Édition du 12 mars 2024

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Québec

Répartition de la richesse : Gare aux généralisations !

Dans son commentaire du 8 mars dernier, Jean-François Lisée y va d’une analyse un peu bureaucratique sur la répartition de la richesse dans la société. Pour ce faire, il suit largement la ligne des classes d’âge.

Ainsi, il écrit :

"En moyenne, nous [les personnes âgées note de JFD] sommes en si bon état financier que plusieurs des testaments passent une génération, les grands-parents donnent leurs sous à leurs petits-enfants, avec raison. Leurs enfants devenus vieux ont fini de payer maison et chalet et n’ont pas besoin d’aide."

Il ajoute plus loin :

"Selon la Mesure du panier de consommation, la plus proche du réel, le taux de pauvreté des aînés était encore de 8% en 2006, mais n’était plus que de 2,3% en 2020, la moitié du taux général de 4,8%. (Et qui est, soit dit en passant, le plus faible au Canada.)"

Pour résumer, Lisée suggère "que l’État québécois cible ses réductions en fonction du revenu et non de l’âge." Il propose donc la création d’"une carte de solidarité remise à tous les bénéficiaires" d’un crédit d’impôt pour solidarité, lequel existe déjà, une proposition sensée.

Admettons d’emblée que l’analyse de Lisée contient très globalement une part de vérité : depuis le début du siècle, l’amélioration des mesures de soutien à la vieillesse est devenue plus substantielle, ne serait-ce que grâce entre autres, au Programme de soutien du revenu (SRG), mis sur pied à Ottawa par le gouvernement libéral de Justin Trudeau en 2016. Mais d’autres catégories de citoyens et citoyennes âgés, même un peu plus fortunés ont malgré tout aussi besoin d’un soutien financier accru. La ligne est parfois mince entre les aînés pauvres et d’autres, à peine moins mal pris.

Mais cela signifie donc que plusieurs aînés avaient besoin depuis longtemps de ce genre de soutien et que les gouvernements n’ont fait que rattraper le temps perdu. Contrairement à ce que laisse entendre l’ancien chef du Parti québécois, la génération des boomers (entrons dans le vif du sujet) n’a pas été favorisée de bord en bord. Sans les actuelles mesures de soutien adoptées par les gouvernements, pas mal d’entre eux endureraient un sort pénible.
Tous les boomers ne sont pas nés avec une cuillère d’or dans la bouche et n’ont pas dans leur entier été élevés dans la ouate. On a qualifié souvent la période 1945-1975 de "trente glorieuses". Mais si la prospérité relative qui a caractérisé cette époque contraste avec le marasme de la période précédente, tous et toutes n’en n’ont pas également profité. Les inégalités sociales ont persisté durant tout cet épisode de l’histoire et les programmes sociaux n’ont été mis en place que très progressivement, surtout dans les années 1960 et 1970. Après tout, si les gouvernements (au Canada et au Québec du moins) ont du investir beaucoup sur le tard (début du 21ème siècle) en faveur des gens âgés, c’est que ces derniers n’ont pas tous nagé dans la prospérité des années 1950-1975.

Il s’agit plus d’une question classes sociales que de classes d’âge. Cette affirmation repose sur la constatation qu’il a toujours existé un contraste plus ou moins fort entre les différentes tranches de revenu, même durant les "trente glorieuses". Oui, on a assisté en ce temps-là à une meilleure répartition des revenus et la pauvreté a reculé, en tout cas la pauvreté extrême (la misère) est devenue résiduelle. Mais les inégalités se sont maintenues, même si elles furent atténuées par comparaison avec la période antérieure. Une partie de la classe ouvrière au pu réaliser son rêve de toujours : accéder enfin aux rangs de la classe moyenne, avec maison en banlieue, auto de l’année, chalet, vacances, accès à l’éducation supérieure etc.

Mais tous les travailleurs et travailleuses ne sont pas pour autant devenus propriétaires et n’ont pas bénéficié d’un emploi permanent bien rémunéré ; durant les décennies 1960 et 1970, des boomers travaillaient en usine, dans la construction ou comme débardeurs. Ils n’étaient pas tous des étudiants de cégeps et d’université. Même ces derniers ont connu des destins professionnels contrastés, tout dépendant du champ d’étude et de la conjoncture économique.

Pour résumer commodément, on pourrait diviser les boomers en trois groupes : ceux et celles nés entre 1944 et 1949 environ, ensuite d’autres ayant vu le jour entre 1950 et 1955 et finalement la dernière cohorte apparue entre 1956 et 1960.

Le groupe qui s’en est le mieux sorti est une partie du premier (1944-1949) puisqu’il a profité de l’accessibilité beaucoup plus grande qu’auparavant à l’éducation supérieure ; il a bénéficié en même temps des réformes de la Révolution tranquille et de ses suites à une époque où la fonction publique et parapublique embauchait beaucoup (du début des années 1960 à celui de la décennie suivante).

Le second groupe, lui, a commencé à moins bien s’en sortir puisqu’il est arrivé sur le marché du travail vers le milieu des années 1970, au moment où éclatait la crise du pétrole, ce qui a entraîné le phénomène de la "stagflation" (mélange de stagnation économique et d’inflation galopante), lequel a lourdement affecté le monde de l’emploi. Par exemple, en novembre 1976 lors de l’arrivée au pouvoir du Parti québécois, le taux de chômage s’élevait à 10% au Québec. Il devait bien s’y trouver quelques boomers !

Cette affirmation se vérifie encore davantage pour la dernière frange de ceux-ci, arrivés entre 1956 et 1960.

L’avènement brutal du rétrolibéralisme au début des années 1980 a provoqué le rétrécissement marqué du marché de l’emploi, ce qui a affecté les travailleurs et travailleuses en général, selon la position professionnelle que chacun y occupait. Beaucoup ont subi alors un processus d’abaissement, y compris parmi les boomers. Le capitalisme renouait en partie avec sa violence d’autrefois.

Les jeunes de la "génération X" ont goûté plus que les autres à la médecine de cheval rétrolibérale, vu qu’ils arrivaient juste au mauvais moment sur un marché de l’emploi qui s’effondrait. Soit dit en passant, on note à partir de ce moment-là la montée du discours anti-boomer qui ne s’est à peu près terminé qu’une vingtaine d’années plus tard.
Mais tout ce rebrassage des cartes sociales et professionnelles est très relatif. Il suffisait durant cette période calamiteuse de se rendre dans un bureau d’assurance-chômage (rebaptisée en 1996 "assurance-emploi") ou même d’aide sociale pour constater que les trentenaires n’y manquaient pas, tels des ouvriers et des employés de bureau subalternes mis à pied par leur employeur pour cause de faillite ou simplement pour sauvegarder sa marge de profits. La mode était au "dégraissage" dans le monde patronal. Il faut aussi dire que des jeunes de la "génération X" s’en sont pour leur part bien sortis, alors que certains de leurs aînés s’enfonçaient dans la crise ou parvenaient au mieux à se maintenir.
Si la tendance actuelle va vers une meilleure protection financière de la vieillesse, c’est que cette couverture s’impose, d’autant, on peut le dire sans cynisme, que les personnes âgées forment une partie importante du corps électoral. Mais ne pas (ou ne plus) être pauvre n’équivaut pas pour autant à être aisé.

Les gens âgés ne sont pas tous propriétaires de belles maisons et de chalets. Il existe en effet toute une frange de ces gens dont les conditions de vie ont ressemblé au cours de leur parcours professionnel à celles qu’ont enduré leurs cadets et leurs cadettes.
Et attention ! Ces acquis récents pourraient être remis en cause par l’arrivée éventuelle au pouvoir à Ottawa d’un parti réactionnaire comme les conservateurs de Pierre Poilievre. On ignore ce que l’avenir nous réserve.

Peu de gens en 1977 prévoyaient l’avènement brusque du rétrolibéralisme en 1979 en Grande-Bretagne porté par les tories de Margaret Thatcher et aux États-Unis en 1980 par les républicains de Ronald Reagan.

Lisée fait référence aux maisons et chalets que lui et ceux de sa classe "ont fini de payer". On peut répliquer à cette assertion que des boomers locataires, il y en a, mais qu’ils passent souvent sous le viseur des analystes qui pataugent dans la même obédience idéologique que lui. Les boomers non propriétaires n’appartiennent pas à son milieu de référence, par conséquent, il ne les fréquente pas.

Enfin, ce n’est pas parce que quelqu’un possède une maison (payée ou pas) que cela représente un indice sûr de sa richesse réelle. Il existe beaucoup de fluctuations dans le marché immobilier ! Il y a des biens immobiliers en théorie de grande valeur mais difficiles à écouler et ce, pour de multiples raisons.

Jean-François Lisée devrait de son côté, selon ses propres termes, encourager l’ouverture d’une porte non seulement sur la nature du rabais auquel donnerait droit une possible carte Sésame pour différents services aux démunis mais avant tout ouvrir les yeux sur tout un pan de la réalité sociale qu’il refuse de voir. On peut faire dire ce qu’on veut aux statistiques. Il faut aller au-delà de celles-ci.

Jean-François Delisle

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