Édition du 23 avril 2024

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Mexique. Un coup formidable à la crédibilité du gouvernement de Peña Nieto

Moins d’un mois avant le premier anniversaire (26 septembre 2014) de la « nuit d’Iguala » (Etat de Guerrero) – cette nuit où six personnes (dont trois étudiants) ont été assassinées et 43 étudiants enseignants de l’Ecole normale d’Ayotzinapa ont disparu – un nouvel événement remet au premier plan médiatique ce qui s’est passé cette terrible nuit. Le rapport sur les enquêtes menées par le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI) – mandaté par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) – sur ces assassinats et ces disparitions a été rendu public le 6 septembre 2015. Ses conclusions constituent un coup terrible pour la crédibilité de Peña Nieto [président des Etats unis mexicains, entré en fonction en fonction en décembre 2012, membre du Parti révolutionnaire institutionnel-PRI] et de son gouvernement.

Tiré du site de À l’encontre.

Elles ont en effet fait voler en éclats la prétendue « vérité historique ». Elle était censée pratiquement avoir été établie par l’ex-procureur de la République : Jesus Murillo Karam [en fonction de décembre 2012 à février 2015]. Cette tristement célèbre « vérité historique » du gouvernement de Peña Nieto s’est révélée être en réalité un « mensonge historique ». Une des conclusions dévastatrices du rapport du GIEI qui a eu un impact très fort sur l’opinion publique est que, contrairement à ce qu’avait annoncé en novembre Murillo Karam, les 43 d’Ayotzinapa n’ont pas été incinérés dans la décharge de Cocula (ville voisine d’Iguala). Cette conclusion a remis à l’ordre du jour l’exigence de rechercher les étudiants disparus depuis une année. Le cri « ils les ont emportés vivants, il faut qu’on nous les retourne vivants » deviendra encore plus assourdissant pour le gouvernement du PRI.

La stratégie gouvernementale consistant à faire en sorte que cet événement soit « surmonté » et passe au second plan a lamentablement échoué : les événements de la nuit d’Iguala sont devenus l’obstacle le plus difficile à franchir parmi tous les problèmes qu’affronte cette administration. Or, elle n’est qu’à la moitié de son mandat de six ans. Il y a de plus en plus d’informations sur les actions qui se préparent dans le pays tout entier, depuis la Basse Californie jusqu’au Yucatan. Toutes sortes de protestations sont prévues pour le 26 septembre prochain ; jour baptisé « journée de l’indignation nationale ». Les différentes actions vont culminer dans ce que l’on espère être une gigantesque manifestation dans la ville de Mexico. Elle commencera à midi et se dirigera de la résidence présidentielle de Los Pinos jusqu’à la Place du Zocalo.

Avec les conclusions du rapport du GIEI, la lutte pour la réapparition des 43 étudiants devient plus actuelle et définira encore plus profondément l’opposition populaire croissante contre le gouvernement du PRI, qui est pratiquement paralysé et dont les cliques ont commencé leurs luttes internes pour définir à l’avance qui sera le successeur de Peña Nieto. Pendant les actions de protestations du 26 septembre on entendra sans doute beaucoup le slogan : « Fuera Peña ! » (« Peña dégage ! »).

Les conclusions du GIEI ne sont pas surprenantes. Depuis novembre de l’année passée plusieurs enquêtes ont confirmé celles publiées en octobre dans la revue Proceso. Elles soulignaient les nombreuses invraisemblances, omissions et inconsistances des arguments mis en avant par Jesus Murillo Karam dans ses explications qualifiées de « vérité historique ». Par exemple, la théorie improbable concernant l’incinération de 43 cadavres dans un lieu sauvage au cours d’une nuit pluvieuse. Un tel bûcher aurait dégagé une colonne de fumée de dizaines de mètres de haut, ce que personne n’a aperçu dans les parages. En outre, pour alimenter le bûcher il aurait fallu d’énormes quantités de matériaux inflammables que les maçons – les exécutants présumés dont les « confessions » ont été arrachées par des tortures policières – n’auraient jamais pu réunir avec leurs maigres ressources. L’expert péruvien chargé par le GIEI d’examiner la décharge de Cocula a considéré qu’il n’y avait aucun signe du gigantesque bûcher qu’il aurait fallu pour incinérer 43 cadavres, ni d’un brasier qui aurait brûlé pendant dix heures ou davantage et qui aurait sûrement laissé des traces dans les parages, soumis aussi aux effets d’un tel feu.

Le rapport signale également la présence d’un cinquième camion qui était occupé par les étudiants et qui a été férocement attaqué par des agresseurs, alors que la présence de ce véhicule, pourtant signalé par des témoignages ministériels, a été totalement passée sous silence dans le rapport de Jesus Murillo. Ce camion pourrait pourtant fournir une piste pour expliquer la férocité avec laquelle on s’est déchaîné contre les étudiants puisqu’on pense qu’il transportait de la drogue à destination de Chicago.

Un autre point qui ne doit pas plaire à Peña Nieto et à son gouvernement : le rapport met en cause l’armée. Le document insiste en effet sur la participation incontestable de l’armée dans ces événements, participation déjà évoquée par diverses sources et des commentateurs. Une des recommandations les plus compromettantes pour Peña Nieto est la demande du GIEI de permettre la perquisition de la caserne située à Iguala et l’interrogatoire des militaires impliqués dans les incidents de la « nuit d’Iguala ».

Dans les quelque 500 pages du rapport du GIEI les experts font des observations, des remarques et de recommandations allant dans le sens de demander que le gouvernement mexicain réexamine ses précédentes conclusions. De fait, une nouvelle enquête est proposée. Même si le rapport ne rejette pas clairement les conclusions de l’enquête du bureau du procureur général de la République ayant abouti à la prétendue « vérité historique », il a suffi à déclencher une tempête médiatique. Elle a obligé le gouvernement à reconnaître la nécessité de poursuivre les investigations et à accepter une nouvelle rencontre de Peña Nieto avec les proches et les avocats des victimes le 23 septembre 2015.

Devant cette situation, le renouvellement du mandat du GIEI au Mexique pour poursuivre ses enquêtes est apparu comme logique, encore une conclusion qui n’est pas du goût du gouvernement.

On peut évidemment se poser la question de savoir pourquoi le gouvernement de Peña Nieto a dû accepter cette interférence d’un intervenant extérieur dans l’affaire de la « nuit d’Iguala ». Dans le même ordre d’idées, on peut aussi se demander pourquoi l’Organisation des Etats américains – dont dépend la Commission interaméricaine de droits humains (CIDH) – a ainsi contribué à mettre dans l’embarras un des gouvernements les plus importants de l’OEA, allié presque inconditionnel de Washington. En effet, ce rapport donne de nouveaux arguments et une impulsion à la campagne pour les 43 disparus d’Iguala. La réponse est à trouver dans l’énorme pression nationale et internationale qui s’est déployée en soutien aux étudiants d’Ayotzinapa et également, indirectement, aux enseignants de la Coordination nationale des travailleurs de l’éducation qui se sont mobilisés en leur faveur.

Le cas d’Ayotzinapa est la pointe de l’iceberg. La question des disparus au Mexique est devenue une problématique latino-américaine. Aujourd’hui, l’affaire des 43 normaliens s’élargit. Depuis une décennie, des milliers de personnes [1] ont disparu au Mexique, sans susciter un mouvement aussi important que celui qui se développe actuellement. Les organisations des droits humains latino-américains le reconnaissent. La solidarité qui s’étend suite aux événements de la « nuit d’Iguala » se transforme en une puissante pression internationale à laquelle le gouvernement ne peut pas facilement échapper. Des dizaines d’organisations non gouvernementales vouées à la défense des droits humains ont interpellé Peña Nieto pour qu’il qu’il accepte les recommandations du GIEI. C’est le cas des Grands-mères de la Place de mai et du Centre d’études légales et sociales en Argentine ; du Bureau à Washington des affaires latino-américaines (WOLA) ; de la Commission Paix et Justice et de l’Assemblée permanente de la société civile pour la paix, en Colombie ; de l’Association pour les droits humains du Pérou ; du Centre de droits humains de l’Université catholique Andrés Bello du Venezuela ; de la Commission œcuménique des droits humains Robert F. Kennedy des Etats-Unis et d’autres organisations du même type en Bolivie, au Costa Rica, au Brésil, au Honduras, au Guatemala, au Nicaragua et, bien sûr, au Mexique.

En même temps que ces événements se déroulaient au Mexique, une importante mobilisation populaire avait lieu au Guatemala qui a abouti à la démission et à l’arrestation d’Otto Pérez Molina, l’ex-président guatémaltèque. [Cet ancien militaire, directement lié à la violence « institutionnelle » contre des centaines d’Indiens du Guatemala, avait été élu en 2012. Sous son mandat, diverses mobilisations portant sur le prix de l’électricité, sur l’accès à la terre – concentrée dans les mains d’une élite foncière fortement constituée de militaires ayant commandé la répression de masse dans les années 1980 –, sur les atteintes aux droits humains se sont multipliées. La corruption endémique, avec ses répercussions multiples, devient aussi un centre de la contestation du pouvoir, d’autant plus qu’une Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICG) a jeté une lumière crue sur un réseau ayant comme plateforme le service des impôts et des douanes, qui encaissait des pots-de-vin grâce à la non-imposition d’impôts à l’importation pour de riches « hommes d’affaires » ; ce service qui avait tissé des liens avec un grand nombre d’institutions de l’appareil d’Etat, y compris la présidence et la vice-présidence.]

Cela a immédiatement eu un effet sur l’opinion populaire mexicaine : pourquoi au Guatemala et pas au Mexique ? Il est évident que malgré les similitudes avec le Guatemala, surtout au sud et au sud-ouest, le Mexique est fondamentalement très différent de son voisin du sud. Au Mexique, le cri de « Peña dégage ! » doit encore atteindre les grandes masses de travailleurs et travailleuses afin qu’il acquiert l’écho qu’il mérite et la force nécessaire pour traduire ce slogan en réalité. En outre, l’enracinement national (nationaliste) et social puissant du système mexicain est absent dans la structure du pouvoir au Guatemala.

Au Guatemala même, il y a des enseignements à tirer de l’opération de destitution et d’emprisonnement de Pérez Molina. Sans rien enlever au mérite de l’importante campagne populaire qui a réussi à destituer cet ex-militaire génocidaire, nous ne pouvons éluder le fait que la condamnation de Pérez Molina à 80 ans de prison prononcée le 20 mai, et qui représentait une conquête populaire, a été révoquée par le tribunal suprême du Guatemala, et se trouve encore en appel. Il faut également comprendre que cet ex-président génocidaire a été condamné pour une fraude scandaleuse, mais qu’on n’a pas du tout tenu compte de son passé génocidaire. Enfin, lors du premier tour des élections du 6 septembre pour élire un successeur à Pérez Molina, le candidat gagnant a été l’« indépendant » Jimmy Morales, un comique de la télévision ayant des liens directs avec les groupes les plus réactionnaires et droitiers (entre autres militaires) du pays, qui pourrait être élu comme le nouveau président du Guatemala lors du deuxième tour [Morales a obtenu 23,99% des suffrages lors du premier tour ; le 25 octobre 2015, il « affrontera » l’ex-épouse, Sandra Torres, de l’ex-président Alvaro Colom (2008-2012) ; en 2011 Colom s’était divorcé afin que sa femme (Sandra Torres) puisse se présenter, car la loi interdit la candidature d’un conjoint, mais la Cour suprême avait invalidé sa candidature. Ce n’est plus le cas ! Colom a été impliqué dans divers trafics.]

Pour éviter que Peña Nieto ne soit remplacé par un autre candidat du PRI ou du PAN ou même par un « indépendant » du genre Jimmy Morales, qui est déjà considéré comme une alternative adéquate pour les groupes capitalistes au pouvoir, le mot d’ordre « Fuera Peña ! » doit être impulsé de pair avec un programme alternatif, en termes de pouvoir socio-politique. (13 septembre 2015 ; traduction A l’Encontre)

Note

[1] Ioan Grillo, dans un article intitulé « La chasse infructueuse aux disparus » (International New York Times, 19 au 20 septembre 2015) écrit : « Selon un décompte gouvernemental, les cartels [de la drogue] et les forces de sécurité les combattant [sic] ont tué 87’000 personnes entre 2007 et 2014. Des journalistes affirment que le nombre est beaucoup plus élevé. » (Réd. A l’Encontre)

Miguel Aguilar Mora

Auteur sur le Mexique pour le site À l’encontre.

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