Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec solidaire

Prostitution : pourquoi Québec solidaire ne respecte pas son programme ?

Il y a quelques mois, mon député n’a pas hésité à publiquement piétiner la présomption d’innocence à propos du sujet délicat, émotif et divisif de la prostitution, en affirmant que « rendre public le fait que des clients sont arrêtés et risquent la prison, cela participe à faire changer la peur de camp. C’est parfait » [1]. Alors même que l’article 6.5.3 b) du programme de QS stipule qu’un gouvernement solidaire « adoptera une loi renforçant le droit à l’anonymat des victimes et des autres personnes impliquées dans le processus pénal ».

Même si cette intervention qui manque manifestement de profondeur a été nuancée par la suite, elle est symptomatique d’une culture de l’opprobre public, qui n’a pourtant jamais fait ses preuves (bien au contraire) en matière de comportements humains désignés comme déviants par les normes sociales du moment ; que ce soit à propos de l’usage de drogues, de la contraception ou des ITSS par exemple. Le travail du sexe/prostitution n’y échappera pas !

Mais cela n’a pas empêché Alexandre de poser la question lors de la commission parlementaire spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs [2] :

M. Leduc : Autre question connexe. Il y a une idée qui circule, à savoir : Est-ce qu’on devrait mettre le nom des personnes reconnues coupables d’exploitation sexuelle sur un registre public ? J’imagine, en écoutant ce que vous avez dit précédemment, que ce n’est pas une idée qui vous plaît.

Et d’entendre cette réponse :

M. Paradis (Yves) : Ça ne me plaît pas tellement. Je vais vous dire pourquoi. Parce que, un, d’une part, un des facteurs associés à la récidive, c’est l’isolement puis le rejet. Donc, les individus dont on voit la photo sur... donc, ça favorise la solitude, le rejet. Et gérer le phénomène de l’agression sexuelle par la vengeance et la colère, c’est une chose, et le gérer par la réhabilitation en est une autre […]. Et c’est de faire en sorte aussi... Souvent, ce qu’on oublie, c’est que ces personnes-là qui posent des gestes d’abus sexuels, ils ont une famille, les neveux, les nièces, les gens qui sont autour. Non, ce n’est pas vraiment... C’est notre vision des choses, mais en lien aussi avec les données probantes.

Malgré tout, l’inscription au registre public des agresseurs sexuels condamnés a été retenue par la commission. Et nous allons le voir, beaucoup de recommandations de ce rapport entrent en contradiction directe avec le programme solidaire, qui est, sur le travail du sexe [3] – et sur la justice – particulièrement équilibré. En tout cas, il ne s’appuie certainement pas sur une justice punitive, expéditive et spectaculaire.

La pénalisation des client·e·s : refus solidaire de choisir

Je l’ai déjà expliqué ailleurs [4], ce qui est primordial dans le débat politique et social entourant la pénalisation de la vente ou de l’achat de services sexuels, ce n’est pas tant l’insoluble question morale que de se concentrer sur les impacts réels, documentés, expérimentés et décriés par les personnes premières concernées à propos des politiques qui les regardent. Pourtant, il semble que le député d’Hochelaga-Maisonneuve, comme la députée Christine Labrie responsable des questions de conditions féminines, aient choisi de n’écouter que les seules associations abolitionnistes. Alors même que les délégué·e·s solidaires avaient clairement refusé cette logique.

Cela dit, ce n’est pas la première fois que des député·e·s du parti qui feraient de la politique autrement, prennent publiquement des positions contraires au programme, ou à la position majoritaire des membres de leurs associations (on l’a vu avec la loi sur la laïcité de l’État). Le nouveau député ex-porte-parole de QSHM avait même menti à sa propre association à propos du travail sexuel. Il nous avait promis qu’il s’abstiendrait de voter les propositions sur la prostitution lors du congrès concerné, car notre position locale largement majoritaire sur le sujet, et informée par des travailleuses du sexe vivant dans le quartier, allait à l’encontre de ses partis-pris abolitionnistes. Au moment du vote, il ne respecta pas sa parole, votant oui à toutes les propositions prohibitionnistes battues.

Au diable les données probantes et la complexité

Comme d’habitude, le mantra tourne en boucle : Suède, Suède, Suède. Ce modèle « nordique » qui n’a pas réussi à abolir la prostitution en plus de 20 ans de féroce répression, mais tout juste à faire migrer les travailleuses du sexe de rue vers l’Internet, quand elles ne sont pas carrément déportées systématiquement dans leurs pays d’origines.

Certes, les sondages indiquent que les suédois recourent moins aux services sexuels tarifés… en Suède. Parce qu’il suffit de traverser la mer Baltique pour éviter l’opprobre social suédois en toute quiétude, pour payer des filles de Vilnius ou Tallin, dont les conditions d’exercice sont ici souvent régies par la traite humaine. Mais au moins, les féministes bourgeoises ne sont plus importunées par la pollution visuelle de celles qui exercent dans la rue… comme à Hochelaga.

Bref, les organismes communautaires de la circonscription de mon député prendront leurs responsabilités face au mépris dont ils font les frais. Et je les invite à demander une reddition de comptes lors de la prochaine élection provinciale.

Place aux alternatives : où est la justice transformatrice ?

Mais au-delà de toutes ces considérations, tout le monde doit pouvoir jouir des mêmes droits fondamentaux : les victimes d’exploitation sexuelle avérée, les travailleurs·ses du sexe adultes consentantes, les délinquant·e·s ou criminel·le·s condamné·e·s, comme nos concitoyen·ne·s accusé·e·s… Et en matière de prostitution juvénile, le code criminel sur notamment le viol, la pédophilie ou le proxénétisme de coercition suffit amplement… quand il est appliqué ! Or, les législations prohibitionnistes à propos du travail du sexe sont un échec patent, déjà dénoncé depuis des années par les organisations internationales non partisanes les plus respectées [6].

En France, le bilan de la loi abolitionniste adoptée il y a 4 ans est catastrophique [7]. Si catastrophique que le gouvernement a retenu pendant des mois les conclusions d’un rapport parlementaire sur l’évaluation de cette loi [8]. Il est enfin là, et il n’est pas bon [9]. Même chose au Canada avec la loi C-36 [10] : « si c’est assez dangereux, elles vont arrêter de le faire, ce travail-là ». Car « la priorité n’est clairement pas de protéger les personnes qui en ont besoin ni d’améliorer les conditions de vie des travailleurs du sexe, mais de s’assurer que la répression les pousse à arrêter d’exercer. Quitte à causer quelques "dommages collatéraux" » [11].

Est-ce que les valeurs solidaires visent toujours à encourager « le recours aux modes alternatifs de prévention et de règlement des conflits telle la justice participative » ? Est-ce que QS pense encore que « la société doit aussi respecter les droits et libertés individuels et collectifs, en tentant d’atteindre un équilibre entre les deux » ? Bref, est-ce que ces bons mots qui sont dans le programme solidaire ne sont au bout du compte que du vent ?

Des recommandations épouvantables

On le sait, QS a de la difficulté avec l’inclusion des contre-publics minoritaires [12] : ils doivent en permanence exercer un rapport de force avec la direction du parti pour se faire entendre. On peut désormais considérer, avec l’adoubement solidaire du Rapport de la Commission sur l’exploitation sexuelle des mineurs [13], que le contre-public des travailleurs·ses du sexe – y compris mineur·e·s – qui ne se reconnaissent pas comme victimes devant l’éternel, a été rejeté par le parti. Elles et ils sont à nouveau seul·e·s sur la scène politique provinciale.

Ainsi, c’est la vision même de QS sur le travail du sexe/prostitution, et la justice, qui est remis en cause. Je vous laisse vous faire votre propre idée en sélectionnant les recommandations qui me semblent les plus problématiques d’un point de vue humaniste et progressiste, reconnaissant le libre-arbitre et la capacité d’agir de chacun·e :

Recommandation n° 6, page 30 :
Rappeler le caractère criminel de l’achat de services sexuels.
Alors même que QS a refusé de se prononcer pour ou contre la criminalisation de l’achat de services sexuels. Même problème pour les recommandations 9 (p. 31) et 25 (p.25).

Recommandation n° 28, page 63 :
La Commission recommande que le gouvernement du Québec demande formellement au gouvernement fédéral de prendre le décret permettant l’entrée en vigueur de la disposition autorisant l’imposition de peines consécutives pour les trafiquants de la traite de personnes âgées de moins de dix-huit ans.
Cette recommandation me donne vraiment la nausée : à droite toute !

Recommandation n° 31, page 64 :
La Commission recommande que le gouvernement du Québec s’assure que les clients-abuseurs reconnus coupables sont inscrits au Registre national des délinquants sexuels.
J’en ai parlé plus haut : débile et contre-productif.

Recommandation n° 43, page 78 :
La Commission recommande que le ministre de la Justice développe des orientations et des mesures permettant de déjudiciariser les victimes d’exploitation sexuelle lorsqu’elles déposent une plainte contre un proxénète ou un client-abuseur et qu’elles reçoivent de l’information complète sur leurs droits.
Doit-on comprendre que si une victime ne porte pas plainte, sa judiciarisation éventuelle se poursuivra ? Le chantage comme mode de soutien aux victimes : quel progrès !

Recommandation n° 46, page 83 :
La Commission recommande que le ministère de la Justice finance et développe, en collaboration avec le Directeur des poursuites criminelles et pénales et la Chaire de recherche48, un programme unique au Québec de mesures de rechange axé sur l’intervention et la sensibilisation visant à diminuer la demande pour l’achat de services sexuels. Le programme doit exclure les clients de services sexuels de mineurs, les récidivistes et ceux qui en ont déjà bénéficié.
Que ce programme comprenne les éléments suivants : une contribution volontaire des contrevenants, une formation et un suivi avec un organisme qui offre une aide psychosociale aux contrevenants.
Ici on s’en prend aux personnes qui achètent des services sexuels de personnes majeures. On sort donc du cadre de la Commission, et on exclut les personnes visées par cette Commission.

Recommandation n° 52, page 95 :
La Commission recommande que le gouvernement du Québec interdise la mixité des clientèles dans les centres jeunesse afin d’optimiser le rétablissement des victimes d’exploitation sexuelle.
Recommandation mur-à-mur totalement absurde : l’ensemble de la clientèle des centres jeunesses n’a pas à pâtir de l’incurie institutionnelle vis-à-vis des jeunes victimes d’exploitation sexuelle. On peut imaginer des centres jeunesses spécialisés non-mixtes, ce qui est justement proposé dans la Recommandation n° 53.

Recommandation qui n’existe pas :
Décriminaliser la possession simple de drogue.
Pourtant QS s’est prononcé pour cette mesure, qui aiderait grandement les personnes qui ont choisi le travail de sexe et celles qui subissent de l’exploitation sexuelle [14].

Notes :

[1] https://www.facebook.com/LeducAlexandreQS/posts/2375200732593986

[2] http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/csesm-42-1/journal-debats/CSESM-200824.html#debut_journal

[3] Pour rappel, voici la proposition votée à une écrasante majorité lors du 10ème Congrès de Québec solidaire le dimanche 31 mai 2015 :

Québec solidaire s’assurera que toutes mesures, législatives ou autres, qui visent à encadrer la prostitution/le travail du sexe, priorisent les droits fondamentaux des personnes prostituées/des travailleuses du sexe (dont le doit à la vie, à la sécurité, à la dignité, et à la liberté) et que les conséquences de ces mesures ne portent pas atteintes à ces droits.

Concernant ces droits, il faut :
a) reconnaître et appuyer les personnes prostituées/travailleuses et travailleurs du sexe en tant qu’actrices et acteurs principales des changements sociaux, politiques et législatifs les concernant ;
b) déjudiciariser les personnes prostituées/travailleuses et travailleurs du sexe, ainsi que les tierces-personnes qui jouent un rôle sécuritaire, et dénoncer toute forme de harcèlement et de profilage par les services policiers ;
c) lutter dans le but d’éliminer la violence, l’exploitation (notamment par les proxénètes) et l’absence de plein consentement qui peuvent être présentes dans la prostitution/le travail du sexe ;
d) mettre en place et favoriser le soutien social et des alternatives économiques à l’entrée dans la prostitution/le travail du sexe ainsi que pour les personnes qui souhaitent en sortir ;
e) sensibiliser et éduquer la population, et les hommes en particulier, quant à :
i. la stigmatisation que peuvent vivre les personnes prostituées/travailleuses du sexe ;
ii. les risques de violence contre ces personnes et le harcèlement dont elles peuvent être victimes ;
iii. le risque de violence et de harcèlement contre d’autres personnes qui ne sont pas prostituées/travailleuse du sexe, par exemple des femmes qui se font aborder pour services sexuels dans les rues de certains quartiers ;
f) favoriser et soutenir les initiatives visant à mettre en place une cohabitation harmonieuse entre les personnes prostituées/les travailleuses et travailleurs du sexe et les citoyen-ne-s résidant dans les quartiers où ces activités se déroulent ;
g) promouvoir des recherches-actions sur la situation des personnes prostituées/les travailleuses et travailleurs du sexe
h) soutenir des personnes prostituées/des travailleuses et travailleurs du sexe qui veulent s’organiser et définir leurs besoins.

[4] https://www.pressegauche.org/Prostitution-otage-des-feminismes

[5] https://www.facebook.com/lepiamp/

[6] Amnistie internationale, Human Rights Watch, Médecins du Monde, Global Alliance Against Traffic in Women, OMS, Commission mondiale sur le VIH et le droit, ONUsida, PNUD…

Amnistie internationale : https://www.amnesty.org/download/Documents/POL4040612016FRENCH.pdf
Rapport « Risques, droits et santé » de la Commission sur le VIH et le droit du Programme des Nations Unies pour le développement :
https://www.undp.org/content/dam/undp/library/HIV-AIDS/Governance%20of%20HIV%20Responses/Commissions%20report%20final-FR.pdf
« Rapport d’Oslo sur les violences contre les TDS » :
https://folalliee.wordpress.com/2013/03/17/abolition-de-la-prostitution-feminisme-imposteur/

[7] https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/04/12/un-bilan-severe-des-effets-de-la-loi-de-2016-sur-la-prostitution_5284325_3224.html

https://www.aides.org/sites/default/files/Aides/bloc_telechargement/Rapport-enquête-Loi%2013%20avril-Synthese.pdf

https://www.contrepoints.org/2016/10/11/268529-penalisation-de-prostitution-loi-ne-marche

http://ma.lumiere.rouge.blogs.liberation.fr/2019/01/16/je-ne-compte-plus-les-agressions-depuis-la-loi/

http://ma.lumiere.rouge.blogs.liberation.fr/2019/01/15/les-clients-qui-restent-demandent-de-baisser-les-prix/

http://ma.lumiere.rouge.blogs.liberation.fr/2019/01/12/il-y-plus-de-violences-quavant-et-plus-de-demandes-sans-preservatif/

[8] http://ma.lumiere.rouge.blogs.liberation.fr/2019/04/17/3-ans-de-loi-et-combien-de-fausses-promesses/

[9] http://ma.lumiere.rouge.blogs.liberation.fr/2020/06/25/le-rapport-devaluation-de-la-loi-2016-est-enfin-rendu-public/

[10] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1124218/danger-prostitution-publicite-interdite-loi-c36-conservateurs et https://journalmetro.com/actualites/national/2606790/criminaliser-les-clients-ne-protege-pas-les-travailleuses-du-sexe-selon-une-etude-recente

[11] https://www.medecinsdumonde.org/fr/actualites/publications/2020/07/06/travail-du-sexe-reponses-levaluation-de-la-loi-de-2016

[12] https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/090419/contre-publics-minoritaires

[13] http://www.assnat.qc.ca/Media/Process.aspx?MediaId=ANQ.Vigie.Bll.DocumentGenerique_169937&process=Default&token=ZyMoxNwUn8ikQ+TRKYwPCjWrKwg+vIv9rjij7p3xLGTZDmLVSmJLoqe/vG7/YWzz

[14] https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2020-12-04/decriminalisation-des-drogues/la-caq-refuse-une-motion-de-qs.php

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