Édition du 16 avril 2024

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États-Unis

« De l'huile sur le feu : l'auteur Greg Muttitt parle du pétrole, des politiques dans l'Irak occupé et du printemps arabe

DEMOCRACY NOW, 16 juillet 2012,
Traduction, Alexandra Cyr

Amy Goodman : (…) Un nouveau rapport du gouvernement américain révèle que la majorité de l’argent fournie par les contribuables de ce pays et utilisée dans l’opération de reconstruction en Irak aurait probablement été gaspillée. C’est ce que déclare l’Office of the Special Inspector General for Iraq Reconstruction Funds, dans ce qu’il intitule son dernier rapport de vérification. Il signale en particulier des faiblesses dans la comptabilité qui « mettent des milliards de fonds publics à risque de pertes ou de mauvaise affectation », dans ce qui est le plus grand projet de reconstruction de cette sorte dans l’histoire américaine. Il souligne qu’il se peut bien que l’ampleur des montants ainsi disparus dans la fraude ou la perte sèche ne soit jamais être connue.

Alors que l’Irak se débat pour se sortir des effets de l’invasion de 2003 et de l’occupation qui s’en est suivie, son secteur pétrolier prend vite de l’ampleur. En juin la production irakienne a rejoint celle de l’Iran pour la première fois depuis 20 ans. L’Irak a produit un peu moins de 3 millions de barils par jour durant ce mois ce qui la situe en deuxième position, derrière l’Arabie Saoudite. L’agence de nouvelles Bloomberg rapporte que l’augmentation du rythme de production de l’Irak suit les investissements faits par les compagnies étrangères comme Exxon Mobil et BP ; elles développent de nouveaux champs pétroliers et améliorent ceux existants.

Pour discuter de cette question, nous interviewons Greg Muttitt, auteur d’un nouveau livre : Fuel on the Fire : Oil and Politics in Occupied Irak. Dans ce livre, l’auteur explique comment les intérêts liés au pétrole ont joué un rôle crucial dans l’invasion de ce pays. M. Muttitt est l’ancien codirecteur du groupe britannique Platform qui se consacre aux effets de l’industrie pétrolière sur l’environnement et sur les humains.
(…)
G.Muttitt, parlez-nous du contenu de votre livre qui sort après environ 10 ans de recherche sur les raisons obscures de l’invasion de l’Irak.

G.M.  D’accord. Prenons, les deux éléments de nouvelles que vous venez de présenter : le rapport de l’inspecteur spécial du gouvernement américain qui divulgue l’énormité de la corruption et le fait que la production pétrolière iraquienne ait rejoint celle de l’Iran. Ces deux éléments sont interconnectés. Nous avons vu que depuis que les multinationales du pétrole sont en Irak, c’est-à-dire depuis deux ans environ, la corruption a envahi le secteur. Au lieu d’apporter de la transparence et de l’éthique dans les affaires, comme on nous l’avait dit, elles ont mis en place les conditions pour plus de corruption. Depuis 2003 et le début de la guerre, j’ai suivi de près ce qui arrivait dans la filière pétrolière. J’ai travaillé étroitement avec les syndicats des travailleurs iraquiens du pétrole en particulier et avec d’autres groupes de la société civile. Alors, il est facile d’imaginer que ce que je raconte dans mon livre est bien différent de ce que le gouvernement veut bien nous faire croire.

A.G. : Vous dites que l’industrie fait la promotion de la corruption ; comment cela se peut-il ?

G.M. : Depuis 2010, d’énormes sommes ont été injectées en Irak par des compagnies comme BP et Exxon Mobil presque complètement à l’insu des agences gouvernementales qui doivent superviser ces activités. Il existe deux enquêtes sur la corruption : une qui s’occupe des pots de vin dans les entreprises pétrolières occidentales qui opèrent en Irak. L’une concerne l’entreprise italienne Eni et se tient en Italie. L’autre concerne Leighton Holdings, une compagnie australienne qui construit des installations d’exportation à Bassora.

Un exemple d’une autre forme de corruption : BP a obtenu le premier contrat en Irak en 2009. Après l’obtention, elle a renégocié cette entente et obtenu une date limite à la période où les parties irakiennes pouvaient approuver ou rejeter l’attribution des sous-contrats. Des sous-contrats de forage d’une valeur totale de 500 millions de dollars devaient être attribués. Ils ont été surévalués. Ils ont attribué ses contrats au tarif de 10 millions et non à celui, normal, de 3 millions. À cause du terme limite, les candidats iraquiens pour ces contrats n’ont pas pu s’opposer sur le fond et les contrats ont été ainsi attribués. Si vous examinez cette situation d’un peu plus près, vous découvrez qu’un des contrats a été attribué à une compagnie proche d’un des partenaires de BP.

A.G. : Retournons au tout début, juste avant la guerre. Quelle est la différence entre les champs de pétroles privatisés d’aujourd’hui et ceux nationalisés d’alors ? À ce moment-là, vous faisiez partie d’une des plus grandes protestations de l’histoire britannique contre la guerre en Irak. Parlez-nous de comment vous avez décidé, à l’époque, de vous lancer dans cette recherche.

G.M. : Eh ! bien, il était très clair pour moi et pour beaucoup d’autres en 2003, que le pétrole était un enjeu central dans la situation. Même si le gouvernement répétait à l’envi qu’il ne s’agissait pas de cela. Pourtant, tous savaient que l’Irak possédait environ le dixième de toutes les réserves de pétrole du monde et que la région qui l’entoure en détient presque les deux cinquièmes. Penser que l’administration Bush n’avait pas cela en tête, n’en tenait pas compte, ne tient pas debout.

Donc je me suis impliqué dans les protestations contre la guerre. Je fulminais contre mon gouvernement qui avait décidé d’y aller. Et je me suis dit : « Voyons voir ce qui va arriver du côté du pétrole ; comment ça va se dérouler dans ce secteur ». Alors, je me suis engagé dans ce suivi en utilisant principalement des sources de l’industrie et du gouvernement. C’était bien plus accessible à Londres qu’à Bassora ou à Bagdad à ce moment-là. Et je posais la question qui me semblait assez évidente, qu’arrive-t-il du côté du pétrole ?

A.G. : Mais les indices étaient partout : « Du sang pour du pétrole » ! « Du sang pour du pétrole » ! (…) Alors comment avez-vous eu accès aux informations ? Comment vous y êtes-vous pris pour « suivre la route du pétrole » ?

G.M.  : De différentes manières tout au long du processus. Durant les quelques premiers dix-huit mois de l’occupation, essentiellement je faisais des choses comme assister aux conférences de l’industrie pétrolière à Londres. Je lisais les magazines et les journaux que les compagnies utilisent elles-mêmes. À travers ces lectures j’ai élaboré une idée assez claire de ce qu’elles attendaient de l’invasion de l’Irak. Je suis allé en Irak pour la première fois en 2005 et j’ai découvert que j’avais de bien meilleures informations en étant à Londres que mes amiEs et mes collègues qui vivaient à Bassora et à Bagdad. Alors, j’ai commencé à partager mes informations avec eux et elles, mais aussi, et spécialement, avec les syndicats de cette industrie. Et cela a duré pendant quelques années. J’ai aussi assisté à quelques une des rencontres entre le gouvernement iraquien avec les institutions internationales comme le Fonds monétaire international et avec les compagnies pétrolières et à leurs propres regroupements où elles sont toutes présentes. C’est à travers ces activités d’observation que j’en ai appris le plus. Je me suis aussi engagé dans la campagne contre la privatisation du pétrole iraquien menée par les syndicats. Je jouais un rôle de support depuis la Grande-Bretagne en fournissant des informations et en activant la solidarité politique.

En 2009 j’ai commencé la rédaction de mon volume. J’ai poussé plus loin mon investigation. J’ai interviewé des hauts fonctionnaires américains, britanniques et iraquiens. J’ai aussi eu accès à environ une centaine de documents des gouvernements américains et britanniques grâce aux lois d’accès à l’information. Avec tout cela, j’ai pu reconstituer l’histoire du rôle des luttes autour du pétrole durant l’occupation.

A.G. : (…) Greg Muttitt, parlez-nous de la loi (Iraquienne n.d.t.) sur le pétrole.

G.M.  : Elle est au centre de ces luttes pour le pétrole. Les pétrolières voulaient attendre l’arrivée d’un gouvernement stable et permanent en Iraq pour être assurées d’avoir des contrats fiables. Le premier gouvernement post Sadam Hussein a été celui de Nouri al-Maliki en 2006. Il s’est fait dire par les gouvernements américains, britanniques et le Fonds monétaire international de mettre la priorité sur la loi sur le pétrole qui donnerait à nouveau un rôle prépondérant aux entreprises multinationales en Iraq. Elles avaient perdu ce statut avec la nationalisation de l’industrie après 1970. Cette loi a donc été vite préparée après la formation du gouvernement, en quelques mois, à l’été 2006.

En plus de donner le rôle de leader aux pétrolières étrangères, elle soustrayait l’attribution des contrats à l’examen par le parlement. Selon la loi actuelle, si le gouvernement signe un contrat avec des compagnies comme BP ou Exxon pour exploiter un champ de pétrole, il doit le présenter au parlement pour autorisation ou amendement. Donc un des objectifs de la nouvelle loi était de se débarrasser de la loi existante et de donner à l’exécutif, bien sûr formé d’alliés des États-Unis, l’autorité de signer seul les contrats.

Donc, c’était le rôle de cette loi de 2006. Les Américains espéraient qu’elle soit passée en vitesse, sous le radar, parce que la majorité des Iraquiens sont très fermes sur la propriété de leur pétrole et veulent qu’il reste entre leurs mains. Les choses se sont passées autrement. En octobre 2006, deux mois avant la publication d’une première version, des fuites ont commencé. En décembre de la même année, j’ai assisté à une réunion des syndicats iraquiens où il a été décidé de lutter contre cette loi. Donc, tout au court de 2007, cette lutte pour le pétrole fut centrale en Irak.

Rappelez-vous, 2007 c’est le moment où le président Bush annoncé l’envoi de renforts en Irak. 30,000 mille hommes de plus sont partis pour cette guerre. Ce n’était qu’une moitié d’une stratégie à deux volets. Les troupes devaient stabiliser la sécurité, terminer le contrôle du pays. En deuxième lieu, cette stabilisation devait servir de pression sur les politiciens iraquiens pour qu’ils réalisent des objectifs de progrès politiques fixés par l’occupant. (…) Et une de ces réalisations était précisément l’adoption de la loi sur le pétrole. Donc, tout au long de 2007, l’administration Bush a constamment fait pression sur le gouvernement iraquien pour qu’il adopte la loi prévue.

Mais, pendant ce temps, les syndicats s’organisaient pour empêcher cette adoption. Ils étaient convaincus qu’elle serait un désastre pour le pays. Cette campagne s’est étendue au fil des mois et, parce que les IraquienNEs sont si attachéEs à la propriété de leur pétrole, plus elle s’étendait plus l’opposition se renforçait. Toutes sortes d’organisations, religieuses et civiles se sont jointes au mouvement. On en parlait dans les prêches du vendredi dans les mosquées. À l’été, elle avait rejoint le parlement et les politiciens. Ils se sont sentis en danger quant à leurs appuis électoraux si jamais ils approuvaient ce projet de loi. Mais par contre, il y avait là une opportunité de faire adopter une autre version en se joignant au mouvement populaire de protestation.

Les Américains avaient fixé une date limite, septembre 2007. Sinon, une série de conséquences s’appliqueraient : retrait du soutient militaire au gouvernement Malaki, fin de l’aide prévue, etc., etc. Septembre est arrivé et la loi ne fut pas adoptée précisément à cause de la campagne d’opposition populaire. Je trouve que c’est une histoire inspirante. Ça me rend optimiste pour l’avenir de l’Irak. Dans les circonstances les plus difficiles qu’on puisse imaginer, la société civile a été capable d’empêcher les États-Unis de concrétiser son objectif principal.

A.G. : Est-ce que c’est trop simpliste de dire que la différence entre l’avant et l’après-invasion américaine en Irak, c’est qu’avant le pétrole était propriété publique et qu’après il est devenu propriété privée ou encore que les bénéfices de son exploitation sont propriété des entreprises privées, des compagnies occidentales ?

G.M.  : Je dirais que c’est un peu plus compliqué justement parce que la loi de 2007 n’a jamais été adoptée, sous la pression populaire. Donc, la loi actuelle exige que les contrats soient approuvés par le parlement. Les multinationales sont actives. Mais elles n’ont pas soumis leurs contrats au parlement ; donc elles sont techniquement dans l’illégalité. Les syndicats ont joué un rôle central dans cette bataille. Pour moi, je trouve que malgré les allures actuelles de victoire pour les grandes pétrolières, ce n’est qu’une victoire temporaire. Un gouvernement plus fort et plus représentatif (pas difficile de faire mieux), pourrait revenir sur les contrats déjà accordés et extraire du lot ceux qui ne sont pas dans les intérêts du pays (et les renégocier n d.t.). Les compagnies n’auraient aucune justification juridique pour s’y opposer.

A.G. : Parlons maintenant de la Lybie et de la Syrie. (…) En août 2011, le New York Times publiait ceci : « Les combats ne sont pas encore terminés, mais, la bataille pour l’accès sécurisé à la richesse pétrolière est déjà en cours ». L’article cite quelques noms de pétrolières impliquées dans ce combat : BP, de Grande-Bretagne, Total, de France, Repsol YPF, d’Espagne, et les compagnies américaines comme Hess, ConocoPhillips et Marathon. Donnez-nous une idée de l’importance des politiques quant au pétrole libyen. Et de ce que nous devons comprendre de ce qui se passe en Syrie.

G.M. : Commençons par la Libye. Trois semaines après le début de l’intervention militaire, en avril de l’an dernier, M. William Hague, le ministre des affaires étrangères britannique, a été interviewé dans le Times. J’ai été très surpris quand l’intervieweur lui demandant : « Pourquoi intervenons-nous en Libye et pas en Côte-d’Ivoire » ? (…) M. Hague a répondu : « Dans les deux cas, nous avons des préoccupations de principe quant à la démocratie. Mais en Libye nous avons des intérêts : nous ne voulons pas que s’installent des camps d’entraînement terroriste dans le désert ; nous ne voulons pas que des réfugiés libyens et africains arrivent en Europe, nous voulons arrêter ce flot. Mais par-dessus tout, si nous n’intervenions pas il y aurait d’énormes conséquences sur le prix du pétrole ». C’est sensiblement des présentations et justifications habituelles. Je comprends maintenant, que la première préoccupation était pour le pétrole et qu’elle a été cachée derrière des prétentions humanitaires. Ils craignaient qu’advenant une attaque de Benghazi par Khadafi, en mars 2011 cela semblait probable, la communauté internationale refuse d’appliquer des sanctions à la Libye. Le retrait d’environ un million et demi de barils de pétrole par jour du marché aurait provoqué une hausse des prix. Alors, voyez-vous on met de l’avant les raisons humanitaires, mais en fait elles cachent celles concernant le pétrole.

(…) À propos de la Syrie. J’ai appris, en étudiant la situation iraquienne depuis 2003, que beaucoup des gens participant à l’occupation pensaient sincèrement agir dans les intérêts des IraquienNEs. Ils ont créé un désastre parce qu’en réalité, c’étaient toujours les intérêts américains qui déterminaient l’action, qui étaient derrière. Même si sur le terrain les combattants se disaient convaincus « d’aider les IraquienNEs », c’étaient toujours les intérêts américains qui étaient poursuivis. Cela leur a donné une perspective particulière quant à leur lecture de ce que la population iraquienne pouvait bien vouloir et dont elle pouvait avoir besoin. (…) Alors, maintenant, quand j’entends un appel à l’intervention en Syrie, je pense que ça serait un désastre. Principalement parce que les États-Unis ne sont pas neutres dans cette affaire pas plus qu’ils ne l’étaient en Irak. L’intervention militaire servirait bien plus leurs intérêts que ceux de la Syrie et en plus détruirait le pays.

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