Édition du 10 juin 2025

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Amérique centrale et du sud

Entrevue avec Doña Chica – Nicaragua

« Le projet de canal interocéanique est un échec »

Le canal du Nicaragua était un projet de canal interocéanique, une voie navigable censée relier la mer des Caraïbes à l’océan Pacifique en traversant le Nicaragua, en Amérique centrale. Une sorte d’alternative au canal de Panama qui aurait offert à ses investisseurs chinois une porte commerciale stratégique entre l’Atlantique et le Pacifique. Un chantier pharaonique d’ingénierie qui aurait traversé le lac Cocibolca, le plus grand réservoir d’eau douce d’Amérique centrale, avec un impact environnemental énorme, la destruction d’au moins 300 communautés et le déplacement de plus de cent mille paysans et paysannes.

13 mai 2025 | Tiré de Viento sur

Un peu plus de dix ans et des centaines de manifestations plus tard, en mai 2024, le Congrès du Nicaragua a annulé la concession accordée à l’entreprise chinoise responsable du projet, enterrant définitivement le projet initial. Mais en novembre 2024, dans un contexte marqué par les premières menaces de Donald Trump concernant le canal de Panama, Daniel Ortega a présenté un nouveau projet de canal à des investisseurs chinois, avec un nouveau tracé.
En quoi consiste le canal interocéanique ? Quelle est son importance aujourd’hui avec les menaces de Trump sur le canal de Panama ? Quelle est la situation actuelle des droits humains au Nicaragua ?

Nous avons discuté de tout cela, et de bien d’autres choses, dans un nouvel entretien de Claves Internacionales avec Francisca Ramírez Torres, connue sous le nom de Doña Chica, une dirigeante paysanne nicaraguayenne, connue pour avoir coordonné le Conseil pour la défense de la terre, du lac et de la souveraineté, un mouvement opposé à la construction du canal interocéanique. Elle a été l’une des cinq finalistes du prix Front Line Defenders en 2017, destiné aux défenseur·es des droits humains en danger. Elle vit actuellement en exil au Costa Rica, dans le Campement paysan de Upala. Une initiative née d’un groupe de paysan·nes demandeur·ses d’asile, provenant de différentes communes du Nicaragua, qui se sont rencontrés dans la lutte contre le canal et qui s’organisent pour faire face ensemble aux défis de la survie en exil et de la résistance communautaire.

Miguel Urbán : Nous aimerions commencer, Doña Chica, si vous le permettez, en vous demandant en quoi consistait le projet de construction du canal interocéanique, connu sous le nom de Canal du Nicaragua.

Doña Chica : Eh bien, c’était un projet lancé par la dictature d’Ortega-Murillo en 2013. Une concession a été accordée sans que nous soyons consultés ou même informés. Nous n’avons jamais donné notre consentement concernant ce fameux canal interocéanique. Ce qu’il y a eu, c’est une vague de violence contre les paysan·nes : l’armée et le Parquet général de la République sont venus mesurer nos terres.

Miguel Urbán : Quel impact ce projet initial aurait-il eu sur le territoire et l’environnement ?

Doña Chica : Une destruction totale de l’environnement et une violence intense contre les communautés paysannes. Mais nous avons résisté. Nous avons organisé plus de cent marches contre le projet, et nous n’avons pas permis qu’une seule pierre soit posée. Je crois que c’était l’un des mouvements les plus farouches contre les intérêts de la dictature. Aujourd’hui, nous en payons le prix : beaucoup de leaders sont déplacés, ont dû quitter leurs terres au Nicaragua et partir en exil les mains vides. Nous avons été déchus de notre nationalité, nos biens confisqués, mais nous pensons que cela en valait la peine. Dans un pays où les droits humains sont violés, où il n’y a pas de justice économique, où seuls les puissants décident de l’avenir du peuple, on ne peut pas se taire. Le mouvement paysan a mené une lutte juste pour défendre les droits des paysan·nes et empêcher l’imposition d’un projet destructeur, autant pour l’environnement que pour notre culture de vie et de travail de la terre.

Miguel Urbán : Théoriquement, ce projet est enterré. Le Congrès nicaraguayen l’a déclaré clos en mai dernier. Mais il semble qu’en novembre, au moment où Donald Trump a remporté les élections et commencé à menacer de reprendre le contrôle du canal de Panama, Daniel Ortega a relancé le projet, en le proposant à nouveau à des investisseurs chinois, comme alternative au canal de Panama. En quoi consisterait ce nouveau projet ?

Doña Chica  : C’est un projet voué à l’échec. Nous pensons qu’aucun investisseur digne de ce nom ne peut investir dans un pays où les droits humains sont violés, où il n’y a ni liberté d’expression, ni liberté religieuse, où le peuple est persécuté. Cela n’a aucun sens. Mais avec les intérêts d’Ortega et du grand capital, qui piétinent toujours les droits et la vie des gens, on peut s’attendre à tout.

Mais nous croyons que l’histoire du Nicaragua est marquée par la lutte paysanne, et s’il y a une cause pour laquelle il faut se battre, quitte à risquer sa vie, c’est la terre. Aucun paysan n’acceptera qu’on lui prenne ses terres. Le paysan est généralement attaché à son autonomie — un bon exemple, c’est la lutte de Sandino contre une dictature. Et voilà qu’Ortega cherche à marginaliser à nouveau les paysan·nes, comme en 2013 quand il a imposé une loi pour ce canal interocéanique qui confisquait nos terres. Les paysan·nes se sont à nouveau levé·es, ont participé à la rébellion d’avril, ce qui a poussé beaucoup d’entre nous à l’exil. Mais de l’étranger, nous continuons à résister, parce que nous luttons pour une patrie libre et pour obtenir réparation pour les paysan·nes.

Miguel Urbán : Avez-vous pu analyser ce nouveau projet de canal interocéanique et le regain d’intérêt potentiel qu’il pourrait susciter avec la présidence de Trump ? Que savons-nous de ce projet et de son impact ?

Doña Chica : Oui. Ils ont choisi une nouvelle route, la route numéro quatre, qui avait déjà été envisagée à l’époque. Pour l’instant, nous restons dans l’expectative, même si nous pensons que c’est une menace réelle, vu les intérêts économiques en jeu. Mais cela nous a aussi aidés à nous réorganiser, à rester actifs, à avoir plus d’impact au Nicaragua, étant donné les inquiétudes suscitées chez la population par cette nouvelle proposition. Et même si aucune action concrète n’a été entreprise pour l’instant, les populations concernées par ce nouveau tracé sont elles aussi en alerte et se réorganisent.

Miguel Urbán : Les dernières nouvelles internationales sur le Nicaragua, dans la presse grand public, montraient Rosario Murillo prenant davantage de pouvoir au sein du régime, en assumant la direction de l’armée. Quelle est la situation actuelle ?

Doña Chica  : Ils restent au pouvoir parce qu’ils sont armés, mais ils n’ont plus aucun soutien populaire. Aujourd’hui, ils sont rejetés par 90 % de la population. Et ils le savent très bien, c’est pour cela qu’ils interdisent les réunions, qu’ils empêchent toute forme d’organisation, toute articulation sociale. Ils savent qu’ils n’ont plus de soutien. Cette situation les pousse à multiplier les annonces publiques pour vendre une image à l’international. Mais à l’intérieur, ils savent qu’ils ont tout perdu. Peu importe les projets qu’ils inventent, cela ne leur permettra pas de regagner l’appui populaire. Ils ne se maintiennent que par la répression, en réduisant les gens au silence, mais cela ne durera pas éternellement.

Miguel Urbán : Vous êtes actuellement en exil au Costa Rica, Doña Chica. Et si je ne me trompe pas, vous travaillez à un projet appelé Campement paysan de Upala. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Doña Chica : En 2019, à la suite d’une crise humanitaire, nous avons dû quitter nos terres. Et comme les paysan·nes savent cultiver la terre et en vivent, nous avons décidé de louer un terrain à des Costariciens. Nous y avons recommencé à produire, à nous réorganiser, à chercher des moyens de stabilité pour résister. Le campement paysan est né de cette nécessité d’avoir un lieu pour cultiver, assurer notre sécurité alimentaire et notre travail, dans un pays où le statut de réfugié comporte des limites. On a une protection contre le renvoi vers le pays qui nous réprime, mais les moyens de subsistance — la nourriture, le logement, la santé — doivent être assurés par chacun·e. Nous pensons que nous devons continuer à lutter où que nous soyons, et que la stabilité est essentielle pour poursuivre notre combat. Il s’agit de réorganiser le mouvement paysan et les déplacé·es que nous rencontrons, qui partagent les mêmes convictions de lutte. Nous réinventer pour résister.

Vidéo : Mobilisation populaire au Panama contre le bradage du Canal de Panama au profit des États-Unis

https://youtube.com/shorts/yjGNcfaI09w?si=KSIsyTNunXmCY-YA

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Miguel Urbán

Miguel Urban est eurodéputé de Podemos et membre d’Anticapitalistas (Espagne).

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