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Les entreprises canadiennes derrière la lente manœuvre de coup d’État au Venezuela

Il est commode, mais incorrect de simplement mettre sur le dos des États-Unis le rôle infâme joué par Ottawa dans la tentative de coup d’État qui se déroule actuellement au Venezuela.

Yves Engler, Canadian Dimension, 27 février 2019
Traduction, Andréanne Turcotte

Les détracteurs du soutien que le gouvernement libéral a offert au changement de régime au Venezuela se concentrent généralement sur la déférence de ce gouvernement envers Washington. Mais l’hostilité d’Ottawa envers Caracas est également nourrie par d’importantes entreprises canadiennes, qui sont depuis longtemps en désaccord avec le gouvernement bolivarien.

Dans une manœuvre pour obtenir une plus grande part de revenus du pétrole, le Venezuela a forcé les entreprises pétrolières privées à devenir des partenaires minoritaires d’entreprises publiques en 2007, ce qui a poussé Petro-Canada, société basée à Calgary, à vendre sa part d’un projet pétrolier et les autorités canadiennes à se plaindre, en privé, d’avoir été « flouées » par le gouvernement vénézuélien.

Le Venezuela détient les plus importantes réserves de pétrole reconnues au monde. Le pays possède également d’énormes gisements d’or.

De nombreuses entreprises canadiennes se sont opposées à l’offre du gouvernement d’Hugo Chavez visant à lui assurer un plus grand contrôle de l’extraction d’or. Crystallex, Vanessa Ventures, Gold Reserve Inc. et Rusoro Mining ont mené de longues batailles juridiques contre ce gouvernement. En 2016, Rusoro Mining a obtenu un règlement d’un milliard de dollars dans le cadre d’un traité d’investissement Canada-Venezuela. La même année, Crystallex a reçu 1,2 milliard dans des circonstances semblables. Les deux entreprises essaient encore d’obtenir des paiements et ont poursuivi Citgo, le détaillant d’essence appartenant au gouvernement vénézuélien qui se trouve aux États-Unis.

En 2011, le Financial Post indiquait que, « des années après avoir éjecté les investissements privés étrangers du secteur de l’exploitation aurifère, le président Chavez passait à l’étape suivante : la nationalisation pure et simple. »

Autre signe de l’hostilité de l’industrie minière canadienne envers le gouvernement vénézuélien, le fondateur de Barrick Gold, Peter Munk, signait en 2007 une lettre au Financial Times dans laquelle il déclarait : « Votre éditorial, “Chavez in Control”, décrivait beaucoup trop gentiment ce dangereux dictateur, le plus récent exemple d’un type de dictateur qui se sert du processus démocratique prendre le contrôle d’une nation avant de le pervertir ou de l’abolir pour prolonger son propre pouvoir. Ignorons-nous les leçons du passé, avons-nous oublié que les dictateurs Hitler, Mugabe, Pol Pot, etc. sont devenus chefs d’État démocratiquement ? […] Les démagogues autocratiques du style de Chavez agissent impunément jusqu’à ce que leur pays devienne un régime totalitaire comme l’Allemagne nazie, l’Union soviétique ou la Serbie de Slobodan Milošević… Ne donnons pas au président Chavez l’occasion d’appliquer un modèle semblable au Venezuela. »

Un an plus tôt, le capitaliste canadien disait aux actionnaires de Barrick qu’il préférerait investir dans l’ouest du Pakistan (contrôlé par les talibans) plutôt qu’au Venezuela ou en Bolivie. « Si j’avais le choix de mettre mon argent dans l’un des pays d’Amérique latine dirigés par Evo Morales (président bolivien) ou le président vénézuélien Hugo Chavez, je sais ce que je ferais », a dit Munk, en référence aux mesures pour augmenter la participation publique de l’extraction des ressources au détriment des investisseurs étrangers.

Profitant de la privatisation des sociétés minières dirigées par l’État et de l’assouplissement des restrictions sur les investissements étrangers, les investissements canadiens en Amérique latine ont explosé depuis les années 1990. Aucune société minière canadienne ne faisait d’exploitation au Pérou ou au Mexique au début des années 1990, mais en 2010, elles étaient près de 600. Les entreprises minières canadiennes ont investi des dizaines de milliards de dollars dans les Amériques. Tout gouvernement qui annule les réformes néolibérales qui ont permis cette croissance représente une menace pour les profits de ces entreprises.

Le secteur commercial le plus puissant du Canada n’était pas très content des politiques socialistes et nationalistes de Chavez. Parallèlement à la croissance minière, les banques canadiennes ont étendu leurs opérations dans plusieurs pays d’Amérique latine pour faire plus d’affaires avec les clients miniers du Canada. Plus généralement, les banques canadiennes ont profité de la libéralisation des règles régissant les investissements étrangers et les banques dans la région.

Quelques jours après le décès de Chavez en 2013, le Globe & Mail publiait en première page un article sur les intérêts de Scotiabank au Venezuela, qui ont été acquis juste avant sa montée au pouvoir. On pouvait y lire : « On fait souvent l’éloge de l’audacieuse expansion en Amérique latine de la Banque de Nouvelle-Écosse [Scotiabank], qui a fait des acquisitions majeures en Colombie et au Pérou. Mais pour ce qui est du Venezuela, la banque a très peu accompli au cours des 15 dernières années, surtout parce que le gouvernement du président Hugo Chavez s’est montré hostile aux investissements étrangers massifs ». Bien que Scotiabank soit une puissance en Amérique latine, les autres grandes banques du Canada font aussi affaire dans la région.

Au sommet de la compétition idéologique entre la gauche et la droite dans la région, le gouvernement de Stephen Harper a déployé d’importants efforts pour renforcer les gouvernements de droite. Ottawa a augmenté son aide en Amérique latine principalement pour freiner le rejet du capitalisme néolibéral et, en 2010, le ministre du Commerce Peter Van Loan a admis que l’objectif « secondaire » de l’accord de libre-échange avec la Colombie était de soutenir le gouvernement de droite du pays contre son voisin vénézuélien. Le Globe & Mail expliquait : « Le désir du gouvernement canadien de soutenir les nouvelles démocraties fondées sur le libre marché en Amérique latine, qui relève d’une compétition idéologique avec les nationalistes autoritaires de gauche comme Hugo Chavez, s’exprime rarement avec force, même s’il est au cœur d’une initiative d’Ottawa. » Un conservateur anonyme a dit au journal : « Pour des pays comme le Pérou et la Colombie, qui essaient d’aider la région, je pense que tout le monde essaie de les garder du côté du libre-marché, plutôt que de les laisser glisser vers le côté bolivarien. »

Ottawa veut écraser les développements indépendants et socialistes au Venezuela. De manière plus générale, la croissance des secteurs miniers, bancaires et autres en Amérique latine ont poussé Ottawa a adopté une position plus agressive dans la région. Donc, même s’il est vrai que le Canada agit souvent comme la marionnette des États-Unis, les capitalistes du Grand Nord sont aussi des acteurs indépendants cherchant à remplir leurs propres poches et à déjouer la volonté des Vénézuéliens.

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