Édition du 6 mai 2025

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Amérique centrale et du sud

Huit Nicaraguayennes assassinées dans les 15 premiers jours de 2025

Lorsque j’apprenais récemment dans la revue Confidencial que dans les 15 premiers jours de 2025, huit Nicaraguayennes avaient été assassinées, cette nouvelle m’a attristé profondément et m’a ramené à la mémoire quelques expériences fort troublantes que j’avais vécues au Nicaragua lorsque j’y passais un mois chaque année, de 1995 à 2018, généralement comme accompagnateur pour des étudiants et étudiantes du Collège Dawson.

Auteur de Racines de la crise : Nicaragua 2018 (2018) et ex-coordonnateur du programme Études Nord-Sud du Collège Dawson

Deux des Nicaraguayennes se trouvaient au Nicaragua au moment de leur assassinat, et les autres, à cause de l’exode massif de Nicaraguayens et Nicaraguayennes provenant de la brutale répression qu’avait imposée le couple dictatorial Ortega-Murillo pour mettre fin au soulèvement populaire historique d’avril 2018, se trouvaient à l’étranger. Quatre au Costa Rica, une au Guatemala, et une aux États-Unis. C’est quatre fois plus que les assassinats survenus à la même date en 2024, qui fut l’année la plus meurtrière pour les Nicaraguayennes depuis 2010.

À la suite de la révolution sandiniste qui, le 19 juillet 1979, renversait la longue dictature de Somoza qu’avait soutenue pendant des décennies les États-Unis, le mouvement féministe au Nicaragua faisait d’immenses pas en avant. Non seulement devenait-il beaucoup plus solide et articulé qu’ailleurs en Amérique latine mais, aussi et surtout, il démontrait de plus en plus, au cours des années 1980, une autonomie remarquable par rapport au FSLN.

Avec le retour au pouvoir de Daniel Ortega en janvier 2007, et la transformation du FSLN de parti politique progressiste à simple outil d’une dynastie familiale, ce mouvement, comme d’ailleurs la population entière du Nicaragua, se sont vus de plus en plus écrasés.

Ce qui a sans doute le plus contribué à l’écrasement du mouvement féministe est ce qu’on appelle au Nicaragua l’affaire Zoilamérica.

En 1998, Zoilamérica Narváez, âgée de 30 ans, fait la une dans tous les médias du Nicaragua. Cette fille de Rosario Murillo, issue d’une relation antérieure et adoptée à l’adolescence par son beau-père Daniel Ortega, annonce que ce dernier l’a abusée sexuellement depuis l’âge de 11 ans, et présente un témoignage dévastateur de 48 pages contenant les détails de ces abus.

Il me disait qu’il avait besoin de cela pour réduire l’énorme tension qu’il vivait à diriger la révolution, explique Zoilamérica.

Au lieu d’appuyer sa fille, qui vient de poser un geste pénible demandant un courage énorme, Murillo se range immédiatement du côté de son conjoint.

Zoilamérica ne fait que mentir, déclare-t-elle.

En se solidarisant avec son conjoint au lieu de sa fille, Murillo non seulement sauve la carrière politique du ‘grand révolutionnaire Ortega’ mais elle réduit ce dernier à un chien attaché à la laisse de sa maîtresse. Sans surprise, dans les années qui suivent, Murillo se hisse rapidement au sommet du gouvernement. En témoigne de façon éloquente la récente réforme constitutionnelle – que la population dénomme d’ailleurs du surnom de Murillo ´Chamuca´ – et qui la transforme automatiquement en co-présidente du pays.

Comme le mouvement des femmes au Nicaragua dénonce vivement le comportement éhonté de Murillo dans l’affaire Zoilamérica, la répression qui le frappe est particulièrement impitoyable. D’autant plus que les femmes dénoncent aussi avec vigueur l’opportunisme crasse dont fait preuve le FSLN à l’automne 2006 lorsque, afin de séduire le vote catholique, il appuie à l’Assemblée nationale l’adoption de la loi présentée par le Parti libéral au pouvoir, une loi qui rend criminel tout avortement, même thérapeutique (alors que même la dictature de Somoza autorisait l’avortement thérapeutique).

Deux expériences que j’ai notées dans mon journal durant mes séjours au Nicaragua, et qui étaient tellement troublantes qu’elles resteront à jamais gravées dans mon esprit

(J’ai changé le nom des étudiantes et des Nicaraguayens et Nicaraguayennes qui apparaissent dans ces extraits de mon journal.)

LE 1er JANVIER 2006, JE PARS DE LA RÉGION DE CINCO PINOS. Je voyage avec une vingtaine d’étudiants et d’étudiantes que j’accompagne avec deux autres professeures du Collège Dawson, Merrianne Couture et Christina Chough. Nous avons passé deux semaines dans une famille d’accueil dans trois villages de la municipalité de Cinco Pinos. Nous partons en autobus pour León en bus.

Dans le bus, j’étais assis avec la médecin Doris, une amie nicaraguayenne qui prend soin des bobos de nos stagiaires. Doris voulait parler, mais étant donné la musique forte du bus et l’énorme fatigue que je ressentais à la suite de tout le boulot du départ et une nuit de sommeil très courte, tout ce que je voulais, c’était du temps libre. Une pause.

Lorsque nous nous sommes arrêtés à Chinandega pour diner au restaurant, j’ai offert une bière à Doris et je me suis assis avec elle. Les autres sont allés s’asseoir à d’autres tables.

J’ai d’abord raconté à Doris les divers incidents du voyage. Comme je me sens proche d’elle maintenant, je peux parler ouvertement de mes sentiments. J’ai expliqué les différentes épreuves que Christina a traversées lorsqu’elle vivait chez Don Erasmo à La Uva. Entre autres, de l’immense peur d’être agressée sexuellement par le fils de ce dernier qui était complètement saoul qu’elle avait ressentie. J’ai parlé des nombreux gros problèmes que nous avons eus avec deux étudiantes.

Doris a alors commencé à parler de son propre vécu comme médecin.

Comme le note le psychothérapeute américain, Carl Rogers, quand l’un est congruent, cela invite l’autre à l’être aussi. Son travail de médecin. La violence familiale. La maladie mentale. Deux des domaines dans lesquels elle travaille en tant que médecin.

Christina, qui s’était d’abord assise avec nous avant de partir fumer une cigarette avec Merrianne et des étudiants, est revenue nous rejoindre à notre table. La conversation s’est approfondie. À un moment donné, tous ont quitté le resto, sauf nous trois.

Doris nous a parlé d’un homme de 72 ans qui avait fécondé ses deux petites-filles, l’une âgée de 12 ans et l’autre de 14 ans.

À Cinco Pinos, nous a-t-elle dit, un homme est devenu jaloux de sa femme, soupçonnant qu’elle avait eu des relations avec un autre homme. Pour la punir, il lui a attaché les bras et les jambes et, alors qu’elle était allongée sur le lit, a mis le feu à une assiette de plastique, laissant lentement couler sur son clitoris et son vagin le plastique brûlant.

Doris nous a aussi parlé d’un de ses voisins à El Espino qui battait sa femme si violemment qu’il était difficile de trouver une partie de son corps qui ne soit pas bleue.

En tant que médecin, la loi m’oblige à signaler de tels incidents, nous a expliqué Doris. Sinon, je peux être suspendue pour quelques mois. Je suis donc allée rapporter cet incident à Angel Miranda, le juge de Cinco Pinos.

Deux mois plus tard, la femme est retournée auprès de son mari et elle a commencé à répandre la rumeur selon laquelle je lui avais dit de tuer son mari, nous raconte Doris.

Que c’est difficile de travailler au Nicaragua ! C’est parfois tellement désespérant qu’Angel Miranda et moi, il nous arrive de pleurer ensemble !

À León, ma voisine m’a dit que son mari la battait. Je l’ai soignée et j’ai signalé l’incident. En représailles, le mari a engagé des membres de gangs pour me tuer. J’ai dû demander la protection de la police. Mais ils ont tout de même réussi à me rendre la vie fort difficile. Ils ont joué de la musique très forte en face de ma maison de 15 heures à 3 heures du matin et ce, pendant des semaines !

Comme le temps passait et que je m’inquiétais du groupe qui nous attendait patiemment dans l’autobus en vue du départ pour León, j’ai discrètement suggéré que nous passions à autre chose et que nous continuions notre discussion dans le bus.

Cependant, à ce moment précis, Doris est devenue très émotive. Et ce, à tel point que les mots qu’elle essayait désespérément de nous dire ne sortaient tout simplement pas de sa bouche. Lorsqu’elle éclata en larmes abondantes, je lui ai pris la main et j’ai passé mon bras autour de ses épaules. Christina a fait de même.

Vous êtes les seuls à qui je peux parler aussi librement de moi. Je ne peux pas parler comme ça à mes parents. Je ne peux pas parler comme ça à mes frères et sœurs.

Ce matin, j’ai rencontré des patients avant notre départ d’El Espino, de 5h30 jusqu’à notre départ vers 9h30. Hier soir, quand je suis arrivée de León avec Elmer, j’avais des patients qui m’attendaient. C’est tellement difficile que j’essaie parfois de m’éclipser incognito d’El Espino pour retourner à León. Sinon, je suis débordée.

Doris sanglotait en parlant. Pendant ce temps, j’avais mon bras sur son épaule.

Je trouve ça tellement dur parfois que j’ai du mal à continuer à vouloir vivre. Si dur...

Ce qui m’a beaucoup aidé, c’est que ma fille est merveilleuse. Elle est si raffinée, si studieuse, si belle. Elle est la lumière dans mes ténèbres. Elle me donne la force de m’accrocher.

Merrianne et une étudiante sont rentrées dans le resto pour voir pourquoi nous les faisions tant attendre dans le bus. Lorsqu’elles ont vu Doris en larmes, elles ont compris et sont retournées dans le bus. Le groupe a été incroyablement compréhensif une fois de plus, comme il l’avait été dans de nombreuses autres circonstances au cours de ce voyage.

CET APRÈS-MIDI 2 JANVIER 2008, ALORS QUE JE FINISSAIS DE DINER CHEZ DON PEDRO, Elizabeth est venue me voir en courant, visiblement essoufflée.

Ovide, viens vite. La mère de Florence a été battue par son conjoint qui est ivre. Il n’est plus chez lui. Mais Florence est restée avec sa mère d’accueil pour la protéger au cas où il reviendrait.

Don Pedro et moi sommes partis. Lorsque nous sommes arrivés, Don Pedro a examiné Maria, la mère d’accueil de notre étudiante Florence. Elle avait un peu de sang sur le cou et le bras.

Ce n’est pas grave du tout, dit Don Pedro. C’est juste une querelle de famille.

Florence regarde Don Pedro, visiblement choquée et fort troublée par son commentaire. Elle se tourne vers moi.

Comment Don Pedro peut-il dire une chose pareille ! Carlos (le conjoint de Maria) s’est d’abord rendu chez le contracteur Daniel, a planté sa machette dans le mur extérieur de sa maison, a frappé à la porte et a littéralement effrayé la femme de Daniel. Celle-ci est enceinte et très fragile ; elle est maintenant complètement traumatisée.

Carlos s’est ensuite rendu à la maison voisine, a traîné la vieille dame hors de sa maison en la tirant par les cheveux et l’a battue en pleine rue.

Enfin, il est venu chez nous et a battu Maria. Il a même essayé de l’étouffer. Il aurait pu la tuer. Il avait une machette à la main.

J’ai découvert par la suite que les incidents dont parlait Florence s’étaient produits vers 10 heures du matin. Lorsque Florence est rentrée à la maison pour le diner, elle s’est aperçue que Carlos avait battu Maria et qu’ils étaient encore en train de se disputer. Alors que Maria demandait en vain à Carlos de quitter la maison, Florence est intervenue, a ordonné à Carlos de partir et a commencé à emballer ses affaires. Étonnamment, il a simplement obéi et est parti. C’est alors que Florence a crié, appelant son amie étudiante Elizabeth, qui vivait juste à côté dans la maison de Daniel, à l’aide.

Alors que Florence nous parle, on entend une moto arriver. C’était Daniel, le contracteur de Las Pozas. Ayant appris ce qui était arrivé à sa femme, il s’est précipité sur les lieux, inquiet et bouleversé.

Après un bref échange, Daniel et moi convenons que nous allons nous rendre tous les deux, chacun avec sa moto, à Cinco Pinos pour informer la police de la chose et demander qu’elle intervienne. Daniel me conduira d’abord à moto jusqu’à Don Pedro, où ma moto est garée, et de là nous partirons ensemble pour Cinco Pinos.

Je monte sur la moto de Daniel et nous partons. Nous sommes presque arrivés chez Don Pedro lorsque nous croisons soudainement Carlos, toujours ivre qui, torse nu, marche devant nous sur la route.

Ovide, éloigne-toi de nous quelques mètres. Je veux parler seul à seul à cet homme, m’ordonne Daniel, en descendant, très furieux et hors de lui, de la moto.

Je m’exécute.

Daniel dit à Carlos que dorénavant il ne veut plus qu’il mette les pieds sur sa propriété. Que s’il ose le faire, il aura de gros ennuis. Qu’à cause de cet incident, sa femme a été traumatisée. Qu’en plus, à cause de cet incident, il est en train de perdre des heures de travail et donc du salaire.

Viens avec moi, Carlos. Monte sur ma moto et nous irons ensemble à Cinco Pinos afin de régler notre querelle en présence de la police.

Daniel a beau essayé de convaincre Carlos, mais ce dernier refuse toujours l’invitation.

Voyant que la conversation ne mène nulle part, je cours chez Don Pedro et reviens rapidement sur les lieux avec ma moto. Sans descendre de celle-ci, je me tourne vers Carlos.

Écoute, Carlos, viens à Cinco Pinos avec moi en moto. Je suis Canadien, je peux t’aider. L’année dernière, c’est notre programme Les Études Nord-Sud qui a financé la construction pour ta conjointe, Maria. Si tu viens avec moi, je te promets de l’aide.

Carlos hésite, me regarde, et après quelques secondes semble prêt à considérer ma proposition. Cependant, je le vois encore hésiter.

Estoy de goma (Je suis encore sous l’effet de l’alcool), me dit-il. Je ne veux pas que la police me voie dans cet état. De plus, j’ai une bouteille de rhum dans ma poche. J’aimerais que tu me déposes d’abord chez moi afin que je puisse mettre une chemise sur mon dos et y laisser cette bouteille.

Je commence par refuser sa demande, conscient que Florence, Maria, Elizabeth et Don Pedro s’y trouvent encore, et peut-être bien d’autres personnes à l’heure qu’il est. Mais le voyant toujours profondément inquiet et hésitant, je finis par céder et nous partons ensemble à moto.

Carlos fait ce qui a été convenu. Il entre dans la résidence de sa conjointe Maria, prend une chemise, dépose sa bouteille et me rejoint sur la moto.

En conduisant la moto, j’initie une conversation avec Carlos. Je n’ai pas peur, mais je suis tout de même très préoccupé et tendu. J’agis instinctivement. Je sais que je dois être très prudent. Que je dois exprimer de la compréhension à son égard et lui faire sentir que je suis son ami, que je suis de son bord.

Et s’ils me mettent en prison à Cinco Pinos ? Que se passera-t-il alors ? Qui s’occupera de ma famille ?, me dit-il à un moment donné.

Si cela arrive, Carlos, je nourrirai ta famille. C’est une promesse. L’année dernière, nous avons construit une nouvelle maison pour ta conjointe Maria. Nous voulons aider ta famille.

Je sais que je n’ai rien fait de mal. C’est pourquoi j’accepte de t’accompagner au poste de police. Pourrais-tu parler à la police pour moi ?

Oui, je le ferai, je lui réponds.

À un moment donné, alors que nous approchons de Cinco Pinos et que je crains qu’il n’essaie de me forcer à m’arrêter pour s’enfuir, je change de sujet de conversation.

Quel beau paysage ! Regarde là-bas, Carlos, nous pouvons voir les montagnes du Honduras !

Il reconnait que la vue est magnifique, et je sens que j’ai réussi à maintenir un minimum de confiance entre nous deux.

Alors que nous nous approchons de Cinco Pinos, je fais appel à un autre stratégie. Je prétends ne plus me souvenir de l’endroit où se trouve le poste de police.

Pourrais-tu m’aider, Carlos, à trouver le poste de police ?

Bien sûr. Regarde, Don Ovidio, c’est par là.

Il y a deux officiers dans le poste de police. L’un est en uniforme et l’autre porte un simple tee-shirt. Je demande à parler en privé à l’un d’eux et je demande discrètement à l’autre de garder un œil sur Carlos.

Une fois dans une pièce fermée, j’explique à l’officier ce qui s’est produit. Il m’informe que la loi nicaraguayenne n’autorise la police à détenir une personne ivre que pour une durée maximale de 48 heures, à moins qu’il n’y ait une dénonciation formelle de la part de la victime.

Quelques minutes plus tard, Carlos se trouve dans une cellule.

Je demande qu’au moins un officier vienne à Las Pozas pour interroger Maria. Ils m’expliquent qu’ils n’ont aucun moyen de s’y rendre, pas de voiture, pas de moto, même pas de bicyclette. Cependant, ils ajoutent que si j’accepte d’emmener l’un d’entre eux à moto et à le ramener ensuite au poste de police, il viendrait.

Après qu’un officier eut rédigé un bref rapport, pris mon nom, mon âge, etc., je pars avec lui à moto pour Las Pozas.

Cependant, avant de partir, conscient que Carlos en prison n’aura rien à manger, je donne 200 cordobas, un peu plus de 10 dollars américains, à l’autre officier afin que Carlos puisse avoir de quoi se nourrir pendant les 48 heures qu’il va passer en prison. Lorsque je lui donne l’argent, je m’approche de la cellule où se trouve Carlos, et je lui dis, d’une voix assez forte pour que les deux policiers puissent l’entendre, que je viens de donner de l’argent à la police afin qu’il ait de quoi se nourrir.

C’est ma première façon de montrer que je vais t’aider, je dis à Carlos.

Avant de sortir du poste de police, une chose étrange se produit. Les policiers me regardent calmement, et me demande si je pourrais pas aussi leur donner de l’argent afin qu’ils puissent s’acheter des cigarettes.

Insulté et décontenancé de voir leur peu d’empressement de venir au secours d’une femme agressée, et que leur grande préoccupation ne semble pas être du tout cette femme, mais plutôt obtenir des cigarettes, je réponds d’un ton carrément sec :

Désolé, je ne peux pas faire ça !

Pendant que nous roulons en moto de Cinco Pinos à Las Pozas, je bavarde avec le policier. À un moment donné, je l’interroge au sujet de sa famille. Je lui demande s’il a une conjointe et des enfants. Comme il ne répond pas, je pense qu’il ne m’entend de pas à cause du bruit de la moto. Je lui repose donc la même question.

J’avais une conjointe et des enfants. Cependant, je ne suis plus avec eux, » me répond-il après un long silence.

Peu après avoir tourné à gauche afin d’emprunter la route de terre qui va d’El Carrizal à Las Pozas, une route pleine de gros trous et dans un état pitoyable, j’aperçois, en face de nous sur la route, un troupeau d’environ 50 bovins, qui marche lentement avec son guide paysan !

Quelle affaire ! Il me faut plusieurs minutes de manœuvres, des manœuvres particulièrement compliquées et éprouvantes pour l’amateur motocycliste que je suis, afin que je puisse réussir à me frayer un chemin à travers le troupeau.

Lorsque nous rentrons dans la maison de Maria, le policier demande à tout le monde de sortir, sauf Maria.

Je veux que tu restes avec moi pendant que je l’interroge, me dit-il, en se tournant vers moi.

L’interrogatoire débute.

Ma connaissance de l’espagnol est assez bonne, donc j’arrive à suivre la conversation. À mon grand étonnement, le policier semble encourager Maria à ne pas faire de dénonciation officielle. La raison qu’il évoque : la quasi-totalité des femmes dans une situation similaire refuse de faire une dénonciation ou, dans les rares cas où elles le font, elles finissent toutes par se rétracter dans les jours qui suivent. Alors pourquoi me donner tout ce mal ?

Mon objectif, très délicat pour un étranger comme moi qui a encore beaucoup à apprendre de la culture nicaraguayenne, est d’encourager Maria à faire valoir ses droits. À dénoncer.

J’explique donc à Maria que si elle dénonce, et que cela la plonge dans une situation financière précaire, voire impossible pour sa survie, notre programme Études Nord-Sud lui viendra en aide, comme nous l’avons fait en lui construisant une maison l’année dernière.

Constatant que malgré mon offre, Maria hésite toujours, et ne semble toujours pas prête à aller de l’avant, je décide d’intervenir plus directement.

Pourquoi, Maria, n’es-tu pas prête à signaler un incident d’une telle gravité ? Pourquoi ?

Carlos a menacé de me tuer si je faisais une dénonciation officielle, me répond-elle.

Le fils de Maria était sorti de sa chambre et nous avait rejoints pendant l’interrogatoire. Il nous montre une blessure qu’il a à la tête.

Vous voyez ma blessure ? Carlos m’a battu il y a quelques jours. Il m’a dit que si je dénonçais la situation de ma mère à la police, il me tuerait.

Je suis abasourdi ! J’ai du mal à croire ce que je vois de mes yeux et entends avec mes oreilles !

J’avais lu Life is Hard : Machismo, Danger, and the Intimacy of Power in Nicaragua (1994), le remarquable livre de l’anthropologue américain Roger Lancaster. Et bien d’autres ouvrages sur le machisme et sur la violence faite aux femmes. Je me souvenais que Daniel Ortega lui-même s’était tiré d’affaire en toute impunité dans l’affaire Zoilamerica.

Menacer de tuer quelqu’un est une infraction pénale très grave. Même sans violence physique, cela suffit pour déposer une dénonciation formelle, explique le policier à Maria.

Cela ne fait nullement bouger Maria.

À un moment donné, je vois que le fils de Maria n’est pas du même avis. Il affirme que lui, il est prêt à dénoncer Carlos.

Encore à mon grand étonnement, le policier, qui vient pourtant d’affirmer la gravité de la chose, ne semble donner aucune importance à cette affirmation. Il laisse tomber l’affaire, comme si le fils de Maria importait peu.

En sortant de la maison, le policier me dit qu’il aimerait aussi interroger Florence, notre étudiante qui vit avec Maria.

Cependant, lorsque nous rencontrons Don Pedro, qui attend à l’extérieur, ce dernier, en apprenant l’affaire, semble farouchement opposé à cette idée.

Pourquoi faire cela ? Pourquoi impliquer une étudiante étrangère dans cette affaire ? Je n’en vois pas du tout l’intérêt, commente-t-il.

Si je m’étais opposé à Don Pedro, peut-être que le policier aurait insisté. Mais je n’ose pas le faire, Don Pedro étant celui qui organise notre séjour dans cette région depuis longtemps.

Donc, le policier abandonne rapidement cette idée d’interroger Florence et nous partons tous les deux à moto vers Cinco Pinos.

Quand je reviens à Las Pozas, la nuit commence à tomber, et je suis mort de fatigue.

Le lendemain matin, Daniel arrive chez Don Pedro. Il me parle à travers la fenêtre de la salle à manger.

Je suis parvenu à un accord de médiation avec Carlos. Il sera libre aujourd’hui, me dit-il.

Carlos est effectivement libéré le jour même. On lui a simplement défendu d’aller près de la résidence de Maria pour les prochains deux mois.

La plupart des Nicaraguayens à qui j’ai parlé pensent que Carlos n’a pas reçu de nourriture de la part de la police alors qu’il était en prison.

Ils ont simplement empoché l’argent, m’ont-ils dit.

Projet pour soutenir les femmes : le seul, parmi des douzaines réussis, qui n’a jamais abouti

Ma découverte de la violence faite aux femmes au Nicaragua m’a amené à vouloir trouver du financement pour leur venir en aide. J’avais réussi à amener au Nicaragua de centaines de portables usagés pour des écoles, des centres de santé, des policiers, des juges, etc. ; à financer le forage de puits artésiens afin de permettre à des communautés d’avoir de l’eau potable, par tuyaux, directement dans leurs maisons ; à collaborer avec une ONG canadienne afin de donner des centaines de milliers de dollars de produits pharmaceutiques à des centres de santé publics, etc.

Cependant, lorsque j’ai offert de trouver au moins $ 5 000 US pour venir en aide à un projet pour les femmes qui souffrent de violence familiale, ce projet, à la suite de nombreux mois de démarches et de réunions, n’a jamais abouti.


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