Édition du 23 avril 2024

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Débats

Comment woke est devenu un gros mot

Chaque semaine, Courrier international explique ses choix éditoriaux et les débats qu’ils suscitent parfois au sein de la rédaction. Dans ce numéro, nous décryptons la façon dont le terme “woke” a été détourné de son sens dans le débat politique, aux États-Unis et en Europe, notament en France. Désigne-t-il encore une prise de conscience de l’injustice sociale et du racisme ? Ou est-il une caricature des idées et politiques “inclusives” d’une partie de la gauche, comme le dénoncent ses détracteurs conservateurs, qui s’en servent comme d’une insulte ? L’état du débat dans la presse étrangère.

Tiré de Courrier international.

Qui a peur du grand méchant woke ? De quoi ce mot est-il encore le nom ? Ou plutôt était-il le nom ? À force d’entendre à la moindre occasion les conservateurs américains – mais aussi désormais une partie de la classe politique française, jusqu’au gouvernement – crier au ‘wokisme’, on finit par s’y perdre. C’est pour tenter d’y voir un peu plus clair en ces temps de polarisation extrême que nous avons choisi de monter ce dossier avec des points de vue contradictoires et, nous l’espérons, suffisamment éclairants. Histoire aussi de dépassionner le débat, si tant est qu’il y ait encore un débat.

L’an dernier, nous avions consacré une une à la cancel culture : “A-t-on encore le droit de ne pas être d’accord ?” (CI n°1557, du 3 au 9 septembre 2020). Ce dossier en est d’une certaine façon le prolongement. De quoi parle-t-on aujourd’hui ? “Si le débat sur le courant woke est si stupide, c’est d’abord parce que personne n’est d’accord sur le sens de ce mot”, écrit Simon Kuper dans l’article du Financial Times qui clôt ce dossier. Le journaliste britannique, habitué de nos colonnes, y défend une approche nuancée du sujet, “une troisième voie”, comme il l’écrit. Une façon de voir les choses assez rare en ce moment, du moins dans son expression.

Dans le Washington Post, Eugene Robinson s’agace au contraire de la façon dont le mot “woke” a évolué pour n’être désormais, selon lui, qu’une coquille vide dont personne ne se revendiquerait plus :

  • Comme tant d’autres néologismes qui se diffusent dans la société, ‘woke’ est né dans la communauté africaine-américaine. […] Bien qu’il dérive du mot ‘awake’ [littéralement “éveillé”], sa définition a toujours été un peu floue. Être ‘woke’ signifiait au départ avoir conscience de l’injustice sociale et du racisme.”

Mais voilà, selon le chroniqueur progressiste, aujourd’hui, ce sont les politiques de droite qui s’en servent pour diaboliser les démocrates et les progressistes en général et empoisonner le débat sur l’histoire coloniale, les inégalités sociales ou les questions de genre.

La droite est loin d’être la seule responsable de ce dévoiement, avance David Brooks dans The New York Times : à terme, c’est cette gauche, qui stipule que “la société est un champ de bataille entre oppresseurs et opprimés et que l’identité d’une personne est principalement le reflet de l’identité d’un groupe”, qui en fera les frais. Pour ce chroniqueur conservateur, le Parti démocrate est surtout devenu le parti de l’élite, notamment dans la culture. Et cela ne va pas sans résistance.

Droitisation d’une large partie du discours politique, polémique autour de l’introduction dans Le Robert du simple pronom “iel”… si le débat sur le wokisme trouve un si large écho en France, expliquait récemment Politico, c’est qu’ici la résistance est une affaire menée depuis le sommet de l’État. “Bienvenue sur la nouvelle ligne de front de la guerre contre le mouvement woke”, pouvait-on lire dans l’édition européenne du site américain à propos du lancement du think tank Le Laboratoire de la République par Jean-Michel Blanquer. Comme si, ironise le site, pour se protéger d’un nouveau virus venu des États-Unis, la France était prédestinée à trouver un vaccin : à savoir, “l’héritage universaliste des Lumières”.

Le débat est sans doute plus complexe. Et le contexte électoral a certainement accentué les choses. Pour Politico, la détermination d’Emmanuel Macron s’expliquerait par le fait qu’il ne peut plus ignorer l’importance prise, à quelques mois de la présidentielle d’avril 2022, par Éric Zemmour, qui a fait des attaques contre le politiquement correct et les minorités en général un de ses fonds de commerce.

Éric Zemmour est désormais candidat, dans les conditions que l’on sait. Son premier meeting à Villepinte a donné le ton d’une campagne fondée sur l’intolérance et la haine. Il ne deviendra sans doute pas président, écrit un journaliste britannique sur le site Reaction. “Quand Zemmour perdra, en avril prochain, écrit-il, ce sera d’abord et avant tout à cause de sa position sur les femmes et le féminisme. De la même manière, il voit dans l’homosexualité une aberration mise en avant par les publicitaires du XXe siècle, désireux d’exploiter un nouveau marché. Il est opposé au mariage pour tous et raille les revendications des transgenres.” Mais il va profiter de la campagne “pour réveiller les instincts les plus enfouis de l’Hexagone”.

Face à cette menace, il est temps plus que jamais de faire entendre les voix de tous ceux qui se battent contre les discriminations.

Ainsi que le dit Simon Kuper, qui cite un professeur de sciences politiques :

  • Dans ce débat, il faut garder deux idées simples en tête, à savoir : la liberté d’expression est essentielle, mais il est tout aussi essentiel de comprendre que certaines personnes sont historiquement désavantagées en raison de leur identité. Ce n’est pas plus compliqué que ça.”

Claire Carrard

Claire Carrard

Auteure pour le Courrier international.

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