qui se qualifient plus volontiers de « hustlers » que de « sex workers ».

5- Élodie Apard, Precious Diagboya, Vanessa Simoni, « “La prostitution, ça ne tue pas !” Projets d’ascension sociale familiale dans le contexte de la traite sexuelle (Nigeria-Europe) », Politique africaine, vol. 159, n° 3, 2020, pp. 51-82.

6- Le « confiage » consiste à envoyer un enfant chez un parent ou une connaissance pour qu’il y travaille, mais aussi pour qu’il y soit socialisé ou éduqué. Voir : El Hadji Mouhamadou Fadilou Di Ba, « Le confiage : une culture et/ou un système de protection de l’enfance ? », Parentalité(s) et après ?, Érès, 2021, pp. 313-336.

7- Début 2024, le taux de change est de 1 000 nairas pour 1 euro, les sommes à cinq chiffres sont donc extrêmement courantes dans la vie quotidienne des Nigérian·es.

8- Le titre « Iya Onisan » leur est souvent attribué. En langue bini, il signifie littéralement « la mère du derrière », c’est donc une mère qui a le contrôle sur le corps des femmes et, en l’occurrence, sur leurs organes sexuels.

9- En France, profitant du fait que les filles ne parlent pas français et ne connaissent pas le système administratif, juridique ou social français, les trafiquant·es leur font par exemple payer plusieurs centaines, parfois jusqu’à un millier d’euros, les faux récits qu’elles utilisent dans le cadre des demandes d’asile.

10- Vanessa Simoni, « “I Swear an Oath”. Serments d’allégeances, coercitions et stratégies migratoires chez les femmes nigérianes de Benin City », in B. Lavaud-Legendre (dir.), Prostitution nigériane. Entre rêves de migration et réalités de la traite, Karthala, 2013, p. 33-60

11- Voir notamment : Simona Taliani, « Coercion, Fetishes and Suffering in the Daily Lives of Young Nigerian Women in Italy », Africa, vol. 82, n° 4, 2012, p. 579-608 ; Simona Taliani, « Du dilemme des filles et de leurs réserves de vie. La crise sorcellaire dans la migration nigériane », Cahiers d’études africaines, vol. 231-232, n° 3-4, 2018, pp. 737-761 ; Roberto Beneduce, « Une nouvelle bataille de vérité. Discours sorcellaires, cicatrices corporelles et régimes de crédibilité dans le droit d’asile », Cahiers d’études africaines, vol. 231-232, n° 3-4, 2018, pp. 763-792.

12- Entre autres : Mathilde Harel, « Prostituées nigérianes victimes du “juju” », Le Monde diplomatique, novembre 2018 ; Olivier Mélennec, « “Madam” et “juju” : comment les Nigérianes sont exploitées sexuellement en France », Ouest-France, juillet 2018 ; Nelly Assénat et Corrine Blotin, « Proxénétisme : rite vaudou et chantage, le gang des Nigérians jugé à Marseille », France Bleu, octobre 2021.

13- Precious Diagboya, « Oath Taking in Edo : Usages and Misappropriations of the Native Justice System », IFRA-Nigeria Working Papers Series, n° 55, 2019.

14- Élodie Apard, Éléonore Chiossone, Precious Diagboya, Bénédicte Lavaud-Legendre, Cynthia Olufade, et al. Temples et traite des êtres humains du Nigéria vers l’Europe, CNRS - COMPTRASEC UMR 5114, 2019.

15- Tandis que les Area Boys sont des jeunes gens formant, dans les grandes villes du Nigeria, des sortes de gangs très peu organisés, les Cultists sont des membres de confraternités basées sur le secret de l’appartenance et la solidarité entre les membres.

16- Le rôle des Cults dans le trafic d’êtres humains a commencé à être pris en compte, en France, après le procès des « Authentic Sisters ». Voir Sam O. Smah, « Contemporary Nigerian Cultists Groups : Demystifying the “Invisibilities” », IFRA-Nigeria Working Papers Series, n° 57, 2019.

17- Écouter la série de podcasts « True Talk about Libya Road », réalisés par les membres de l’association Mist (Mission d’intervention et de sensibilisation contre la traite).

18- Jurisprudence du 16 octobre 2019, étendue le 24 février 2020.

19- Notamment le dispositif national d’accueil et de protection des victimes de traite (Ac.Sé.), qui permet une mise à l’abri et un accompagnement, ou encore les Parcours de sortie de la prostitution (PSP), qui prévoient l’accès à un hébergement et une aide à l’insertion. Si ces dispositifs fonctionnent et permettent à de nombreuses femmes d’être aidées, les places disponibles sont limitées, de même que les moyens humains dédiés à leur mise en œuvre.

20- En 2020, des femmes nigérianes victimes de traite ont fondé, avec des travailleuses sociales françaises, leur propre association de santé communautaire, basée sur la pair-aidance.

Elodie Apard

Elodie Apard, historienne de formation, étudie les mobilités et les circulations en Afrique de l’Ouest depuis le début des années 2000. Après avoir travaillé sur les migrations internationales au Niger, elle a rejoint l’Institut français de recherche du Nigeria (IFRA-Nigeria) en 2012, d’abord à Zaria, puis à Ibadan, où elle a étudié les mouvements religieux transfrontaliers. Directrice de l’IFRA de 2016 à 2020, elle s’est spécialisée dans la criminalisation des mouvements migratoires et l’analyse des mobilités féminines liées à la traite sexuelle du Nigeria vers l’Europe. Elle poursuit aujourd’hui ce travail en tant que chargée de recherche à l’IRD, rattachée à l’Unité de recherches Migrations et Société (URMIS).

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