Édition du 12 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Syndicalisme

Qui va payer pour la COVID-19 ?

Presse-toi à gauche ! publiera dans les prochaines semaines les différents chapitres d’un livre préparé par le Conseil central du Montréal métropolitain intitulé POUR UNE SORTIE DE CRISE VERTE, SOCIALE ET DÉMOCRATIQUE. Cette semaine, nous publions le quatrième chapitre, Qui va payer pour la COVID-19 ?

Jacques Bouchard et William Ross sont respectivement d’ATTAC-Québec et de la Coalition Échec aux paradis fiscaux.

Depuis le début de la pandémie en mars dernier, les gouvernements canadien et québécois ont dépensé sans précédent afin de créer des aides d’urgence. Ces aides visaient tant à épauler les systèmes de santé qu’à protéger les emplois et fournir un soutien aux personnes ayant perdu leur source de revenus durant la période de la pandémie.

En juin, dans un portrait publié par le ministère des Finances, le gouvernement du Québec annonçait un déficit prévu pour l’année 2020 de 14,9 milliards de dollars [1] . En juillet, c’était au tour du ministère des Finances du Canada de faire le même exercice en présentant un déficit annoncé de 343,2 milliards de dollars [2] . Dans les deux cas, il s’agit de sommets historiques.

Comme tous les pays du monde, le Québec et le Canada font les frais de la crise sanitaire et économique provoquée par la COVID-19. Bien qu’elle soit sans précédent, cette crise confirme des tendances lourdes dans les iniquités fiscales au pays. Si rien n’est fait, le monde dont nous hériterons après cette crise sera marqué par un accroissement des inégalités et des injustices. La crise a coûté cher et elle n’a pas terminé ses ravages. Par les expériences passées, nous savons, une fois la crise stabilisée, que les cicatrices qu’elle nous laissera affecteront les classes laborieuses, les peuples autochtones, les personnes les moins nanties et les plus fragilisées de notre société. Tout cela sans oublier l’état lamentable de nos services publics qui peineront à aider celles et ceux dans le besoin. Le sous-financement chronique des services publics ne fait qu’un avec l’obstination des gouvernements qui refusent de réformer le système fiscal actuel qui crée des conditions d’inégalités économiques absolument indignes pour un pays aussi riche que le Canada.

Selon un rapport du directeur parlementaire du budget présenté en juin, le 0,01 % le plus riche du Canada possède 5,6 % du PIB, le 1 % le plus riche contrôle plus du quart du PIB canadien, alors que les 40 % les plus pauvres se partagent la triste part de 1,2 % du PIB national [3] . N’oublions pas que selon Statistique Canada [4] c’est 8,7 % de la population, soit 3,2 millions de Canadiens et Canadiennes, qui vivaient sous le seuil de pauvreté en 2018, dont 566 000 enfants. L’indicateur de l’insécurité alimentaire, qui permet de mesurer le nombre de ménages canadiens qui ne peuvent pas avoir accès à une variété suffisante d’aliments ni en acheter afin d’avoir un mode de vie sain, s’élevait 8,7 % en 2018, alors que le taux de ménages canadiens ayant des besoins impérieux en matière de logement était de 12,7 %. Nous savons que loin de se résorber, cette situation a été aggravée par la présente crise due à la pandémie : le recours aux banques alimentaires a drastiquement augmenté depuis le mois de mars [5] et la crise du logement de juillet 2020 a été la plus grave en 15 ans. [6]

Au cours de l’été, nous avons également appris que les investissements directs étrangers dans 12 paradis fiscaux ont atteint un record de 381 milliards de dollars en 2019 [7] . Ces investissements sont faits dans le seul but de mettre des capitaux à l’abri de l’impôt. L’ Agence du revenu du Canada estime qu’entre 19 et 26 milliards échappent au fisc chaque année à cause des paradis fiscaux. [8] Le ministère des Finances du Québec estime quant à lui que 700 millions de dollars échappent à l’impôt québécois annuellement [9] .Tout porte à croire que les pertes sont encore plus importantes si nous nous fions au Fonds monétaire international (FMI) qui estime entre 500 et 600 milliards de dollars US les pertes mondiales dues aux paradis fiscaux. À ce titre, le Canada et le Québec perdent probablement beaucoup plus que ce qui est reconnu par les gouvernements.

Ceci n’est qu’un aperçu des pertes fiscales que nous subissons. Nous pourrions remplir des tomes entiers avec l’état des injustices fiscales, des iniquités économiques, sans compter les souffrances humaines produites par l’état actuel de nos politiques fiscales.

La crise de la COVID-19 nous a rappelé à quel point un État de droit et de bons services publics est essentiel pour subvenir aux besoins des populations et ce, encore plus en temps de crise. Nous savons que les inégalités et les injustices actuelles pourraient être choses du passé si nos gouvernements se donnaient les moyens de réformer un système fiscal obsolète qui est au service des mieux nantis qui le détournent à chaque occasion.

La fiscalité n’est pas immuable ni neutre comme le rappelaient Emmanuel Saez et Gabriel Zucman dans leur ouvrage Le triomphe de l’injustice qui est paru dernièrement. À ce titre, nous croyons qu’il faut proposer des réformes fiscales qui permettraient de redéfinir nos politiques de manières radicales et historiques.

N’oublions pas qu’en plus des déficits à venir, des inégalités et des injustices existantes, l’humanité a une épée de Damoclès au-dessus de sa tête : la crise climatique et écologique qui demandera des transformations radicales de nos modes de production, Octobre 2020, Chapitre 4 Pour une sortie de crise verte, sociale et démocratiquede déplacement et de consommation. Ces transformations seront coûteuses, demanderont d’importants investissements et les États doivent s’assurer de leur pouvoir d’imposition et de taxation sur l’ensemble de l’activité économique qui se déroule sur leur territoire pour répondre à des besoins essentiels. La fiscalité, tout comme la politique, doivent soutenir ce changement de paradigme.

Parce que, jusqu’à aujourd’hui, l’État est encore la seule institution sociale et politique apte à faire face à ces défis, ATTAC-Québec et le collectif Échec aux paradis fiscaux se sont mis ensemble afin de soumettre à la discussion publique un ensemble de mesures qui permettraient d’avancer dans la bonne direction.

Le collectif Échec aux paradis fiscaux (EPF) travaille depuis dix ans à la lutte contre les paradis fiscaux en informant et mobilisant la population tout en soumettant des recommandations aux gouvernements. Dernièrement, le collectif soumettait 12 recommandations au gouvernement fédéral qui visent à renflouer les coffres de l’État en s’attaquant à l’évasion fiscale et à l’évitement fiscal abusif [10]. Nous en présentons 7 ici. Après certains regroupements, en voici l’essentiel :

1. Criminaliser l’évitement fiscal grave

La légalité de l’évitement fiscal et les pénalités insuffisantes ne dissuadent pas les fraudeurs de recourir aux paradis fiscaux. L’État ne devrait pas seulement poursuivre les contribuables fautifs au criminel, mais également les professionnels qui les conseillent. Ces processus décourageraient ces derniers de recommander aux contribuables l’utilisation de stratagèmes d’évitement fiscal abusif.

2. Instaurer un registre public des bénéficiaires effectifs (RBE)

Les bénéficiaires effectifs sont les personnes physiques qui ont la propriété ultime ou exercent un contrôle important sur une entreprise ou une société. Un RBE public permet d’augmenter la transparence corporative en identifiant qui profite des activités de l’entreprise assujettie et qui est responsable et imputable des actes posés par celle-ci. En identifiant qui tire profit des activités d’une entreprise, on peut lutter plus efficacement contre l’évasion fiscale, l’évitement fiscal et le blanchiment d’argent.

3. Instaurer une taxe sur les profits détournés

Les profits transférés par une multinationale dans un paradis fiscal devraient être assujettis au régime fiscal canadien et les autorités fiscales devraient pouvoir taxer ces revenus détournés.

4. Imposer adéquatement l’économie numérique

Dans les dernières années et particulièrement durant la pandémie [11] , l’économie numérique a crû de manière considérable, le laxisme concernant leur niveau de taxation ne peut plus durer.

5. Changer les lois fiscales afin d’assujettir à l’impôt les revenus et les profits déclarés dans un paradis fiscal et rapatriés au Canada

Cet été, l’Agence du revenu du Canada (ARC) a été déboutée deux fois devant la Cour d’appel fédérale en lien avec des corporations pratiquant de l’évitement fiscal en utilisant des paradis fiscaux (Loblaws c. Canada [12]) ou qui ne respectent pas les conventions de prix Octobre 2020, Chapitre 4 Pour une sortie de crise verte, sociale et démocratiqueOctobre 2020, Chapitre 4 Pour une sortie de crise verte, sociale et démocratique de transfert (Cameco c. Canada [13]). Le coffre à outils légal actuel est inadéquat et insuffisant pour punir ceux qui ne respectent pas les règles. Il devient alors alléchant pour d’autres de tenter leurs chances.

6. En finir avec l’abus des conventions de non double-imposition

Le Canada devrait cesser de recourir aux conventions fiscales de non double imposition avec les paradis fiscaux. Il est bien connu que ces conventions fiscales permettent aux entreprises de profiter de l’absence d’impôt dans des pays tiers pour ne pas avoir à en payer ici. Il est temps de faire un grand ménage dans les conventions fiscales canadiennes avec d’autres pays et, en même temps, d’éliminer celles qui permettent aux contribuables fortunés et aux entreprises de se soustraire légalement à l’impôt canadien.

7. Instaurer et défendre un impôt unitaire auprès des multinationales

Il faut réformer la fiscalité internationale des multinationales afin de les imposer sur la base de leur profit global plutôt que sur celui qui est réalisé dans chacune de leurs filiales. Les impôts à payer dans chaque pays devraient être déterminés par une formule de répartition à définir selon l’activité économique de chaque multinationale dans ceux-ci.

Pour sa part, ATTAC-Québec (Association pour une Taxe sur les Transactions Financières et pour l’Action Citoyenne), fondée en 2000, s’intéresse depuis le début de sa création aux questions de fiscalité, mais aussi aux enjeux de démocratie ainsi que de justice sociale et climatique.

1. Amorcer une réforme complète de la fiscalité.

Le Canada devrait non seulement abolir l’utilisation des paradis fiscaux et l’évitement fiscal par les entreprises et les individus, mais nous réclamons que la fiscalité tienne compte des valeurs de respect des droits des populations, de la lutte à l’urgence climatique et de la protection de la biodiversité conformément aux engagements internationaux du Canada. Pour atteindre ces objectifs, il est essentiel de mettre en place, entre autres, un impôt plus progressif et une écofiscalité elle aussi progressive et ciblée sur les grands pollueurs.

2. Mettre en place une stratégie de taxation des entreprises numériques

Nous souhaitons que le gouvernement mette en place une taxe progressive sur les services numériques tout en appliquant un taux d’imposition plus élevé aux grandes entreprises des secteurs oligopolistiques (GAFAM) ayant des taux de rendement excessifs.

3. Exclure de tout soutien fédéral les entreprises recourant aux paradis fiscaux

Le gouvernement devrait légiférer afin de lier tout soutien de l’État à des entreprises à l’obligation de ne pas faire affaire dans les paradis fiscaux et d’exiger la publication de rapports pays par pays pour toutes les sociétés transnationales.

4. Introduire et promouvoir une taxe minimum effective de 25 %

Le gouvernement doit fixer un taux effectif minimum d’imposition des sociétés de 25 % et devenir un chef de file pour introduire ce taux d’imposition au rang mondial. Le but étant de mettre fin à l’érosion de l’assiette fiscale ainsi qu’à la capacité des entreprises de déclarer leurs bénéfices où bon leur semble.

5. Mettre fin aux subventions directes au secteur pétrolier et développer un soutien aux travailleurs et travailleuses pour assurer une transition juste

Le gouvernement doit mettre fin aux subventions directes ou indirectes aux entreprises pétrolières et créer un programme généreux de transition pour les personnes travaillant dans ce secteur.

6. Interdire aux banques œuvrant au Canada de faire affaire dans les paradis fiscaux et criminaliser la pratique de soutien à l’évitement fiscal

Nous souhaitons que les banques canadiennes ferment leurs filiales multiples dans les paradis fiscaux et que soient criminalisés les organismes et les banques qui encouragent ou facilitent l’évasion et l’évitement fiscaux.

7. Introduire de nouvelles taxes (ex. : taxe Tobin) avec un objectif de progressivité

Que le gouvernement mette en place de nouvelles taxes comme celle de type Tobin sur les transactions financières. Il lui faut également mettre en place une progressivité des taxes sur les produits et services de première nécessité et augmenter radicalement celles sur les produits de luxe et sur les produits et activités nuisibles. Il faut taxer les produits importés en fonction des émissions de CO2.

8. Introduire un impôt exceptionnel de crise sur la richesse

Nous demandons l’introduction d’un impôt exceptionnel de crise sur le patrimoine du 1 % des plus riches et sur leurs revenus, par exemple, un impôt exceptionnel de l’ordre de 15 % à 25 % et qu’il augmente la progressivité de l’impôt à charge des plus riches tout en baissant l’impôt pour les personnes moins nanties.

• Bonifier les ressources de l’Agence du revenu du Canada (ARC) et bonifier son mandat dans la lutte contre l’évasion et l’évitement fiscaux.

Tant EPF qu’ ATTAC-Québec proposent que l’Agence du revenu du Canada ait les capacités matérielles et humaines pour lutter contre l’évasion et l’évitement fiscaux en plus d’avoir le mandat de tenir informée la population de l’ampleur des pertes fiscales associées à ces pratiques.

Nos gouvernements sont à l’heure des choix et ils devront être la hauteur des défis économiques, environnementaux et sociaux d’aujourd’hui. Ne nous gênons pas pour le leur rappeler. Ensemble, nous pouvons faire pencher la balance vers un monde plus juste, prêt à faire face aux défis les plus importants de notre époque. Les propositions d’Échec aux paradis fiscaux et d’ATTAC-Québec sont un pas dans cette direction.


[1Ministère des Finances du Québec, Portrait de la situation économique et financière 2020-2021, 19 juin 2020, URL : http://www.budget.finances.gouv.qc.ca/ budget/portrait_juin2020/fr/documents/Communique. pdf

[2Ministère des Finances du Canada, Portrait économique et budgétaire 2020, 8 juillet 2020, URL : https://www.canada.ca/content/dam/fin/publications/ efs-peb/homepage/efs2020-fra.pdf

[3Directeur parlementaire du budget, Estimation de la queue supérieure de la distribution du patrimoine familial au Canada, 17 juin 2020, URL : https://www. pbo-dpb.gc.ca/web/default/files/Documents/Reports/ RP-2021-007-S/RP-2021-007-S_fr.pdf

[4Statistique Canada. Carrefour des dimensions de la pauvreté, URL : https://www.statcan.gc.ca/fra/themesdebut/pauvrete

[5Janie Gosselin, « Un Québécois sur dix souffre d’insécurité alimentaire », La Presse, 21 mai 2020, URL : https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-05-21/unquebecois-sur-dix-souffre-d-insecurite-alimentaire

[6Ugo Giguère, « La crise du logement se dirige vers un nouveau sommet », La Presse, 13 juin 2020, URL : https://www.lapresse.ca/actualites/2020-06-13/la-crisedu-logement-se-dirige-vers-un-nouveau-sommet

[7Canadiens pour une fiscalité équitable, Canadian corporate funds in tax havens reach record high, 22 juillet 2020, URL : https://www.taxfairness.ca/sites/ default/files/resource/canadians_for_tax_fairness_top_ tax_havens_report_july_2020.pdf

[8Agence du revenu du Canada, « Écart fiscal : vue d’ensemble sommaire », 28 juin 2019, URL : https:// www.canada.ca/fr/agence-revenu/programmes/apropos-agence-revenu-canada-arc/rapportsinformation-entreprise/sommaire-ecart-fiscal.html

[9Revenu Québec, Paradis fiscaux : Plan d’action pour assurer l’équité fiscale, 16 novembre 2017, URL : http://www.finances.gouv.qc.ca/documents/Autres/fr/ AUTFR_ParadisFiscaux.pdf

[10Vous pouvez consulter la liste complète des recommandations à l’adresse suivante : http://www. echecparadisfiscaux.ca/solutions/12-travaux-pour-lajustice-fiscale-au-canada/

[11TaxCOOP, Notes Fiscales : GAFAM et top 5 milliardaires canadiens face à la COVID-19 : mise à jour, https://taxcoop.org/wp-content/uploads/2020/07/ GAFAM_FR.pdf ?fbclid=IwAR03C1xNM9p6akIdhrNH 1laRsuxczcm4TjL2Tg—mEFylo4lydzImXLbLWA

[12Cour d’appel fédéral, Loblaws c. Canada, 23 avril 2020, URL : https://decisions.fca-caf.gc.ca/fca-caf/ decisions/en/469751/1/document.do

[13Cour d’appel fédéral, Cameco c. Canada, 26 juin 2020, URL : https://decisions.fca-caf.gc.ca/fca-caf/ decisions/fr/481730/1/document.d

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Syndicalisme

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...