13 juin 2025 | tiré d’Europe solidaire sans frontières
Les écosystèmes marins subissent les impacts des activités humaines, en particulier dans les zones côtières où ils ont connu d’importantes pertes historiques d’habitat. Plus de la moitié de la surface des océans est soumise à la pêche industrielle et plus d’un tiers des stocks sont considérés comme surexploités[1],[2].
En Europe, la Politique Commune de la Pêche (PCP), malgré les moyens considérables qui lui sont alloués, échoue de manière systémique depuis des décennies à atteindre ses objectifs[3]. À peine la moitié des stocks pêchés dans l’Atlantique sont considérés en bon état, et des espèces emblématiques comme le maquereau et le hareng sont désormais hors de leurs limites de sécurité[4].
Face à ces constats alarmants, l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et la communauté scientifique recommandent la mise en place d’aires marines protégées dont la couverture spatiale et les niveaux de protection soient suffisamment ambitieux pour produire des effets significatifs (10% sans aucune activité extractive et 20% sans pêche/infrastructures industrielles).
À l’instar de nombreux autres pays, la France a jusqu’à présent mis en avant une ambition essentiellement axée sur l’étendue de ses AMP, au détriment de mesures de protection réellement contraignantes. Les restrictions imposées aux activités humaines y restent souvent limitées, et la pêche industrielle, notamment au chalut (pélagique ou de fond), y est fréquemment permise. L’autorisation dans la très grande majorité des AMP françaises de la pêche au chalut de fond, pourtant reconnue pour ses effets particulièrement destructeurs sur les écosystèmes benthiques, est un enjeu clé pour le gouvernement français.
Cette situation s’inscrit à rebours des travaux scientifiques qui indiquent sans ambiguïté l’inefficacité de demi-mesures de protection[5],[6],[7]. En qualifiant de « protégées » des aires marines qui ne le sont pas, elle traduit aussi un mépris de la sémantique et du débat public sur le sujet.
À l’inverse, des aires marines véritablement protégées apporteraient des bénéfices importants : effets de régénération accompagnés de débordements dans les zones adjacentes (accessibles aux pêcheries)[8],[9], et possibilité pour les scientifiques de démêler les effets de la pêche de ceux du changement climatique. L’usage des AMP comme zones témoin est notamment essentiel pour établir des états de référence, et fournir des informations indispensables à la gestion des milieux marins.
Des bénéfices importants peuvent donc être obtenus avec des aires marines sous protection stricte. Pour autant, les AMP ne sont pas la solution miracle à la surexploitation des ressources marines et à ses effets sur les écosystèmes. Tout d’abord parce qu’elles ne font pas à elles seules diminuer la pression de pêche si cette dernière est simplement reportée hors AMP. Et aussi parce que la définition des AMP ne s’est pas toujours faite sur des critères d’intérêt écologique. C’est particulièrement vrai pour la protection des écosystèmes benthiques, écosystèmes qui restent mal connus, mal cartographiés et mal protégés.
Les niveaux d’exploitation actuels ne sont pas soutenables. Ils menacent à la fois le devenir de nombreux écosystèmes marins et aussi celui des filières de pêche qui en dépendent. C’est d’autant plus vrai que celles-ci sont par ailleurs soumises à un renchérissement tendanciel de l’énergie qui va se raréfier et qu’elles doivent se décarboner. Il est donc indispensable d’engager une transformation profonde de nos modes d’exploitation des ressources marines. Trop rares sont les voix qui abordent le sujet, notamment du côté du gouvernement. Même les constats les plus simples ne sont pas posés.
Avec l’intérêt général en tête, nous proposons ici quelques principes fondamentaux, en espérant susciter le sursaut collectif que la situation appelle.
• Les perturbations écologiques et socio-économiques liées à l’exploitation des écosystèmes marins dans un contexte de changement climatique sont largement imprévisibles. Cette réalité nouvelle rend illusoire la poursuite du statu quo. En particulier, la grande pêche industrielle, et notamment celle pratiquée au chalut de fond par des navires de plus de 25 mètres, doit être considérée comme un mode d’exploitation obsolète.
• Des formes alternatives de pêche existent, notamment en favorisant les arts dormants[10],[11],[12]. Mais à l’heure actuelle ces métiers sont mal reconnus et mal représentés. Ils ont besoin d’être rendus visibles, pris au sérieux et aidés par les pouvoirs publics. Ceci passe notamment par une réorientation des subventions aujourd’hui accordées massivement aux engins de pêche ayant les plus forts impacts environnementaux.
• L’abandon progressif et accompagné de la grande pêche industrielle au profit de filières respectueuses des écosystèmes doit s’accompagner d’une réduction des prises et donc aussi de la consommation. Le poisson pêché dans la nature est un bien rare et doit être consommé comme une fête.
• L’État doit assumer ses responsabilités et permettre à l’ensemble des parties prenantes de définir en concertation les chemins d’une transformation écologique et sociale, compatible avec la nécessaire préservation des écosystèmes marins, la prise en compte du sort des personnes qui travaillent dans les filières et l’accès des classes populaires aux produits de la mer.
La conférence UNOC3 aurait pu être l’occasion pour la France de prendre le leadership d’une transition écologique du secteur de la pêche et d’une réelle protection des écosystèmes marins. Mais les mesures annoncées lundi dernier par le Président sont très loin de cela : les 4 % de zones de « protection forte » n’interdisent que le chalutage de fond, et concernent principalement des zones profondes dans lesquelles cette technique est déjà bannie.
Elles permettent encore le chalutage pélagique, y compris par des navires industriels, et ne répondent toujours pas aux critères de protection stricte de l’UICN. Enfin, aucune vision sur la transition du secteur de la pêche n’a été esquissée. En dépit du volontarisme affiché par E. Macron en faveur du traité sur la haute mer (dont la portée restera très limitée), l’UNOC3 n’a fondamentalement rien réglé des pressions humaines qui dégradent toujours plus l’état des océans et des écosystèmes qu’ils abritent.
Jusqu’où faut-il en arriver pour que la situation soit prise au sérieux ?
Signataires :
Olivier Aumont (chercheur océanographe, IRD),
Xavier Capet (chercheur océanographe, CNRS),
Didier Gascuel (chercheur en écologie marine, Agro Rennes),
Sara Labrousse (chercheure en écologie marine, CNRS)
Notes
[1]IPBES (2019) : Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. https://files.ipbes.net/ipbes-web-prod-public-files/inline/files/ipbes_global_assessment_report_summary_for_policymakers.pdf
[2]FAO. 2024. La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2024. Pour une transformation des systèmes agroalimentaires axée sur la valeur. Rome. https://doi.org/10.4060/cd2616fr
[3]Rainer Froese et al. Systemic failure of European fisheries management. Science 388,826828 (2025). DOI:10.1126/science.adv4341
[4] Scientific, Technical and Economic Committee for Fisheries (STECF) – 76th Plenary report (STECF-PLEN-24-02), PRELLEZO, R., NORD, J. and DOERNER, H. editor(s), Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2025, https://data.europa.eu/doi/10.2760/1035959, JRC140570.
[5] Turnbull, J. W., Johnston, E. L., & Clark, G. F. (2021). Evaluating the social and ecological effectiveness of partially protected marine areas. Conservation Biology, 35(3), 921-932.
[6] Zupan, M., Fragkopoulou, E., Claudet, J., Erzini, K., Horta e Costa, B., & Gonçalves, E. J. (2018). Marine partially protected areas : drivers of ecological effectiveness. Frontiers in Ecology and the Environment, 16(7), 381-387.
[7] Sala, E., & Giakoumi, S. (2018). No-take marine reserves are the most effective protected areas in the ocean. ICES Journal of Marine Science, 75(3), 1166-1168.
[8] Halpern, B. S., Lester, S. E., & Kellner, J. B. (2009). Spillover from marine reserves and the replenishment of fished stocks. Environmental Conservation, 36(4), 268-276.
[9] Sala, E., Costello, C., Dougherty, D., Heal, G., Kelleher, K., Murray, J. H., ... & Sumaila, R. (2013). A general business model for marine reserves. PloS one, 8(4), e58799.
[10] Zeller, D., & Pauly, D. (2019). Back to the future for fisheries, where will we choose to go ?. Global Sustainability, 2, e11.
[11] McClenachan, L., Neal, B. P., Al-Abdulrazzak, D., Witkin, T., Fisher, K., & Kittinger, J. N. (2014). Do community supported fisheries (CSFs) improve sustainability ?. Fisheries Research, 157, 62-69.
[12] Charles, A. (2023). Sustainable fishery systems. John Wiley & Sons.
P.-S.
• Les invités de Mediapart. 13 juin 2025 :
https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/130625/oceans-jusquou-faut-il-en-arriver-pour-que-la-situation-soit-prise-au-serieux
Un message, un commentaire ?