Édition du 16 avril 2024

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Histoire

L’action politique de la CSN de 1921 à 1976 : Une « indépendance partisane » en cinq temps[1] (Deuxième partie)

1965 à 1976 : action politique sous la présidence de Marcel Pepin, continuité et rupture.

Au cours de sa présidence, de 1965 à 1976, Marcel Pepin a présenté aux congressistes de la confédération syndicale six rapports moraux dont certains ont marqué un tournant dans la direction adoptée par la centrale. Exposons d’abord le contenu de ces rapports en matière de critique de la société, d’action politique partisane ou électorale et de type de société à privilégier.

Pour lire la première partie.

Pour lire la troisième partie.

Dans son premier rapport moral, Une société bâtie pour l’homme[2], en 1966, Pepin effectue un procès bien en règle de la société libérale. Il affirme que pour améliorer la condition ouvrière, il faut changer la société tout entière et que les travailleurs doivent également être partie prenante des décisions économiques. Les réformes qu’il envisage se situent principalement au niveau des entreprises, surtout par la création de « conseils d’entreprise ». L’État doit se libérer de l’emprise du capital financier et agir de manière à instaurer un terrain d’entente entre le capital et le travail.

En 1968, dans Le deuxième front[3], Pepin poursuit sa réflexion, amorcée deux années auparavant, et étend sa perspective d’analyse critique à l’univers de la consommation, donc en dehors de l’entreprise. Il fait le constat que l’exploitation dans le monde du travail sévit toujours, mais qu’elle est plus sévère en ce qui concerne les conditions d’existence des travailleuses et des travailleurs. Il identifie dix situations et secteurs où ces conditions sont déplorables : le chômage, le logement, l’inflation, le prêt usuraire, les mesures sociales absentes, les élections, la fiscalité, les médias de masse, les honoraires professionnels et les caisses de retraite. Sur les lieux de travail, les ouvrières et ouvriers se sont organisé.e.s pour rendre l’exploitation patronale moins aisée, mais il leur faut agir aussi sur leurs conditions d’existence. Pepin propose que la CSN lutte contre l’usure et se montre en faveur de l’autonomie politique des travailleuses et des travailleurs (à savoir une action indépendante des partis politiques[4]). En plus de recommander la création d’un service d’information syndicale, il propose d’activer les comités d’action politique, afin qu’ils deviennent des lieux privilégiés pour la poursuite de la réflexion critique face aux pièges de la société de consommation, et ce dans le but de favoriser une prise de conscience du peuple dans une prise en charge de son destin. Il écrit :

[…] Dans l’intention et jusqu’à un certain point dans les faits, les comités d’action politique, dont l’expérience n’est pas vieille puisqu’ils remontent à deux ans à peine, visent à regrouper les salariés par comtés et par quartiers, en dehors des partis politiques, pour organiser des actions concrètes en vue d’atteindre tel ou tel objectif politique particulier et de former la population des travailleurs à une action politique autonome, collective, bien identifiée aux classes laborieuses[5].

L’objectif vise la construction d’une société juste et démocratique[6]. Il ne propose pas la création de comités d’action politique car ils existent déjà. Il entend plutôt les activer, ce qui semble nécessaire selon ce qu’écrit Hélène David :

À la CSN, il y a bien maintenant un responsable des comités d’action politique depuis que leur création a été décidée, mais l’importance qu’on y accorde se juge aussi en fonction des possibilités financières qui lui sont accordées ; jusqu’à maintenant ses ressources sont à peu près nulles. Le prochain budget, lors du congrès d’octobre, renseignera sur l’importance qu’on accorde réellement à l’action politique. Le rapport moral du président de la CSN en 1966 avait la teneur d’un véritable manifeste politique par sa vigoureuse critique du pouvoir dirigeant de la société, ses exigences de participation aux décisions, ses revendications concernant le droit à l’information. Mais comme personne n’a entrepris de poursuivre la réflexion et de définir des modes d’action dans cette perspective, on parle maintenant du rapport « Une société bâtie pour l’homme » comme de « l’Encyclique » ; on le cite constamment, mais sa publication n’a absolument rien changé au comportement des gens[7].

Le congrès de la CSN de 1970 s’est tenu en décembre, rappelons que la crise felquiste d’octobre n’est toujours pas dénouée. Le rapport de Pepin s’intitule Un camp de la liberté[8]. Il constate que la collusion entre l’État et le pouvoir économique a donné naissance à un super pouvoir économico-politique. Il envisage des luttes à mener pour instaurer et élargir une démocratisation de la vie politique ainsi que pour procéder à une réforme des lois électorales. Il réclame une politique de plein-emploi de la part des deux paliers de gouvernement et demande au gouvernement du Québec d’adopter une loi pour faire du français la langue officielle au travail et dans la province. Finalement, il met de l’avant des propositions portant sur le contrôle des caisses de retraite et pour la promotion du mouvement coopératif.

En 1972, dans Pour vaincre[9], Pepin poursuit l’analyse du super pouvoir en le dénonçant plus à fond. La tâche à court terme consiste, selon lui, à « abattre » le gouvernement Bourassa lors de la prochaine élection. Pour ce faire, il propose la création d’un regroupement inédit dans l’histoire de la CSN : la création de comités populaires dans chaque district électoral du Québec. Il s’agit d’une action politique qui se veut légale et démocratique, mais il rejette toujours un appui formel de la centrale qu’il préside à une formation politique quelconque. Les comités populaires auxquels il pense, présents dans chaque comté électoral, regrouperaient les membres des trois centrales syndicales, la CSN, la CEQ et la FTQ[10], ainsi que tout autre travailleuse et travailleur désirant s’y joindre. Lors des élections provinciales, les comités présenteraient un candidat ou appuieraient un candidat clairement opposé à tout candidat du parti libéral. Le candidat devrait endosser « des positions économiques et sociales des trois centrales syndicales, plus particulièrement des positions reposant sur la condamnation formelle du capitalisme et du libéralisme économique ». Pepin invite les membres de la CSN, ainsi que ceux des autres organisations syndicales, principalement la CEQ et la FTQ, à une pratique qui va au-delà d’un syndicalisme confiné à la négociation d’une convention collective. Il veut créer un regroupement des forces politiques progressistes et anticapitalistes au niveau des quartiers, des villes et des comtés. Pas question, par contre, de rompre avec la position traditionnelle de la CTCC-CSN d’indépendance face aux partis politiques.

Dans son rapport Vivre à notre goût[11], en 1974, Pepin constate, devant un pouvoir politique à la merci des investisseurs étrangers anglo-américains, que la rupture avec le régime politique est inéluctable. Mais, pour prendre le pouvoir au niveau de la société, il faut d’abord conquérir le pouvoir au sein des lieux de travail. Il oppose le « syndicalisme tranquille » au « syndicalisme de combat », sans définir ce dernier avec précision. Il revient à la charge sur la question des comités populaires proposés au congrès précédent et insiste sur le fait que leur implantation doit se poursuivre, car l’action syndicale « quand viendra le temps […] débouchera certainement sur l’action politique directe, les travailleurs pourront alors compter sur une infrastructure de combat dans toutes les régions du Québec ». C’est dans ce rapport que Pepin identifie le socialisme comme solution alternative au capitalisme[12].

Durant ses 55 années d’existence, la CTCC a milité d’abord en faveur de la propagation de la foi chrétienne, puis elle a adhéré, durant les années 1930 à 1949, à un projet d’inspiration corporatiste avant de développer un point de vue critique sur l’automatisation au sein des entreprises et sur le libéralisme. Comme nous venons de le voir, c’est sous la présidence de Pepin que la CSN accentue sa critique de la société libérale et réclame la mise en place d’une société plus juste et démocratique. Finalement, en 1974, Pepin propose que la CSN adhère au socialisme.

Dans Prenons notre pouvoir[13], écrit en 1976, Pepin s’intéresse à la triple crise – économique, sociale et politique – que traverse la société de cette époque. Devant cette crise, il soulève la perspective d’avenir suivante :

Au moment où pourrait se généraliser par suite d’un dégoût par ailleurs compréhensible, une espèce de retour à un sauvetage individuel, nous avons la responsabilité, le devoir, d’amener le plus grand nombre à croire et à travailler à l’avènement d’un système économique et social où c’est collectivement que les affaires seraient prises en main, que les orientations seraient décidées et que les ressources seraient utilisées[14].

La répression à l’endroit du syndicalisme militant qui mène des luttes sur différents fronts (linguistique, politique, juridique...) oblige, selon lui, à une réflexion sur la « vraie vocation » du syndicalisme. Celui qu’il a en tête doit s’attaquer aux abus du capitalisme. Il s’agit du syndicalisme de combat qui s’oppose au syndicalisme d’affaires.

Dans la section intitulée « L’action politique syndicale autonome des travailleurs », Pepin soulève deux questions incontournables à ses yeux : «  Notre action syndicale a-t-elle une dimension politique ? Quelle attitude devons-nous prendre face à la politique électorale, à la formation d’un parti des travailleurs ? » Avant de répondre à ces questions, le président de la CSN se demande dans quel lieu le pouvoir de la « classe dominante » se manifeste principalement. Après avoir passé en revue la somme des appareils de domination politiques et coercitifs (le gouvernement, les tribunaux et la police), il en arrive à la conclusion que : « Le pouvoir politique, il faut s’en rendre compte, il faut s’ouvrir les yeux, s’exerce d’abord, et principalement, sur les lieux de travail. Dans les usines, les institutions, les hôpitaux, les écoles. […] Ce pouvoir-là est politique ! Et l’attaquer est un acte profondément politique ![15] » Puisque le lieu de travail est un espace de domination politique, «  le pouvoir des travailleurs doit passer par une plus grande autonomie sur les lieux de travail, par des responsabilités accrues dans l’usine ou l’institution[16] ».

Pepin affirme cependant qu’il n’appartient pas à la CSN de faire la promotion d’un parti politique des travailleuses et des travailleurs. Il ajoute :

La CSN, en tant que centrale syndicale, n’a jamais fait de politique électorale et n’en fera jamais tant que les membres voudront que cette position soit maintenue. À tort ou à raison, c’est ainsi que nous avons fonctionné jusqu’à maintenant. Si les travailleurs en décidaient autrement, cela changerait, mais pour l’instant, il n’est pas question d’afficher le syndicalisme au chariot d’un parti politique[17].

Plus concrètement encore, il soutient que :

 Les travailleurs doivent mettre au monde les organismes dont ils ont besoin, mais ils doivent financer ces organismes eux-mêmes. Ils doivent être indépendants de l’organisation syndicale. D’un autre côté, même si un parti politique était fondé, formé et dirigé par des travailleurs, nous n’aurions pas à nous inféoder à ce parti. Parce que même si ce parti politique existait, il ne serait pas une réponse à tous les problèmes quotidiens du monde du travail[18].

En matière d’action politique partisane, la démarche de Pepin s’oppose à l’anarcho-syndicalisme[19] et se distingue du trade-unionisme[20]. Telle est, selon nous, l’originalité de la démarche qu’il a proposée à la CSN entre 1972 et 1976.

Yvan Perrier

7 avril 2023

yvan_perrier@hotmail.com

[1] Texte paru dans le numéro 28 de la revue Nouveaux Cahiers du socialisme, p. 160-173.

[2] Marcel Pepin, Une société bâtie pour l’homme, Rapport moral du président général, 42e congrès de la CSN, 9-15 octobre 1966.

[3] Marcel Pepin, Le deuxième front, Rapport moral de Marcel Pepin, président général, 43e congrès de la CSN, 13-19 octobre 1968.

[4] Jacques Rouillard, L’expérience syndicale au Québec. Ses rapports avec l’État, la nation et l’opinion publique, Montréal, VLB éditeur, 2009, p. 27.

[5] Pepin, Le deuxième front, 1968, p. 46.

[6] Marcel Pepin, « Le “deuxième front” de la CSN ». Prêtres et laïcs, vol. XIX, n° 2, février 1969, p. 88.

[7] Hélène David, « Outils syndicaux et pouvoir ouvrier au Québec », Le travail du permanent, CSN, vol. 4, n° 35, 1er novembre 1968, p. 140.

[8] Marcel Pepin, Un camp de la liberté, Rapport moral du président général au congrès de la CSN, Montréal, 6 décembre 1970.

[9] Marcel Pepin, Pour vaincre, Rapport moral du président général, 45e congrès de la CSN, Québec, 11 juin 1972.

[10] CEQ : Centrale de l’enseignement du Québec, aujourd’hui la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) ; FTQ : la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec.

[11] Marcel Pepin, Vivre à notre goût, Rapport moral du président général de la CSN, Montréal, 1974.

[12] Vivre à notre goût, p. 43 et p. 95.

[13] Marcel Pepin, Prenons notre pouvoir, Rapport du président, 47e congrès de la CSN, Québec, 27 juin 1976.

[14] Ibid., p. 49

[15] Ibid., p. 99

[16] Ibid., p. 101

[17] Ibid., p. 105.

[18] Ibid., p. 107.

[19] Un syndicalisme résolument anticapitaliste qui élimine la nécessité d’une organisation politique partisane ouvrière. C’est, selon ce courant, la grève générale qui engendrera une nouvelle société.

[20] Un syndicalisme qui est à l’origine d’une formation politique ouvrière sur la scène électorale.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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