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Carmen (1875)

Au XIXe siècle (et pas seulement durant ce siècle, faut-il le préciser), le statut juridique des femmes est nettement inférieur à celui des hommes. La personne de sexe féminin est consacrée subordonnée au Pater familias. Le Code Napoléon précise même ceci : «  La femme doit obéissance à son mari  ».

Au XIXe siècle, un nouveau mot est créé en vue de nommer un mouvement social et politique qui revendique l’égalité entre les hommes et les femmes : le féminisme. Lors du soulèvement de la Commune de Paris, en 1871, les femmes se regroupent au sein de l’Union des femmes pour la défense de Paris. Elles jouent un rôle très actif pendant cette grande période d’agitation insurrectionnelle qui va du 18 mars au 25 mai 1871. Durant sa brève existence, la Commune procède à l’adoption de réformes progressistes exposées dans la « Déclaration au peuple français » du 19 avril 1871 qui, pour l’essentiel, vise une décentralisation de la République et l’attribution des droits suivants à toutes les communes (c’est-à-dire le pouvoir politique municipal) de France : vote du budget communal ; organisation de la magistrature ; de la police ; de l’enseignement ; recrutement de tous les fonctionnaires par élection ou concours ; administration des biens appartenant à la commune ; garantie absolue de la liberté individuelle ; de la liberté du commerce ; de la liberté du travail ; intervention permanente des citoyens dans les affaires de la commune et organisation de la garde nationale par l’élection des chefs[1]. Ce que les leaders de la Commune de Paris de 1871 tentent de mettre en place se résume à ceci : détruire la société et le gouvernement traditionnels et les remplacer par une société nouvelle visant non plus « le gouvernement des hommes », mais « l’administration des choses par les hommes eux-mêmes », selon la terminologie révolutionnaire anarchiste et socialiste utopique de l’époque. Marx voit dans la Commune de Paris la première véritable révolution prolétarienne autonome. Cet événement historique confirme au départ l’émergence du mouvement ouvrier et de son idéal politique de la création d’une République sociale et montre également la détermination des femmes surnommées les « pétroleuses »[2] de voir enfin se réaliser l’égalité politique et sociale entre les hommes et les femmes. Le 21 mai 1871, le gouvernement de Thiers lance ses troupes armées versaillaises à l’assaut de Paris. S’ouvre alors ce qui est connu dans l’histoire comme la « Semaine sanglante » qui va du dimanche 21 au dimanche 28 mai 1871. Le nombre de personnes exécutées sera très élevé. Entre 15 000 à 25 000, selon les différentes sources consultées. En 1872, le président de la République Adolphe Thiers déclare ceci : « La République sera conservatrice ou ne sera pas ». Au lendemain de la Commune de 1871, un nouvel ordre moral se met en place : celui de la majorité conservatrice. Ce nouvel ordre vise une chose : effacer toute trace des passions qui ont conduit à l’insurrection de la Commune de Paris. Quatre années après l’écrasement sanguinaire de la Commune de 1871, le compositeur George Bizet et le librettiste Prosper Mérimée proposent au public parisien un opéra qui fera scandale en raison des sujets abordés dans cette œuvre (meurtres, vols, mensonges, contrebande, prostitution et surtout l’amour libre). Il s’agit de l’œuvre musicale et théâtrale Carmen dont nous allons vous entretenir au cours des prochaines lignes.

Résumé de l’opéra Carmen

Carmen est un opéra-comique en quatre actes qui a été composé entre 1873 et 1875. La fin est tragique.

Carmen est une jeune bohémienne aguichante et séductrice. C’est une femme libre au tempérament rebelle. Elle est à l’origine d’une bagarre dans la manufacture de tabac où elle travaille. Le brigadier Don José est chargé de la mener en prison. Il tombe sous son charme et la laisse s’échapper. Pour l’amour de Carmen, il va tout abandonner : d’abord sa fiancée Micaëla et ensuite son métier. Il va rejoindre les contrebandiers qui se cachent dans la montagne. Don José sera littéralement dévoré par la jalousie. Carmen va se lasser de lui et elle choisira de se laisser charmer par nul autre que le célèbre torero Escamillo.

L’histoire se déroule à Séville, en 1820.


Acte I – Sur la grande place de Séville.

Carmen est une ouvrière gitane qui charme tous les hommes, dont le brigadier Don José qui est fiancé à la blonde Micaëla. Après avoir provoqué une bagarre, Carmen doit être emprisonnée. Sur l’ordre du lieutenant Zunina, Don José l’arrête. Mais Don José la laisse s’enfuir.

Acte II – Dans la taverne de Lillas Pastia.

Dans ce repère de la pègre, Carmen passe du bon temps. C’est à cet endroit qu’elle séduit le « toreador » Escamillo. Don José intervient et une nouvelle bagarre éclate. Carmen reproche à Don José de ne pas tout plaquer pour elle. Ce qu’il fait et part avec les contrebandiers.

Acte III – Dans la montagne.

C’est la fin de la lune de miel pour les deux amants maintenant devenus contrebandiers. Carmen ne peut plus voir Don José. Il faut savoir que « Les amours de Carmen ne durent pas six mois. » Une scène éclate entre Carmen, lasse de la jalousie de Don José et celui-ci est maintenant rongé par les remords de n’être plus un honnête homme. Son ex-fiancée, la blonde Micaëla le rejoint dans la montagne. Elle lui annonce que sa mère est mourante et réclame sa présence auprès d’elle. Carmen pousse Don José à partir. Il accepte de suivre Micaëlla qui lui confie qu’elle est prête à tout pour le reprendre ! À contrecœur, Don José cède sa place au célèbre et populaire torero Escamillo. Il jette un dernier regard à Carmen en lui disant, sur un ton menaçant : « Nous nous reverrons ».

Acte IV – Devant les arènes de Séville.

Une foule bigarrée s’anime sur la place en attendant le début de la corrida. La procession défile puis arrive Escamillo avec Carmen à son bras. Le torréador Escamillo est sur le point d’entrer dans l’arène : Carmen sera à lui s’il sort vainqueur de la corrida. La foule pénètre alors dans les arènes. Frasquita et Mercédès mettent en garde Carmen de la présence de Don José. Carmen refuse de fuir, elle reste seule face à Don José. Celui-ci, hagard, dépressif et désespéré, la supplie de recommencer une autre vie avec lui. Mais Carmen, sur un ton catégorique et repoussant lui dit : « Non je ne t’aime plus ». Malheureux, il gémit : « Mais moi Carmen je t’aime encore ». En naufragé, il s’accroche à elle. De l’arène, monte des acclamations pour Escamillo. Carmen veut entrer, mais Don José lui barre l’accès. Elle le brave en lui disant : « Eh bien ! Frappe-moi donc, ou laisse-moi passer ! » Elle jette par terre la bague que Don José lui avait donnée. C’en est trop pour lui. Profondément troublé, il la poignarde. Carmen s’effondre lentement à ses pieds, et alors que la foule, Escamillo entête, sort de l’arène, Don José s’écroule sur le corps de Carmen avant de se rendre à la police.

Conclusion

Carmen est une œuvre lyrique toujours populaire. Elle est chantée et représentée dans plusieurs langues. Elle suscite de nouvelles interprétations et de nouvelles mises en scène qui, dans certains cas, font encore scandale aujourd’hui.

https://www.francemusique.fr/opera/carmen-de-bizet-une-histoire-de-scandales-59733 . Consulté le 1er janvier 2021.

Pour notre part nous retenons de cette œuvre Carmen que c’est de l’émotion, de l’amour, des trahisons, des hors-la-loi et un crime passionnel, un féminicide. Il s’agit d’un opéra présenté pour la première fois en 1875 dans un contexte d’affirmation de ce nouvel ordre moral qui s’affirme et domine au lendemain de l’écrasement de la Commune de Paris de 1871. À ce moment, ce sont les monarchistes et les catholiques qui gouvernent et imposent leur ordre à la France. Il faut, selon eux, éliminer et éloigner le spectre de la Commune de 1871. La gauche radicale est invitée à fréquenter la messe du dimanche matin au lieu des cabarets et des cafés. Les fonctionnaires qui ont osé sortir du rang sont révoqués. Dans un tel contexte de morale étouffante, une femme libre de corps et d’esprit choque certaines spectatrices et certains spectateurs. La mort sur scène d’une femme qui pratique l’amour libre froisse certaines personnes étroites d’esprit. Le personnage de Carmen sera sévèrement attaqué. Le journaliste Oscar Commettant écrira, dans le journal Le Siècle, ce qui suit : «  c’est une Carmen absolument enragée. Il faudrait la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanche effrénés en l’enfermant dans une camisole de force après l’avoir rafraîchie d’un pot à eau versé sur la tête ». Nietzsche aurait pour sa part écrit : « Cette oeuvre vaut pour moi un voyage en Espagne. [...] C’est un exercice de séduction, irrésistible, satanique, ironiquement provoquant. C’est ainsi que les anciens imaginaient Eros. Je ne connais rien de semblable en (musique) ».

https://www.francemusique.fr/opera/tout-ce-que-vous-avez-toujours-voulu-savoir-sur-carmen-de-bizet-34978. Consulté le 1er janvier 2021.

Nous partageons l’interprétation de Nietzsche au sujet de cet opéra de Bizet. Et c’est ainsi qu’il arrive parfois qu’une situation politique se métamorphose, en partie, en œuvre artistique. Voilà pourquoi l’art persiste dans sa mission de faire vivre et respirer la passion !

Yvan Perrier

1er janvier 2021

12h30

yvan_perrier@hotmail.com

Annexe 1

DECLARATION DE LA COMMUNE DE PARIS.

Au Peuple Français, Dans le conflit douloureux et terrible qui impose une fois encore à Paris les horreurs du siège et du bombardement, qui fait couler le sang français, qui fait périr nos frères, nos femmes, nos enfants écrasés sous les obus et la mitraille, il est nécessaire que l’opinion publique ne soit pas divisée, que la conscience nationale ne soit point troublée.

Il faut que Paris et le pays tout entier sachent quelle est la nature, la raison, le but de la révolution qui s’accomplit. Il est juste, enfin, que la responsabilité des deuils, des souffrances et des malheurs dont nous sommes les victimes, retombe sur ceux qui, après avoir trahi la France et livré Paris à l’étranger, poursuivent avec une aveugle et cruelle obstination la ruine de la grande Cité, afin d’enterrer, clans le désastre de la République et de la Liberté, le double témoignage de leur trahison et de leur crime.

La Commune a le devoir d’affirmer et de déterminer les aspirations et les voeux de la population de Paris ; de préciser le caractère du mouvement du 18 mars, incompris, inconnu et calomnié par les hommes politiques qui siègent à Versailles.

Cette fois encore Paris travaille et souffre pour la France entière, dont il prépare, par ses combats et ses sacrifices, la régénération intellectuelle, morale, administrative et économique, la gloire et la prospérité. Que demande-t-il ?

 La reconnaissance et la consolidation de la République, seule forme de gouvernement compatible avec les droits du peuple et le développement régulier et libre de la société.

L’autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les localités de la France et assurant à chacune l’intégralité de ses droits, et à tout Français le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes, comme homme, citoyen et travailleur.

L’autonomie de la Commune n’aura pour limites que le droit d’autonomie égal pour toutes les autres communes adhérentes au contrat, dont l’association doit assurer l’Unité française.

Les droits inhérents à la Commune sont :

Le vote du budget communal, recettes et dépensés ; la fixation et la répartition de l’impôt, la direction des services locaux, l’organisation de la magistrature, de la police intérieure et de l’enseignement, l’administration des biens appartenant à la Commune.

Le choix par l’élection ou le concours, avec la responsabilité et le droit permanent de contrôle et de révocation des magistrats ou fonctionnaires de tous ordres.

La garantie absolue de la liberté individuelle, de la liberté de conscience et de la liberté du travail.

L’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées, la libre défense de leurs intérêts : garanties données à ces manifestations par la Commune, seule chargée de surveiller et d’assurer le libre et juste exercice du droit de réunion et de publicité.

L’organisation de la défense urbaine et de la garde nationale, qui élit ses chefs, et veille seule an maintien de l’ordre dans la cité.

Source :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55073739.textePage.f4. Consulté le 1er janvier 2021.

BIBLIOGRAPHIE

Batta, Andras. 2000. Opéra : Compositeurs, Œuvres, Interprètes. Madrid : Könemann, p. 54-63.

Brisson, Élisabeth. 2014. Opéras mythiques. Paris : Ellipses poche, p. 479-545.

Colon, David. 2013. L’histoire du XIXe siècle en fiches. Paris : Ellipses, p. 244-246 et 306-308.

Duault, Alain. 2016. Dictionnaire amoureux illustré de l’Opéra. Paris : Plon / Gründ, p. 60.

Kobbé, Gustave. 1999. Tout l’opéra : Dictionnaire de Monteverdi à nos jours. Paris : Robert Laffont, p. 73-77.

Liebermann, Rolf. 1977. Dictionnaire chronologique de l’Opéra de 1597 à nos jours. Paris : Ramsay/Livre de poche, 301-302.

Marx, Karl. 1968. La guerre civile en France 1871. Paris : Éditions sociales, 128 p.

Mourre, Michel. 2006. Le petit Mourre : Dictionnaire d’Histoire universelle Paris : Bordas, p. 310-312.

Pogue, David, Scott Speck et Claire Delamarche. 2011. L’opéra pour les nuls. Paris : First éditions, p. 145–148.

Rey, Alain. 1993. Le Robert : Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Dictionnaire Le Robert, p. 786.

Tranchefort, François-René. L’opéra : 2. De Tristan à nos jours. Paris : Éditions du Seuil, p. 36-40.

[1] Nous vous invitons à consulter l’Annexe 1.

[2] Les « pétroleuses » est le terme utilisé pour qualifier ces femmes qui ont été accusées d’avoir employé du pétrole pour allumer des incendies lors des journées sanglantes durant lesquelles la Commune de Paris a été écrasée par les troupes de Versailles.
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Je viens d’apprendre le décès de Léa Laurence Fontaine (1972-2021). Elle était professeure en sciences juridiques à l’UQAM. Léa était incontestablement une grande spécialiste en droit du travail.

Le 3 janvier 2021, à 12:22 · elle écrivait sur son mur Facebook :

« « Le désespoir, c’est presque la destitution de l’âme. Les très grands esprits seuls résistent. » Victor Hugo. »

Repose en paix Léa.

Vendredi le 8 janvier 2021.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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