Tiré de Entre les lignes et les mots
Le choix du français comme langue d’échange a permis la participation de personnes pour lesquelles l’anglais n’est pas usuel. De la même façon, le choix était pris de mixer les publics : universitaires, étudiant·es mais aussi professionnel·les. Même si le temps des questions fut court, la formation des professionnel·les de santé est ressortie comme un défi majeur de changement des pratiques.
Mon intervention au format texte à lire ci-dessous.
Merci encore aux organisatrices de la table ronde.
Colonialité dans la santé : entre mythe du rattrapage et transgression
Je suis militante féministe depuis très longtemps ; je suis originaire de la Seine- Saint-Denis en France ; en tant que malade, je suis personnellement concernée par le secteur de la santé ; j’ai été journaliste et je suis désormais politologue. Dans ce cadre, j’ai travaillé sur la colonialité numérique qui régit les relations entre les États et les populations, entre les États et entre les populations, notamment en Afrique.
Je souhaite aujourd’hui vous présenter un travail sur les impacts en France de la colonialité du pouvoir [1], des savoirs, et du genre [2], sur la prise en charge des femmes malades.
Je fais l’hypothèse que la colonialité transforme le rapport entre puissance et impuissance des patientes racisées pauvres.
Pour caractériser cette colonialité, mon intervention se fera en trois points :
La santé reproduit des violences réelles : physiques, psychologiques, mais aussi épistémiques ;
L’ensemble de ces violences s’inscrit dans un héritage particulier (le colonialisme français), à l’origine d’un mythe du rattrapage véhiculé par le centre auprès de la périphérie ;
L’histoire du soin transmet un imaginaire paternaliste, individualisant, essentialiste qui a des impacts particuliers sur les femmes de la diaspora.
Pour finir, j’aborderai quelques pistes de pratiques transgressives aux politiques et théories sanitaires dominantes.
Au cours de mon intervention, j’utilise le terme « subalterne » pour désigner une catégorie sociale, non privilégiée, pauvre, de classe populaire, racisée, voire marginalisée, dans toutes les sociétés, au centre (Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord) ou à la périphérie (les États dits du « Sud »). J’utilise également le terme « racisé » pour caractériser toute personne non blanche.
Les violences
La première dimension de la colonialité dans le secteur de la santé est la production de violences. Pour le comprendre, je pars de cette définition : la colonialité est l’ensemble des rapports de domination créés par la reproduction patriarcale de la mondialisation, du capitalisme et de l’occidentalisation, et antérieurement du colonialisme. Elle a précédé, accompagné et dépassé les situations coloniales. Aussi, elle reproduit les violences de l’ancienne puissance française, coloniale et impérialiste,sur les subalternes. Parmi ces subalternes, les femmes subissent des violences spécifiques qui, loin d’être symboliques, sont réelles [3], verbales, psychologiques, physiques et sexuelles. Ce qui est visé : le contrôle de leur corps en tant que personnes dédiées à la reproduction sexuelle [4] et à la gestion de la vie quotidienne (éducation, santé, alimentation des ménages).
Suivant cette logique, la médecine française différencie banalement les sexes selon l’« essence » féminine ou masculine [5], la biologie ou la physiologie, c’est-à-dire ce qui est inné et immuable. Elle abstrait les sexes du contexte social, de l’éducation, de la culture, de l’histoire, c’est-à-dire ce qui est acquis et transformable. Les femmes subalternes sont réduites à des rôles de victimes ou d’objets immobiles, ayant besoin d’encadrement technique dans leur prise en charge médicale. Par ailleurs, étant moins attentives à elles-mêmes en raison de leur rôle social – prendre soin des autres –, elles sont considérées comme « profanes » des soins [6]. Par effet ricochet et paradoxalement, elles contribuent à̀ la biologisation des inégalités de genre, en souscrivant à l’idée que la division des sexes est liée à leur « nature » : elles sont faibles en raison de leurs hormones, de leurs chromosomes, de leurs cycles…
Ces violences de genre, qui s’imbriquent avec les violences produites par les rapports sociaux de classe et de race, sont alimentées par des expressions, imaginaires, représentations et descriptions de savoirs et connaissances hérités du colonialisme [7]. Elles en deviennent épistémiques. Selon Achille Mbembé, les violences épistémiques sont entendues par le centre comme un « état naturel des choses » et sont donc miniaturisées [8]. Elles s’inscrivent dans un récit historique qui prend l’expérience européenne comme unique référence géographique, culturelle et politique, ce qui est nommé par Gayatri Spivak « l’essentialisme des Lumières » [9]. Elles jouent un rôle de maintien des « hommes blancs riches » aux postes de prise de décision, là où le savoir est sacralisé, et des « femmes noires pauvres » à des postes subalternes : elles ne peuvent pas parler, leur pensée n’est pas représentée [10].
Les violences épistémiques accentuent les difficultés des femmes malades racisées pauvres à fréquenter les lieux de santé, parce qu’ils sont des espaces de transmission des savoirs dominants. Elles demeurent les personnes à aider, à protéger, et non les personnes dotées d’une expertise, au moins celle de la maladie. Elles sont de ce fait peu consultées sur la pédagogie à mettre en place dans les enseignements visant les personnels soignants.
Une dépendance liée à un héritage spécifique
La deuxième dimension de la colonialité est la création de dépendance entre dominants et subalternes, qui selon. SelonImmanuel Wallerstein, elle est construite socialement, n’est pas figée dans le temps et dans l’espace et s’auto-reproduit [11]. Cette dépendance formalise un héritage qui, mêlé à celui de l’esclavage, structure selon Eleni Varikas la fondation de la « modernité politique » occidentale [12]. Cette modernité s’inscrit dans une localisation, c’est-à-dire une histoire et une géographie, mais aussi une pensée, qui définissent selon Walter Mignolo une « géopolitique de la connaissance » [13] par laquelle le centre domine la périphérie différemment selon les continents.
L’exemple de la colonisation française montre selon Malek Bouyahia que les médecins ont par leurs rapports médicaux, leurs essais sur les situations sanitaires des colonies ou encore dans leurs mémoires, dépassé le cadre de la pratique médicale pour jouer un rôle majeur dans l’entreprise coloniale de création de dépendance [14]. Aujourd’hui encore, selon Grégoire Chamayou, ils expérimentent sur des personnes qui leur sont soumises, en adoptant une posture de père (de mineur civique) ou de maître (d’esclave) [15]. Comme le souligne Delphine Peiretti-Courtis, ils perpétuent notamment l’idée que le corps noir est plus immunisé, plus fort, plus endurant que celui des Blancs [16] tout en renvoyant selon Mbembé « le nègre » à l’état d’animal dont le corps doit être bridé et l’esprit domestiqué [17]. Cette naturalisation s’accroche à l’« animalité » des rapports entre femmes et hommes noirs, ce qui donne une image « naturellement offert » du corps féminin et donc ouvert au viol, aux expériences, aux fantasmes les plus exotiques, etc.
Cette création de dépendance sanitaire s’accroche à une dépendance parallèle qui est établie entre personnes en travail rémunéré et personnes sans emploi ou non rémunérées, valides et invalides. Elle peut être illustrée par une pyramide. La pointe émergée de cette pyramide est le marché du travail. Les subalternes, femmes et hommes, en bonne santé y assurent la production (de biens ou de services). À sa base, les femmes subalternes, valides ou invalides, renouvellent et entretiennent gratuitement la force de travail et la gestion des ressources au sein des ménages. Comme le souligne Maria Mies, un « mythe du développement par rattrapage » [18], de la base vers la pointe de la pyramide, maintient les femmes subalternes dans l’illusion qu’elles sont là encore des objets victimes et non pas des sujets agissants, ce qui les rend incapables de penser par elles-mêmes. On assiste à un déracinement épistémique, c’est-à-dire à une hiérarchisation des savoirs, entre femmes et hommes, entre riches et pauvres, entre « racisés » et « Blancs » (toute combinaison étant possible), ce qui au bout du compte crée de l’ignorance : celle, par les dominants des savoirs experts des subalternes et celle par les dominés de la représentation de leurs propres savoirs.
Un imaginaire médical colonial
La troisième dimension de la colonialité s’incarne dans l’histoire du soin, dans le sens « apporter un soin » – en anglais cure. Les responsables des politiques publiques de santé, les personnels médicaux ou administratifs dispensent, dans leur grande majorité, une parole paternaliste largement empruntée par le colonialisme : ils se placent en protecteurs désintéressés des patientes, ayant autorité naturelle pour les guider. Les femmes subalternes sont apparentées à des mineures civiques ce qui les rend impuissantes. Leur prise en charge médicale en est affectée.
En parallèle des biais de genre de la recherche et de la pratique médicale – essais cliniques sur les hommes, sous-diagnostics des pathologies chez les femmes [19], non réflexivité… – un discours dominant consiste à asséner aux patientes l’idée que la guérison est personnelle, qu’elle vient d’elles, qu’il est temps qu’elles prennent soin d’elles, qu’elles se secouent, comme si elles avaient fait exprès d’être malades. Comme pour la plupart des fléaux – viol, féminicide, épidémies… –, l’accent est mis sur le « soutien aux victimes » accompagné de conseils sur l’« estime de soi », le « travail du deuil », le « lâcher prise »… Cette individualisation fait des femmes malades les seules coupables (des fléaux). Elle empêche de désigner, juger et sanctionner les réels « coupables » qui sont les politiques publiques de santé ignorantes, la libéralisation et la financiarisation du système de santé, le sexisme endogène, et autrefois l’empire… Cette inversion de la culpabilité structure les rapports de domination produits par le secteur de la santé.
Paternaliste, individualisante, essentialiste, la santé telle qu’elle est pensée et pratiquée en France en direction des femmes de la diaspora n’a de plus aucun caractère décolonial. Elle est le produit et produit ce que Michel Cahen nomme un « héritage par pesanteur » dans le prolongement de « l’occidentalisation subalterne » [20]. Concrètement, la santé renforce le poids de l’héritage constaté dans les anciennes colonies, en particulier en Afrique, qui se mesure aux tentatives récurrentes de certains penseurs du centre ou de la périphérie d’homogénéiser les trajectoires, les histoires, les mémoires, les expériences, les cultures, les temporalités, les humanismes… autant de constructions personnelles ou collectives qui, une fois universalisées, deviennent consubstantielles à la violence [21].
Des pratiques transgressives
Je propose d’évoquer maintenant des pratiques sanitaires, au sens « prendre soin » – en anglais care, qui sont en résistance. En valorisant et en transmettant des savoirs de malades, elles inversent les logiques de production de savoirs instituées par le centre.
Au début des années 2000, en Afrique du Sud, des organisations féministes ont organisé l’expression et la transmission de savoirs intimes de femmes subalternes malades du sida, en milieu rural et en milieu urbain dans les bidonvilles. Sous forme de récits oraux de vie, ces femmes ont, grâce à des « passeuses de savoirs », investi une démarche spécifique de transmission de mémoire dont on peut tirer quelques leçons. En voici quelques lignes directrices.
Les choix effectués désuniversalisent la connaissance parce qu’ils introduisent une logique qui repose moins sur les savoirs académiques ou institutionnels, que sur l’expérience du vécu. L’oralité, dans ce cas plus facile que l’écriture, transgresse la division sphère publique/sphère privée car elle ouvre aux femmes qui parlent un champ qui, en raison des facteurs d’exclusion sociale, leur est usuellement inaccessible, comme par exemple la sexualité. Tout ce qui est dit est retranscrit puis diffusé sur différents supports, papier, numérique, audiovisuel… La prise en compte des espaces et temps propres des récitantes (les rencontres se produisent dans des lieux et à des moments qu’elles choisissent) assouplie leur prise de parole. Les récitantes se sentent autonomes, libres.
Loin de compléter les pièces d’une mémoire nationale – dans le cas de l’Afrique du Sud marquée par la colonisation, l’apartheid et le capitalisme puis le sida –, les récitantes éditent leur propre carte d’identité, ce qui concourt à échafauder une cartographie du monde basée sur des critères générationnels, linguistiques, ethniques, culturels, religieux ou géographiques multiples. Chaque identité qui se dit contredit l’injonction identitaire institutionnelle qui est homogénéisante. Sa transmission permet de se croiser avec d’autres, ce qui augmente le pouvoir de donner à penser. Cette « identité collective féminine » (comme je la nomme) entre en conflit avec l’idée d’identité nationale, très forte en Afrique du Sud, qui tend à placer la revendication d’identité de race en tête de l’appareil à défaire les inégalités.
Sur le seul plan des violences, en révélant leur intime, les témoins-femmes contredisent les lois sociales qui conçoivent la sexualité comme un actif masculin et la sexualité féminine au service des hommes, et tolèrent ainsi les violences à l’égard des femmes. Cette révélation (de l’intime) offre une « légitimité » sociale si bien qu’on peut parler d’« intime révélateur ».
Pour finir, ces femmes, confrontées mais surtout actrices de la survie quotidienne, deviennent en parlant les réelles expertes de la santé, mais aussi de la crise économique, du changement climatique, des violences, du chômage, de la pauvreté, de la malnutrition, de l’illettrisme, du racisme, etc. Elles se transforment en sujets qui s’opposent fortement au monolithisme de l’épistémologie du centre.
[1] Annibal Quijano, « Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine », Multitudes « Amérique latine démocratie et exclusion, Quelles transitions à la démocratie ? », juin 1994, http://www.multitudes.net/Colonialite-du-pouvoir-et/.
[2] Maria Lugones, « Colonialidad y género », Tabula Rasa, n° 9, Bogotá, Universidad Colegio Mayor de Cundinamarca, 2008, p. 73-101.
[3] Nicole Claude-Mathieu évoque le terme oppression pour définir les violences exercées par les hommes sur les femmes et insiste sur l’idée de « violence exercée, d’excès, d’étouffement ». Nicole Claude-Mathieu, « L’arraisonnement des femmes, Essais en anthropologie des sexes », Cahiers de l’Homme n° 24, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 1985, p. 101-106.
[4] Paola Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris-Montréal : L’Harmattan (« Bibliothèque du féminisme »), 1998, 206 p.
[5] Françoise Collin, Le philosophe travesti ou le féminin sans les femmes, communication présentée dans le cadre du Colloque : Les formes de l’anti féminisme contemporain, qui s’est tenu au Centre Georges-Pompidou à Paris en décembre 1991.
[6] Marilène Vuille et al., « La santé est politique », in Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n° 2, 2006, p. 4-15.
[7] Gayatri C. Spivak, In Other Worlds : Essays in Cultural Politics, New York, Routledge, 1988, 336 p.
[8] Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte Poche / Essais », 2020, 334 p., [1re éd. Karthala – 2005, préf. Nadia Yala Kisukidi].
[9] Gayatri C. Spivak, “Can the Subaltern Speak ? (Les Subalternes peuvent-illes parler ?)”, Cary Nelson et Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, 738 p., p. 271-313.
[10] Ibid.
[11] Immanuel Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, Puf, 1995, 320 p. (« Pratiques théoriques ») [1re éd., Unthinking Social Science. The limits of Nineteenth-Century Paradigms, Polity Press, 1991].
[12] Elena Varikas, « L’intérieur et l’extérieur de l’État-nation. Penser… outre », Raisons politiques n° 21, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006, p. 5-19.
[13] Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes n° 6 « Majeure : raison métisse », 2001.
[14] Malek Bouyahia, « Genre, sexualité et médecine coloniale. Impensés de l’identité ‘indigène’ », Cahiers du Genre, vol. 50, no. 1, 2011, pp. 91-110.
[15] Grégoire Chamayou, « L’expérimentation coloniale », Les corps vils, sous la direction de Grégoire Chamayou, Paris, La Découverte, 2014, pp. 341-384.
[16] Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs : La fabrique du préjugé racial, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, La Découverte, 2021. 354 p.
[17] Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.
[18] Maria Mies et Vandana Shiva, L’écoféminisme, trad. française 1999, Paris, L’Harmattan, collection « Femmes et changements », 1983, 368 p.
[19] Danielle Bousquet, Geneviève Couraud, Gilles Lazimi et Margaux Collet, « La santé et l’accès aux soins : une urgence pour les femmes en situation de précarité », Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Rapport n° 2017-05-29-SAN-O27 publié le 29 mai 2017, http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_la_sante_et_l_acces_aux_soins_une_urgence_pour_les_femmes_en_situation_de_precarite_2017_05_29_vf.pdf
[20] Michel Cahen, « L’“État colonial” et sa “transmission” Circonscrire les divergences, fixer les enjeux », communication (non publiée) lors du Colloque CEAN, Table ronde L’État colonial existe-t-il ?, 2008.
[21] Aminata Diaw, « Nouveaux contours de l’espace public en Afrique », Diogène, 2/2004 (n° 206), 2004, p. 37-46.
Joelle Palmieri
https://joellepalmieri.org/2022/09/27/racisme-colonialite-les-invisibles-de-la-sante/
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