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Le Canada veut faire payer les géants du Web, Meta bloque les médias canadiens

S’inspirant du précédent australien, le Canada a adopté une loi visant à obliger les géants du numérique comme Meta et Alphabet – qui contrôlent à 80 % les revenus de la publicité en ligne dans le pays – à payer les médias pour la publication de nouvelles en ligne sur leurs plateformes. Une décision qui a poussé Meta à bloquer l’accès à Facebook et à Instagram.

23 juin 2023 | tiré de mediapart.fr

Deux ans après l’adoption d’une loi similaire en Australie – la première au monde de ce type – et malgré les menaces et un lobbying intense, le Canada est bien décidé à faire payer les géants de la technologie états-unienne Meta (Facebook et Instagram) et Alphabet (Google) pour les contenus produits par les médias canadiens : le texte sur les nouvelles en ligne, baptisé C-18, a été adopté par le Sénat jeudi, suscitant les critiques des plateformes, Meta allant jusqu’à bloquer les liens vers les contenus des médias sur Facebook et Instagram.

Cette loi s’inspire de ce qui a été fait en Australie en février 2021 – à la suite de dix ans de combat de Rupert Murdoch, le milliardaire qui détient une grande partie des médias du pays –, pour sauver un secteur qui souffre de la position dominante des plateformes dans les recherches et la publicité en ligne. Au Canada, plus de 450 médias d’information ont fermé leurs portes depuis 2008, d’après le ministère canadien du patrimoine.

Partage équitable des revenus

Le texte vise à obliger les géants du Web comme Meta et Google – qui contrôlent à 80 % les revenus de la publicité en ligne au Canada – à payer les médias d’information canadiens pour la publication de nouvelles en ligne sur leurs plateformes, ceci afin d’obtenir un partage équitable des revenus tirés du numérique.

À cet effet, les Australiens et les Canadiens posent un cadre législatif qui impose des négociations en vue d’accords commerciaux volontaires entre les plateformes et les entreprises de presse. Avec une épée de Damoclès pour les plateformes : une procédure d’arbitrage en cas d’échec et l’imposition unilatérale d’un montant.

Selon les autorités australiennes, la loi dite « News Media Bargaining Code » (Code de négociation pour les médias d’information) a permis une trentaine d’accords commerciaux, pour un montant de plus de 120 millions d’euros, ce qui a conduit à la création de postes de journalistes dans les salles de rédaction. Ce qui ne s’était pas vu depuis de nombreuses années.

Si le gouvernement ne peut pas défendre les Canadiens contre les géants du Web, qui le fera ? Le ministre candidat du patrimoine Pablo Rodriguez

Mais, selon certains analystes, comme ces accords sont confidentiels, il est très difficile de tirer un bilan précis de l’expérience australienne. De plus, elle accorde de fait un avantage aux plus grosses organisations, celles qui ont les moyens de discuter avec les géants américains. Et, en outre, elle aboutit à accroître encore plus la dépendance du secteur des médias envers ces derniers.

Bien évidemment, les géants du numérique sont vent debout contre ces législations. Ils affirment ne pas piller les revenus des entreprises de presse et expliquent, au contraire, que les médias bénéficient du trafic que les plateformes leur apportent.

Au Canada, Meta a dénoncé « une loi fondamentalement imparfaite qui fait fi des réalités du fonctionnement de [ses] plateformes, des préférences de leurs utilisateurs et de la valeur [qu’il accorde] aux éditeurs de presse ».

Peu après son adoption par le Sénat, Meta a annoncé bloquer l’accès aux publications de médias canadiens sur ses deux plateformes. « Aujourd’hui, nous confirmons que le contenu d’actualité ne sera plus disponible sur Facebook et Instagram pour tous les utilisateurs au Canada », a indiqué Meta dans un communiqué, soulignant avoir prévenu « à plusieurs reprises » que cette mesure serait prise. Google pourrait lui emboîter le pas.

Les autorités canadiennes ont dénoncé les menaces de la « Big Tech ». « Si le gouvernement ne peut pas défendre les Canadiens contre les géants du Web, qui le fera ? », a lancé le ministre du patrimoine Pablo Rodriguez. Facebook n’avait « aucune obligation » à couper cet accès, la loi n’étant pas encore formellement entrée en vigueur, a-t-il ajouté. Le bureau du ministre a également souligné qu’il avait « rencontré Facebook et Google cette semaine » et qu’il restait ouvert à de nouvelles discussions.

Meta et Alphabet avaient effectué des tests depuis le début de l’année pour bloquer l’accès de certain·es Canadien·nes aux informations en ligne. Le premier ministre Justin Trudeau avait attaqué Meta, jugeant que l’entreprise était « profondément irresponsable et déconnectée » en refusant de payer les journalistes pour leur travail. Son opposition au projet de loi, avait-il déclaré, est « erronée [et] dangereuse pour notre démocratie et notre économie ».

La porte-parole de Google Jenn Crider a déclaré que l’entreprise « fait tout pour éviter un résultat que personne ne veut » et cherche à travailler avec le gouvernement «  pour avancer ». Le géant du Web a proposé des amendements au texte mais Mme Crider a dit jeudi que « jusqu’ici, aucune [des] préoccupations [de Google] n’a été prise en compte ».

En 2021, Meta et Google avaient fait de même en Australie, avant de faire machine arrière à la suite de l’adoption de plusieurs amendements. Mais les géants de la tech avaient perdu la bataille de l’opinion. « Nous avons tenu tête aux géants du numérique, déclarait alors le « Trésorier » Josh Frydenberg, ministre chargé du budget. Nous n’avons pas cédé. Nous voulons que les règles du monde numérique soient les mêmes que celles du monde physique. »

Confrontée à la même situation, l’Union européenne a instauré en 2019 un « droit voisin » qui doit permettre la rémunération des éditeurs de presse pour les contenus utilisés par les plateformes en ligne. Google a signé en novembre des accords avec des journaux français, une première mondiale. L’Agence France-Presse a signé avec Google fin 2021 un accord qui rémunère l’agence pendant cinq ans pour ses contenus présentés par le géant américain, ainsi que deux contrats commerciaux, également d’une durée de cinq ans.

Cependant, ces accords secrets conclus avec des médias détenus par une poignée de milliardaires ne font que renforcer les distorsions de marché et font d’Alphabet et de Meta des acteurs majeurs de la presse, ce qui est lourd de dangers pour la qualité de l’information mais aussi pour la survie de la presse indépendante.

Joshua Benton, un des piliers du site Nieman Lab de l’université Harvard consacré aux médias, jugeait en février 2022 que le modèle australien était une mauvaise idée. Il propose plutôt d’imposer un impôt sur les revenus des entreprises de la Big Tech. C’est aussi la position de Sue Gardner, professeure à l’université McGill et ancienne responsable de la Fondation Wikimedia. Critique de la loi C-18, elle a plaidé pour la création d’un fonds indépendant pour soutenir le journalisme.

Après le Canada, d’autres pays pourraient suivre cependant la même voie, expliquait en mars la Columbia Journalism Review : le Royaume-Uni, l’Indonésie, l’Afrique du Sud ou la Nouvelle-Zélande. Même les États-Unis, berceau de la Big Tech, s’y intéressent. Mais nul doute qu’avec leurs trésors de guerre et leur armada d’avocats et d’avocates, Meta et Alphabet feront tout pour tuer dans l’œuf une telle initiative.

François Bougon

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