Édition du 23 avril 2024

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Amérique centrale et du sud

Le Chili à l’avant-garde sur les questions de genre

La future Constitution chilienne est élaborée sur une base paritaire, avec un organe de rédaction composée d’activistes et d’organisations féministes. Et le président de gauche Gabriel Boric, qui entre en fonction vendredi 11 mars, gouvernera avec une majorité de femmes ministres.

10 mars 2022 | tiré de mediapart.fr | Photo : De gauche à droite, Maria Elisa Quinteros, la nouvelle présidente de la Constituante, Elisa Loncon, sa précédesseure, et Jaime Bassa, le vice-président sortant, le 5 janvier 2022 à Santiago. © Photo Javier Torres/AFP
https://www.mediapart.fr/journal/international/100322/le-chili-l-avant-garde-sur-les-questions-de-genre

Santiago (Chili).– Le Chili a commencé à rédiger les premiers paragraphes du texte qui pourrait remplacer la Constitution actuelle. Celle-ci avait été élaborée dans un contexte totalement opposé : en 1980, le pays vivait sous une dictature militaire dirigée par Augusto Pinochet et la commission Ortuzar, chargée de la rédiger, était composée de sept hommes et d’une seule femme, nommé·es sans consultation, ni élection populaire.

Quarante ans plus tard, le pays s’est prononcé par référendum en faveur d’un nouveau texte. Et le scénario a changé : 155 membres de la Constituante – la Convention constitutionnelle – ont été élus par un vote populaire, parmi lesquels 77 femmes. Un grand nombre se définissent comme féministes, militantes ou membres de partis ou organisations de base favorables à ces questions de genre.

Il n’est donc pas surprenant que la Convention – qui s’est réunie pour la première fois le 4 juillet 2021 et a tenu en février ses premières délibérations plénières sur les normes qui composeront le texte final – soit profondément nourrie par une perspective féministe. C’est le reflet d’un changement culturel et politique qui s’inscrit également dans un mouvement plus large, en Argentine (« marée verte ») ou plus récemment en Colombie. Un changement significatif qui s’est accompagné d’avancées en termes de représentation et d’indépendance.

« La Convention est en partie une répartition du pouvoir en termes de genre et de peuples autochtones, qui a elle-même été renforcée par l’ensemble du processus électoral de la Convention », déclare Lucía Miranda, universitaire de l’Université catholique Silva Henríquez, dont les thèmes de recherche sont les mouvements féministes et leur relation difficile avec les partis.

Pour la première fois dans l’histoire du pays, souligne-t-elle, les personnalités indépendantes occupent un rôle central et ont délogé les partis politiques installés. « Ce à quoi on assiste actuellement, c’est à une représentation décentralisée, non seulement territorialement, mais aussi quant à celles et ceux qui avaient l’habitude d’occuper le pouvoir, d’où l’émergence d’un mouvement comme celui des jaunes. »

La chercheuse fait référence à un groupe issu de l’élite- anciennes personnalités politiques ou intellectuelles - qui critique la prochaine Constitution. Ces dernières semaines, ses membres ont utilisé les médias les plus influents pour mener une campagne contre les changements structurels proposés par la Convention.

Pour Lucía Miranda, ces résistances sont logiques. « Les femmes sont généralement confinées à l’espace privé, elles sont jugées pour avoir occupé l’espace public et l’homme est présenté comme le seul légitime à occuper cet espace. »

L’universitaire appartient à l’Observatoire de la nouvelle Constitution, où siègent seize universités et institutions qui analysent et collaborent au processus de l’Assemblée constituante. Elle souligne que l’une des premières normes approuvées en plénière de la Convention, par un quorum des deux tiers, est précisément celle qui établit la parité et la prise en compte du genre dans le système judiciaire. Avec 115 voix pour et 25 contre, les membres de l’Assemblée constituante ont adopté l’article 14, qui vise à améliorer l’accès des femmes à la justice, après des années de discriminations.

« La parité est importante en tant qu’acte de justice, car l’absence de parité provient d’un mode de pensée très colonial et centré sur les hommes. Et c’est ce que l’on est en train de surmonter grâce aux mouvements féministes »,
dit l’universitaire et docteure en sciences humaines et en littérature, Elisa Loncón, de l’ethnie mapuche et qui a été élue membre de la Convention parmi les sièges réservés aux autochtones.

Un mouvement de masse

Le jour de l’inauguration de la Convention, elle avait été désignée présidente de la Constituante, une étape importante dans un pays marqué par le machisme et le racisme. Elle et le vice-président, Jaime Bassa, sont convenus de ne rester que six mois à leur poste afin d’assurer une rotation du pouvoir et passer le relais à de nouveaux responsables.

Sous sa présidence ont été revendiquées la plurinationalité, son origine mapuche, ainsi que la perspective de genre. Jaime Bassa avait l’habitude d’employer le féminin pluriel, ce qui est inhabituel en politique et dans les institutions et a immédiatement suscité des critiques de la part de groupes conservateurs effrayés par son utilisation d’un langage inclusif.

Elisa Loncón a terminé son mandat en janvier, satisfaite du travail réalisé, qui lui a valu notamment d’être désignée par le magazine Time comme l’une des cent personnes les plus influentes de 2021. « La discussion fondamentale que nous mettons en place ici a une base minimale, qui est la défense des droits humains fondamentaux et des droits collectifs des peuples autochtones. Rien de ce que nous faisons ici n’ira à l’encontre de cette base », souligne Loncón, interrogée par Mediapart sur le défi que la Convention devra relever au cours des six prochains mois.

Sa collègue au sein de l’organe de rédaction, Alondra Carrillo, partage son analyse. Elle appartient à la Coordination féministe 8 mars (Coordinadora Feminista 8 de marzo) et a été l’une des voix les plus fortes, principalement sur les questions de genre. « Le plus remarquable est que dans les règlements de la Convention constitutionnelle et du fonctionnement interne se reflétaient déjà des orientations qui s’expriment maintenant aussi dans le développement des contenus normatifs en tant que tels, l’approche féministe et la perspective de genre comme principes », dit-elle, citant « l’inclusion de la parité sans plafond dans le règlement déontologique ». La «  parité sans plafond » établit une nouvelle formulation dans laquelle la présence des femmes et l’établissement de garanties de participation pour les dissidences sexuelles et de genre sont proposés comme une base et non comme un plafond.

Pour Alondra Carrillo, le mouvement féministe au Chili, ces dernières années, a pris le caractère d’un mouvement de masse, présent dans tout le pays et qui a très clairement énoncé sa propre voix, avec son propre programme et ses propres orientations.

Au siège de son organisation, Lorena Astudillo, membre du Réseau chilien contre la violence envers les femmes, nous montre les tableaux qui en ornent l’entrée : des affiches encadrées sur lesquelles figurent des appels à des manifestations et des activités féministes depuis une trentaine d’années. Dans la cour, un groupe de femmes discutent dans la cour ombragée des derniers détails de la manifestation du 8 mars, journée internationale des droits des femmes. « Cette année, nous descendrons à nouveau dans la rue », dit-elle, dans un sourire.

La pandémie a entraîné notamment une augmentation de 150 % du nombre de plaintes pour violences envers les femmes. Pour l’organisation de Lorena Astudillo, le travail effectué par la Convention est essentiel pour accompagner le changement culturel.

« Les féministes y sont présentes et c’est nécessaire car sinon il n’y aurait pas de changements. Nous voyons beaucoup de volonté et de progrès. Certaines choses nous paraissaient impensables et nous avons vu des féministes entrer dans la Convention. Par conséquent, ce que l’on a toujours dit, à savoir que les problèmes des femmes ne concernent que, ou surtout, nous, les femmes et, dans ce cas, les féministes, a été réalisé », déclare Astudillo.

Dialogue possible

Pour l’avocate, le triomphe du nouveau gouvernement de Gabriel Boric est aussi une victoire des féministes, car face au risque de l’élection du candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, elles se sont immédiatement mobilisées.

« Nous, les femmes, ne pouvions pas accepter que l’extrême droite, qui nous a historiquement violentées, s’installe au gouvernement », souligne Lorena Astullido, qui préfère rester prudente quant au futur gouvernement et à ses éventuelles perspectives féministes. Cependant Astudillo a côtoyé au sein du Réseau Antonia Orellana, future ministre de la femme et de l’égalité des genres. Elle juge donc que Boric a choisi une personne liée aux mouvements féministes de base.

Mais ce qui retient le plus son attention, c’est la nomination de Luz Vidal Huiriqueo au poste de sous-secrétaire du ministère de la femme et de l’égalité des genres, ancienne présidente du syndicat des travailleurs domestiques et « femme mapuche fière », comme elle se définit elle-même sur ses réseaux sociaux.

Si Elisa Loncón trouve que les Mapuches ne sont pas assez nombreux au gouvernement, elle juge cependant que le dialogue est possible, contrairement à ce qui se passe avec le président conservateur Sebastián Piñera, qui termine son mandat avec le taux de désapprobation le plus élevé depuis Augusto Pinochet. « J’ai espoir dans cette jeunesse, dans cette énergie de la jeunesse », explique-t-elle, relevant que Boric, à peine élu, est venu saluer la Constituante. « Ce que n’a jamais fait le président en exercice. »

Elle donne également comme exemple la venue de la future ministre de l’intérieur et ancienne présidente de l’ordre des médecins, Izkia Siches, qui a assisté à la Convention constitutionnelle pour participer à un cours de mapudungun (langue mapuche) qu’elle a donné. « C’était touchant parce que c’était une journée spéciale, la Journée internationale des langues indigènes, et nous avons une revendication linguistique depuis longtemps, qui n’a jamais été respectée parce que cela passe par la reconnaissance du droit linguistique comme un droit humain fondamental. »

Vendredi 11 mars, Gabriel Boric et son gouvernement entameront un nouveau mandat au palais présidentiel de La Moneda. Quatorze des vingt-quatre ministres sont des femmes. Si le projet de nouvelle Constitution est approuvé, ce pourrait être le début d’un nouveau pays pour les femmes au Chili.

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