Édition du 23 avril 2024

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Canada

Entrevue avec la Ligue des droits et libertés suite à l’adoption de la loi C-51

Comment organiser la résistance à cette loi liberticide ?

1. Quelles sont les raisons qui ont été données par le gouvernement Conservateur pour justifier l’adoption de la loi C-51 ?

Le gouvernement a profité du climat de peur, qu’il a lui même entretenu suite au meurtre de deux soldats canadiens à Saint-Jean sur Richelieu et à Ottawa au mois d’octobre dernier, pour déposer le projet de loi C-51. Il n’a jamais expliqué pourquoi les pouvoirs existants étaient insuffisant pour prévenir de tels gestes et en quoi ces nouveaux pouvoirs étaient nécessaires. Les deux meurtres, commis par des individus isolés, ont été utilisés pour tenter de faire croire aux canadiens que le Canada tout entier était sous attaque et pour justifier la campagne militaire du Canada contre l’État islamique en Irak.

2. Quels sont les mécanismes de contrôle le gouvernement a-t-il mis en place pour éviter les dérapages possibles suite à l’adoption de la loi C-51 ?

Le gouvernement n’a prévu aucun mécanisme pour protéger la population d’abus dont elle pourrait être victime. Le problème n’est pas nouveau, il ne fait qu’empirer. En 2006, le juge O’Connor, dans son rapport sur la déportation vers la torture de Maher Arar, avait souligné le manque flagrant de mécanisme global pour surveiller les agissement de l’ensemble des agences impliquées dans les activités de sécurité et de renseignement. Malgré les appels pressant de nombreux secteurs de la société, dont des anciens premiers ministres et juges de la Cour suprême, le gouvernement a systématiquement refusé de mettre sur pied ce mécanisme de surveillance des agences.

3. Quels changements effectifs a l’adoption de la loi C-51 sur les libertés des citoyens et citoyennes au Canada ? Et pourquoi l’adoption de cette loi soulève-t-elle de nombreuses inquiétudes ?

Plusieurs lois et mesures liberticides ont été adoptées après la loi anti-terroriste C-36 en 2001, mais C-51 est sans aucun doute la plus importante. Ce projet de loi contient de nombreuses mesures qui portent atteinte à nos libertés. D’abord il amende la loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) afin de lui permettre de mener des actions, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Canada, contre des activités qui représentent une menace à la sécurité du Canada. En donnant le pouvoir au SCRS de prendre des mesures, même illégales et en violation de la Charte, « pour réduire une menace envers la sécurité du Canada », C-51 nous ramène 40 ans en arrière quand la GRC volait les listes de membres du PQ, brulait une grange, émettait des faux communiqué du FLQ... pour contrer la menace séparatiste.

De plus, sous prétexte « de protéger le Canada contre des activités portant atteintes à la sécurité du Canada » C- 51 permet un partage sans précédent de l’ensemble des renseignements personnels détenus par tout ministère. Des informations jusqu’à maintenant protégées (Agence du revenu du Canada, Santé Canada, informations sur des jeunes détenues par différents ministères...) pourraient être mises en commun avec, par exemple, des informations sur les déplacements à l’étranger de tous les canadiens détenus par l’Agence des services frontaliers pour tracer des profils de personnes représentants une menace. Tous les canadiens seront pris dans les mailles de ce filet.

Un des volets de ce filet est la liste des personnes interdites de voyager par avion. Cette liste a été mise en place en 2006 par voie règlementaire, sans débat parlementaire. C-51 a pour effet de rendre la procédure encore plus Kafkaïenne pour la personne ciblée qui conteste son inscription sur la liste.

Le projet de loi C-51 élargit démesurément les circonstances permettant la détention préventive, affaiblit le degré de preuve nécessaire, allonge la durée possible de cette détention qui passe de 72 heures à 7 jours, durcit les conditions de libération, le tout sans inculpation pour une infraction criminelle. Il suffira, pour justifier une telle détention, qu’un agent de la paix ait des motifs raisonnables de croire à la possibilité qu’une activité considérée comme « terroriste » soit entreprise et que l’arrestation aura vraisemblablement pour effet d’empêcher que l’activité terroriste ne soit entreprise.

Finalement, le projet de loi C-51 propose la création d’une nouvelle infraction, soit de « préconiser ou fomenter la perpétration d’infractions de terrorisme en général » ou encore, il propose la saisie et la destruction de matériel de propagande terroriste dont les définitions sont là aussi de portée très large et ambiguë. Cette nouvelle infraction, qui n’est pas sans rappeler la Loi du Cadenas de Maurice Duplessis, risque de miner la liberté d’expression par un effet d’autocensure.

4. Des critiques ont parlé de criminalisation des mouvements sociaux d’opposition (mouvements écologiste, syndical, populaire, autochtone...) Ces critiques vous paraissent-elles justifiées ? Expliquez pourquoi ?

La criminalisation des mouvements sociaux d’opposition n’est pas nouvelle et C-51 donnera plus de moyens de répression aux forces de l’ordre. Dans sa politique antiterroriste de février 2012, le gouvernement canadien associe explicitement les mouvements écologistes, autochtones à des menaces à la sécurité.

Des documents rendus publics ont révélé que 800 manifestations et événements ont fait l’objet de surveillance de la part d’agences et de départements du gouvernement canadien depuis 2006. Les événements en question sont de nature très variée : manifestation syndicale, colloque universitaire sur l’histoire du colonialisme et les relations raciales au Canada, vigile pour les femmes autochtones disparues, forum public sur les sables bitumineux, atelier sur la désobéissance civile, manifestation de pêcheurs dans les maritimes. Des mouvements plus larges comme Idle No More, le mouvement étudiant québécois et le mouvement Occupy ont également été l’objet de surveillance.

5. Y a-t-il des secteurs de la population qui sont particulièrement visés par la loi C-51 ?

Les mouvements qui s’opposent aux vaches sacrées des conservateurs sont particulièrement visés. En tout premier lieu, ceux qui s’opposent aux projets pétroliers du gouvernement : groupes environnementaux, autochtones et mouvements citoyens.
L’autre mouvement qui a tout a craindre, même s’il n’a rien à se reprocher(!), est le mouvement Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS) qui appelle à des sanctions contre Israël pour l’amener à respecter les droits des palestiniens et les résolutions des Nations Unies sur la Palestine. Le projet de loi C-51 permet de cibler les personnes qui porte atteinte à la sécurité d’un autre État et le Canada a signé un protocole d’entente avec Israël qui associe la campagne BDS à de l’antisémitisme.

6. La Ligue des droits et libertés appelle à l’abrogation de cette loi ? Pourquoi ?

Nous nous opposons non seulement à l’adoption de cette loi. Nous demandons également l’abrogation de la Loi antiterorriste C-36 de 2001 et des autres mesures liberticides qui ont été adoptées depuis. Les mesures antiterroristes adoptées depuis 2001 ont entrainé de sérieuses violations de droits. Des canadiens comme Maher Arar, Abdullah Almalki, Ahmad El Maati et Muayyed Nureddin ont été déportés, arrêtés à l’étranger et torturés, d’autres se sont trouvés sur des listes d’interdiction de prendre l’avion ou bloqués aux frontières.

Nous maintenons que ces mesures sont inutiles et dangereuses. Les crimes associés au terrorisme étaient déjà inscrits au Code criminel avant 2001 et les personnes condamnées depuis 2001, comme les 18 de Toronto, l’ont été à la suite de procédures criminelles conventionnelles.

7. De nombreuses organisations se sont opposées à l’adoption de cette loi. Une campagne comme Opération liberté cherchant à faire un vaste travail d’éducation populaire et à mobiliser largement autour du retrait de cette loi ou de son application ne devrait-elle pas être mise de l’avant ?

Il y a eu une grande campagne à travers le Canada contre C-51. 190 000 personnes ont signé la pétition stopC51.ca. Quatre anciens premiers ministres, cinq anciens juges de la Cour suprême et douze commissaires à la vie privée du Canada et des provinces se sont prononcés contre.Au Québec, en 24 heures, plus de 100 organisations ont répondu à l’appel de la Ligue des droits et libertés et de la CSN et ont signé une déclaration demandant aux députés fédéraux de voter contre C-51 et à l’Assemblée nationale du Québec de se prononcer contre. Les campagnes ont porté fruit. Alors que 82% de la population appuyait C-51 en février, 56% s’y opposait en avril. L’opposition atteignait 75% dans le groupe des 18-34 ans.

8. Quel a été l’alignement des différents partis politiques au moment du vote de cette loi ? Dans le cadre des élections fédérales qui viennent, pensez-vous qu’il est important que la loi C-51 devienne un enjeu électoral ? Comment pensez-vous intervenir pour favoriser qu’il en soit ainsi ?

Le parti Libéral a appuyé le projet de loi C-51. Le Nouveau parti démocratique et le parti vert se sont opposés. Le bloc québécois qui s’était prononcé en faveur de C-51 en février s’est ravisé et a voté contre en avril.

9. Au niveau des effets possibles de l’application de cette loi, quel travail de vigilance et quelles initiatives devraient être prises tant par la LDL que par les organisations sociales pour parer à l’arbitraire qui pourraient découler de la loi C-51 ?

La pire chose serait de se laisser intimider par ces mesures. Les mouvements sociaux doivent continuer de se mobiliser pour la justice sociale et la défense des droits. Il faut continuer de dénoncer ces mesures et faire preuve de solidarité avec ceux qui en font les frais. Il faut continuer d’informer la population pour contrer le discours de peur du gouvernement et montrer que la soit disant « guerre au terrorisme » ne nous apporte pas plus de sécurité, seulement moins de libertés.

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