Édition du 3 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Rojava — « Les populations ne veulent pas de la Turquie, ni d’un retour du régime syrien »

Que reste-t-il de l’Administration auto­nome du Nord et l’Est de la Syrie — que l’on connaît mieux sous le nom de Rojava — après l’in­va­sion turque d’oc­tobre 2019 et l’an­nonce du retour de Damas dans cette région qu’il avait déser­tée au début de la guerre civile ? Lors de leur der­nier séjour sur place, les jour­na­listes Chris Den Hond et Mireille Court ont eu l’oc­ca­sion, rare, de ren­con­trer Mazloum Abdi et Polat Can non loin du front. Tous deux sont des Kurdes de Syrie. Le pre­mier a connu les pri­sons du pou­voir Assad et sa tête est mise à prix par Erdoğan ; il occupe le poste de géné­ral et com­man­dant en chef des Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS), cette coa­li­tion kurde, arabe, chré­tienne et syriaque, bien connue pour sa lutte contre Daech. Le second, jour­na­liste de for­ma­tion, est l’un des cofon­da­teurs des uni­tés d’au­to­dé­fense kurdes, les YPG ; il occupe actuel­le­ment le poste de com­man­dant au sein des FDS. En vue d’é­clai­rer la situa­tion sur le ter­rain, nous publions leur échange.

Tiré de Ballast.

Comment expli­quez-vous que la Turquie occupe actuel­le­ment la zone entre Tall Abyad/Girê Sipî (1) et Ras al-Ayn/Serê Kaniyê‎, après avoir enva­hi la pro­vince d’Afrin en 2018 [voir carte en fin d’ar­ticle, ndlr] ?

Mazloum Abdi : L’entrée de la Turquie à Tall Abyad et à Serê Kaniyê est liée à la ques­tion d’Idlib. Face à l’of­fen­sive de la Russie et du gou­ver­ne­ment syrien à Idleb et à la reprise du contrôle des auto­routes M5 et M4, la Turquie a négo­cié, en contre­par­tie, la région entre Tall Abyad et Serê Kaniyê. C’est un mar­chan­dage poli­tique.

Polat Can : Avant tout, il y a des accords conclus entre la Turquie, la Russie, et ce avec l’a­val des États-Unis. Ensuite, le fait que ces puis­sances n’ont pas ins­tal­lé une zone d’ex­clu­sion aérienne, une « no-fly zone », nous a fait beau­coup de mal. Nous savons que les membres de l’OTAN ne vont pas se battre contre la Turquie, mais tout de même, il devrait y avoir un moyen de la conte­nir. La Turquie tue les Kurdes avec des armes euro­péennes : ses drones viennent d’Italie, le char Léopard est alle­mand et une par­tie de leur tech­no­lo­gie est bri­tan­nique et fran­çaise. Si la Turquie n’a pas le feu vert de l’OTAN, elle ne pour­ra pas venir se battre ici, en Syrie, contre nous. À Afrin, nous avons résis­té pen­dant 58 jours. Plus de 1 100 combattant·es ont été tué·es. Nous étions bien pré­pa­rés, mais ne pou­vions rien faire contre les tapis de bombes. C’est pour cela qu’une zone d’ex­clu­sion aérienne est cru­ciale pour nous. Cela a été pareil en octobre der­nier [2019], à Serê Kaniyê. Pour être hon­nête avec vous, en tant que porte-parole des YPG, je peux vous le dire : si nous obte­nons main­te­nant une zone d’ex­clu­sion aérienne, nous pou­vons récu­pé­rer en une semaine Tall Abyad et Serê Kaniyê. Nous connais­sons bien tous ces mer­ce­naires. Ce sont des ex-al Nosra, des ex-com­bat­tants de l’État isla­mique. Nous les avons com­bat­tus et vain­cus dans le pas­sé. La Turquie, donc l’OTAN, les aide et les remet en selle.

Est-ce que le régime syrien est reve­nu dans la région contrô­lée par les Forces démo­cra­tiques syriennes (2) après l’in­va­sion turque d’oc­tobre 2019 ?

Mazloum Abdi : Suite à un accord avec la Russie, le régime s’est déployé sur la fron­tière turque dans des petits postes fron­ta­liers. C’est plus une pré­sence poli­tique qu’une pré­sence mili­taire. C’est juste sym­bo­lique. C’est le résul­tat d’un accord entre la Turquie et la Russie pour empê­cher que la Turquie prenne plus de ter­ri­toire que la zone entre Tall Abyad et Serê Kaniyê. Ailleurs dans la région, le régime syrien n’est pas plus pré­sent qu’a­vant : c’est-à-dire dans quelques quar­tiers, à Qamishli et Hassaké, mais pas dans la région contrô­lée par les FDS.

Que deman­dez-vous au régime syrien avant d’ac­cep­ter un accord avec lui ?

Mazloum Abdi  : Nous deman­dons deux choses essen­tielles au régime syrien pour obte­nir une solu­tion à long terme en Syrie. Un : que l’au­to­no­mie [de l’Administration] fasse par­tie de la consti­tu­tion syrienne. Deux : que les FDS fassent consti­tu­tion­nel­le­ment par­tie de la défense de toute la Syrie. Tant que ces demandes ne sont pas réa­li­sées, il n’y aura aucun accord car ce sont nos lignes rouges. Nous disons que les FDS devront avoir un sta­tut spé­cial dans le sys­tème de défense syrien. La pro­tec­tion du nord de la Syrie devra être sous la res­pon­sa­bi­li­té des FDS. Leurs com­bat­tants devront faire leur ser­vice mili­taire ici, dans cette région, et les FDS devront avoir leur quar­tier géné­ral mili­taire dans cette région.

Polat Can : Avant toute chose : le Rojava ne peut pas reve­nir à la situa­tion d’a­vant 2010. Cela n’ar­ri­ve­ra jamais. Deuxièmement : les FDS ne vont pas dis­pa­raître. Troisièmement : nous ne lais­se­rons pas les Kurdes pri­vés de leurs droits. Quatrièmement : nous ne détrui­rons pas la rela­tion entre les Kurdes, les Arabes et les chré­tiens. À part cela, nous pou­vons négo­cier tout ce qu’ils veulent — le nom de la région, le dra­peau, la fron­tière, tout. C’est vrai que nous avons per­du deux villes impor­tantes, Tall Abyad et Serê Kaniyê, mais notre Administration auto­nome reste intacte dans tout le reste de la région et fonc­tionne. Il y a un accord mili­taire avec le régime syrien pour sécu­ri­ser la fron­tière mais, ailleurs, ce sont les FDS qui contrôlent tou­jours la région du Nord et de l’Est de la Syrie — à Manbij, à Kobané, à Raqqa, à Tabqa, à Qamishli, à Hassaké, à Dayrik…

Pourquoi, face à l’a­gres­sion turque, le régime syrien ne fait-il aucun geste envers vous ?

Polat Can : Le régime veut être le patron sur l’en­semble de la Syrie ! Nous avons deux pro­blèmes majeurs avec le régime syrien : il a une men­ta­li­té très chau­vine et pense qu’il peut res­tau­rer la situa­tion de l’a­vant 2010. Dans le nord et l’est de la Syrie, Arabes et Kurdes vivent actuel­le­ment ensemble, et ça se passe de mieux en mieux. Il faut savoir que la plu­part des Arabes ne veulent pas d’un retour du régime, ici. Quand nous avions vou­lu auto­ri­ser le régime à ins­tal­ler des posi­tions mili­taires à Deir Ezzor et à Raqqa, les Arabes sont venus nous voir et nous ont clai­re­ment dit : « Vous ne devriez pas faire reve­nir le régime ici. » Ces clans arabes sont en grande majo­ri­té sun­nites et le régime est alaouite. L’Iran est chiite. Un chef de tri­bu arabe m’a dit un jour : « Vous êtes Kurdes, on ne vous aime pas, mais enfin vous êtes sun­nites comme nous, donc on va tra­vailler avec vous. » S’ils doivent choi­sir entre l’Iran chiite, le régime alaouite ou les Kurdes, ils choi­si­ront les Kurdes.

Comment jugez-vous le rôle des États-Unis et de la Russie en Syrie ?

Mazloum Abdi : La poli­tique amé­ri­caine a été très mau­vaise, et a por­té tort à toute la région. Elle a por­té tort aux Kurdes, aux Arabes, aux chré­tiens. Mais la crise syrienne est une crise inter­na­tio­nale et la solu­tion ne pour­ra être qu’in­ter­na­tio­nale, donc avec une impli­ca­tion des puis­sances inter­na­tio­nales.

Polat Can : Qu’est-ce que les États-Unis ont obte­nu en se reti­rant de la Syrie après l’in­va­sion de la Turquie ? Avant octobre 2019, 35 % du ter­ri­toire syrien était sous contrôle des États-Unis. Maintenant, la Russie a pris leur place. Les Kurdes et les peuples au Moyen-Orient en géné­ral n’ont pas confiance dans les États-Unis. Pendant le récent sou­lè­ve­ment en Iran, les Kurdes d’i­ci sou­te­naient les Kurdes d’Iran tout en disant : « Soyez pru­dents. N’ayez pas confiance dans les États-Unis. » Voilà pour­quoi les Américains sont les per­dants, pas nous. En ce qui concerne la Russie, il est cer­tain qu’elle peut jouer un rôle plus impor­tant que les États-Unis afin de trou­ver une solu­tion durable. La poli­tique des États-Unis est très spé­ci­fique : si leur pré­sident est fâché avec sa femme, il envoie un tweet ; si un beau matin il décide de reti­rer ses troupes de la Syrie, il envoie un tweet. Et c’est lui qui dirige les États-Unis ! C’est un homme arro­gant.

Mazloum Abdi : Pour le moment, dans le cadre des démarches poli­tiques, le rôle russe est impor­tant. Ils essaient de pous­ser à une solu­tion entre nous et le gou­ver­ne­ment syrien. Le pré­sident Poutine met la pres­sion sur Damas pour obte­nir une solu­tion, mais nous croyons qu’il faut aug­men­ter la pres­sion afin d’ob­te­nir des vraies solu­tions.

Polat Can : Les Russes veulent tra­vailler avec nous et trou­ver une solu­tion avec Damas, mais au vu de leurs rela­tions avec la Turquie, nous n’a­vons pas tel­le­ment confiance. La Russie veut reprendre le contrôle de toute la Syrie, et elle est vrai­ment très fâchée de la rela­tion que nous, les FDS, entre­te­nons avec la coa­li­tion inter­na­tio­nale diri­gée par les États-Unis. De plus, le mar­chan­dage entre la Russie et la Turquie nous pré­oc­cupe. C’est comme s’ils disaient à la Turquie : pre­nez cette par­tie de la Syrie et nous pren­drons celle-ci. C’est ce qui s’est pas­sé à Sotchi (3).

Le vivre-ensemble entre com­mu­nau­tés s’est-il affai­bli ou ren­for­cé après la der­nière inva­sion turque ?

Mazloum Abdi : Un des buts de l’at­taque mili­taire turque était de bri­ser l’u­ni­té exis­tante des habi­tants de la région entre les Kurdes, les Arabe et les Syriaques chré­tiens. Mais c’est le contraire qui s’est pro­duit. Les peuples de la région ont com­pris que leur des­tin était lié, que ce n’é­tait pas seule­ment les Kurdes qui étaient visés. Et cela a fait que ces gens se rap­prochent et sont encore plus unis qu’a­vant. Ils sont encore plus soli­daires. L’attaque turque a été un test pour nous. Pas mal de gens espé­raient que notre tra­vail, mené ici depuis huit ans, soit anéan­ti et que les FDS dis­pa­raissent, mais, ces der­niers mois, nous avons prou­vé que c’est le contraire qui s’est pro­duit. Nous sommes plus forts que jamais et les liens entre les com­mu­nau­tés sont plus forts que jamais. Les popu­la­tions ne veulent pas de la Turquie, ni d’un retour du régime.

Polat Can : Notre rela­tion avec les Arabes n’est pas une coopé­ra­tion tac­tique, mais une rela­tion stra­té­gique. Dans le pas­sé, le régime syrien a mis dans la tête des Arabes que les Kurdes étaient sio­nistes, pro-israé­liens, athées et capi­ta­listes. Maintenant, à Raqqa et à Deir Ezzor, les tri­bus arabes nous demandent d’a­me­ner des jeunes sol­dats kurdes pour pro­té­ger la région ensemble. Quand j’é­tais res­pon­sable de la libé­ra­tion de la région Deir Ezzor, j’a­vais 13 000 sol­dats sous mes ordres. Seulement 100 par­mi eux étaient Kurdes. Les autres étaient des Arabes. La grande majo­ri­té des 1 000 mar­tyrs sont arabes. Nous vivons ensemble, nous tra­vaillons ensemble, nous sommes obli­gés de nous res­pec­ter mutuel­le­ment. C’est dur, mais nous sommes en train de chan­ger les men­ta­li­tés. L’invasion turque a été un grand test pour nous. Tout le monde nous obser­vait afin de voir si les Kurdes et les Arabes étaient capables de res­ter ensemble ou au contraire si la Turquie serait capable de détruire ce que nous avons construit ici ces der­nières années. Notre conclu­sion est sans équi­voque : Kurdes et Arabes ont résis­té ensemble contre l’in­va­sion turque. Dans la région de Deir Ezzor et Raqqa, par exemple, 100 % arabe, il n’y a pas eu un seul sou­lè­ve­ment arabe contre les FDS. Des cen­taines de jeunes Arabes des régions de Deir Ezzor et de Raqqa sont allés à Serê Kaniyê pour se battre contre les Turcs. Nos forces ne se sont pas éclip­sées. Les clans arabes n’ont pas dit : « On se détache des FDS. » Même les com­mu­nau­tés arabes de Ras al-Ayn et de Tall Abyad ne sont pas allées chez les Turcs. Elles sont venues dans la région tenue par les FDS. Notre admi­nis­tra­tion fonc­tionne comme avant et l’é­co­no­mie est res­tée gros­so modo la même que celle d’a­vant l’in­va­sion turque.

[Une carte réalisée par Cécile Marin pour Le Monde diplomatique (janvier 2020)]

Notes

1- Nom arabe et kurde.

2- Les FDS sont une coa­li­tion mili­taire for­mée le 10 octobre 2015, durant la guerre civile syrienne. Active dans le nord et l’est de la Syrie, les FDS visent essen­tiel­le­ment à chas­ser l’État isla­mique de la zone. Les Kurdes des YPG/J en font par­tie, ain­si que des milices arabes et chré­tiennes syriaques.

3- En novembre 2019, les pré­si­dents Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine ont signé un accord, dit de Sotchi, sur la Syrie : la Turquie s’en­ga­geait à sus­pendre son opé­ra­tion d’in­va­sion et la Russie à pro­cé­der au retrait des uni­tés d’au­to­dé­fense kurdes posi­tion­nées aux abords de la fron­tière tur­quo-syrienne.

Mazloum Abdi

Kurdes de Syrie ; il occupe le poste de géné­ral et com­man­dant en chef des Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS), cette coa­li­tion kurde, arabe, chré­tienne et syriaque, bien connue pour sa lutte contre Daech.

Polat Can

Kurdes de Syrie, jour­na­liste de for­ma­tion, il est l’un des cofon­da­teurs des uni­tés d’au­to­dé­fense kurdes, les YPG ; il occupe actuel­le­ment le poste de com­man­dant au sein des FDS.

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