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Selon ce discours, la participation des diverses composantes au pouvoir se concrétiserait par la présence de membres de chacune d’entre elles à des postes élevés de l’État, et il irait de soi, dans le cas de la Syrie, que cette participation soit proportionnelle, ne fût-ce qu’implicitement et officieusement, à l’importance numérique de chacune de ces composantes au sein de la population. Cette affirmation soulève néanmoins quelques questions simples : comment pouvons-nous déduire de la simple présence d’une personne au pouvoir que le groupe dont elle est issue participe effectivement à l’exercice du pouvoir ? Est-il, préalablement à cela, permis de croire que les membres d’un même groupe partagent forcément les mêmes intérêts et la même identité politique, en sorte que celui-ci pourrait s’exprimer via un ou plusieurs représentants ? Et même à supposer qu’il en soit ainsi, qu’est-ce qui obligerait le « représentant » d’un groupe donné à être fidèle à cette identité politique et à ces intérêts ? N’est-il pas raisonnable de penser qu’il fera preuve d’une plus grande loyauté envers l’autorité qui l’a choisi et l’a nommé, quelles que soient les orientations politiques de celle-ci ? Par ailleurs, qu’est-ce qui nous empêcherait de trouver, au sein du gouvernement, des gens ouverts d’esprit et intègres qui auraient à cœur le bien commun et serviraient les intérêts de cette communauté bien qu’ils n’en soient pas issus, au même titre que ceux des autres communautés ? En effet, nous avons vu par le passé, et voyons encore aujourd’hui des Syriens s’opposer avec sincérité et sens des responsabilités aux autorités lorsque celles-ci exercent une forme de discrimination à l’encontre d’un groupe donné, sans pour autant appartenir à ce groupe de par leur naissance ; et nous avons également vu l’inverse.
Pour que le lien entre l’origine d’une personne et son rôle représentatif au sein de l’État soit valide, il serait nécessaire de convertir la présence dans la société du groupe dont elle est issue en une institution représentant les « membres » de ce groupe auprès de l’Etat. Cela impliquerait l’existence d’un mécanisme spécifique visant à sélectionner des « représentants » au sein des différents groupes, de sorte que chacun de ces derniers, et non les pouvoirs publics, puisse choisir celui qui le représentera au gouvernement, et que ce dernier endosse à son tour une responsabilité à son endroit. Dans un tel cas de figure, les différentes composantes se partageraient le pouvoir, et nous nous retrouverions face à un État à plusieurs têtes, un État constitué de plusieurs communautés dépourvues d’identité nationale. La Syrie n’a pas encore atteint ce niveau de désintégration, mais à en juger par la ligne générale suivie par le nouveau pouvoir, telle est la direction dans laquelle elle s’engage. Il serait à vrai dire dans l’intérêt du pouvoir en question de maintenir la situation hybride qui prévalait sous l’ancien régime, autrement dit de mener une politique au sein de laquelle la participation des différentes composantes n’est qu’une façade et où le pouvoir réel est détenu par un noyau dur bien identifié. Toutefois, il semble clair que le pouvoir actuellement en place à Damas n’a pas l’ouverture d’esprit suffisante pour accepter ne fût-ce qu’un simulacre de présence des divers groupes de population aux hautes fonctions de l’État, ni même la participation de leurs membres au sein du système bureaucratique, de l’armée et des appareils sécuritaires d’État.
Quoi qu’il en soit, le fait de ne pas institutionnaliser la représentation des différentes communautés - comme c’est le cas au Liban, par exemple - rend leur participation si illusoire qu’elle en devient grotesque. Ce qui ne signifie pas, du reste, que le Liban soit mieux loti puisqu’à l’inverse, l’institutionnalisation du communautarisme a transformé l’État libanais en témoin impuissant de conflits civils incessants -situation qu’on ne peut envier aux Libanais et que les Syriens, selon nous, ne souhaitent pas.
Si à l’époque du clan Assad la participation des diverses composantes était purement formelle, il ne semble pas que ceux qui revendiquent aujourd’hui un tel type de représentation aient conscience de cette réalité, une telle revendication étant à leurs yeux patriotique et rationnelle en comparaison avec la logique du pouvoir post-Assad et à son recours à la marginalisation brutale. Dans cette optique, on peut dire que la réalité syrienne a toujours été hybride, combinant un discours officiel axé sur la citoyenneté (avec des propos sur le peuple, l’identité nationale, l’égalité, etc.) et une conception communautariste qui distingue les responsables selon leurs origines, de sorte que la présence d’un ministre chrétien au sein du gouvernement, par exemple, est considérée comme une participation chrétienne. La réalité syrienne hybride fait coexister la forme d’un État moderne avec un parlement, un système judiciaire, une constitution, des institutions étatiques, etc. et le souci de représenter des groupes de population qui n’ont pas de raison d’être, en tant que tels, dans le cadre d’un État moderne. Dans cette réalité hybride et incohérente, les Syriens ne sont pas égaux sur le plan juridique en tant que citoyens, un élément extrinsèque intervenant à ce niveau : celui de leur origine communautaire. Ainsi, tout titulaire de la nationalité syrienne, par laquelle il se distingue en dehors de la Syrie, possède également une autre « nationalité », de nature« communautaire », qui le caractérise à l’intérieur de la Syrie et lui confère des droits différents selon son origine. Telle est la situation installée depuis longtemps dans le pays, à tel point que ceux qui prônent une constitution où la religion du chef de l’État serait fixée de manière à exclure constitutionnellement une partie non négligeable de la population de cette fonction n’ont aucun scrupule à parler de citoyenneté, d’égalité et de rejet de la discrimination sur base confessionnelle, etc. Cette réalité hybride et incohérente est devenue si habituelle en Syrie qu’elle ne suscite plus aucune attention.
Le caractère hybride de la réalité syrienne a toujours été une source de souffrance refoulée pour les Syriens, qui vivent dans les faits une discrimination structurelle fondée sur la confession, l’ethnie, etc. enrobée dans le mensonge de l’égalité, de la citoyenneté et de la modernité. Ils ne pourront s’extraire de cette situation qu’en suivant l’une des deux voies suivantes : la première – celle du salut – les mènera vers un État moderne, qui considère l’individu indépendamment de son appartenance génétique et repose sur le principe de la citoyenneté, de sorte que les Syriens seraient réellement égaux au regard de la Constitution et des lois ; quant à la seconde – celle de la perdition -, elle les mènera vers un État où le pouvoir sera partagé entre les différentes composantes, considérées comme des entités institutionnelles et devenant dès lors des blocs solides qui ne se fondront pas dans l’État, mais tendront à former des États dans l’État, avec pour résultat que la relation de l’individu à l’État passera par sa relation avec la communauté dans laquelle il est né.
Rateb Shabo
• Traduit et revu pour ESSF par Samuel Gross et Pierre Vandevoorde.
Source - Al Araby, 30 novembre 2025.
• Al Araby est un site arabophone installé à Londres.











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