Tiré des Nouveaux Cahiers du socialisme, No. 29 - Printemps 2023
Ce discours participe de la criminalisation de l’immigration. Il se diffuse aussi en Europe, notamment en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Lettonie, et plus récemment en Suède et en Italie, où l’extrême droite siège dans les gouvernements ou y détient les rênes.
Les discours et politiques anti-immigration ne sont pas chose nouvelle dans l’histoire occidentale : la fermeture à l’immigration par les États-Unis en 1921, un siècle ou presque avant l’interdiction de voyage (travel ban) de Donald Trump, avait été instaurée à la demande d’une partie du mouvement ouvrier. Ce dernier y voyait alors une façon de renforcer son pouvoir de négociation, en évitant une concurrence par le recours à des personnes particulièrement exploitées et abusées comme le sont les « nouveaux arrivants » en règle générale. Cet évènement a eu des conséquences fort dommageables, car la satisfaction de cette revendication des mouvements ouvriers américains « ferma ce qui avait été une soupape de sécurité “sociale” pour l’Europe au XIXe siècle [...] et, selon E.H. Carr, cela prépara leur défaite [celle des mouvements ouvriers européens] et la montée du fascisme [4] ».
Certes, le discours et les mesures répressives ne constituent pas l’équivalent du système d’extermination mis en œuvre par le régime nazi, ni même des camps d’inter- nement lors de la Seconde Guerre mondiale [5] . En ce début du XXIe siècle, si l’immigrant racisé est devenu un danger, la droite et l’extrême droite n’écartent pas toujours la possibilité de l’intégrer, mais selon un processus soit économique, soit identitaire, qui repose essentiellement sur les épaules du nouvel arrivant. Cette personne doit faire la démonstration de vouloir parler et apprendre la langue, le français au Québec, et on attend souvent d’elle qu’elle rejette sa langue maternelle et la culture de son pays d’origine [6]. En France, par exemple, à peine réélus, Emmanuel Macron et son gouverne- ment ont ouvert la porte à une attaque majeure contre les immigrants et immigrantes, en choisissant la voie de la criminalisation plutôt que de la reconnaissance de leur apport durant la pandémie [7] Les annonces françaises sur le projet de loi en préparation indiquent une aggravation de la précarité en rendant les immigrantes et les immigrants plus vulnérables et donc corvéables à merci dans les « secteurs d’activité en tension », qui sont en fait les secteurs qui subissent une pénurie de main-d’œuvre, faute d’offrir des conditions de travail correctes.
L’idéologie de l’extrême droite fait ainsi son chemin. Certes, cette idéologie ne se réduit pas aux discours anti-immigrant ; elle articule aussi un discours, des pratiques et des lois rétrogrades et répressives envers les femmes, les membres des communautés LGBTQ+, les minorités ethniques, etc. Son discours et ses actes sont aussi intersectionnels.
Cependant, c’est sur la question de l’immigration, pierre de touche de la gestion mondialisée des flux de main-d’œuvre, que l’extrême droite bénéficie du soutien des classes dirigeantes : même chez les gouvernements d’Europe où l’extrême droite n’est pas présente ni nécessaire à l’obtention d’une majorité, ses idées sur ce sujet sont reprises et mêmes affinées, en s’appuyant sur un appareil à la fois politique, économique et médiatique similaire d’un pays à l’autre, et en recourant à des réseaux de diffusion institutionnalisés, l’OCDE notamment, ou à des think tanks entre nations. Par exemple, certains débats qui se font en France migrent quasi instantanément vers le Québec. Des commentateurs et chroniqueurs à l’emploi de médias détenus par les plus grandes fortunes de leur pays respectif, et parfois proches des partis politiques ou même des politiciennes et politiciens eux-mêmes, agissent comme relayeurs, facilitant ainsi la diffusion et l’expression de ces idées sur l’immigration, entre autres.
Tout courant idéologique correspond à une lecture de la réalité socio-économique et des rapports de pouvoir et de domination qui les sous-tendent. Le parallèle avec les années 1930 peut ainsi être prolongé, car l’époque actuelle partage de nombreuses caractéristiques avec cette dernière et les années « folles » qui l’ont précédée et préparée. D’une part, le capitalisme a renoué avec la profitabilité mise à mal par l’ex- tension du compromis fordiste, en misant cette fois encore sur la financiarisation de l’économie, les avancées technologiques et le retour ou l’aggravation de la marchandisation de la monnaie, du travail et de la nature. D’autre part, les conflits sociaux se sont intensifiés depuis 2011, ce qui exacerbe la crise de légitimité que traverse le système-monde capitaliste dans la lignée de celle des États-Unis [8].
Cette situation nourrit les stratégies de court terme de la part des classes dirigeantes. L’illustration actuelle la plus flagrante est la réponse à l’inflation, qui consiste à augmenter les taux d’intérêt au profit des détenteurs de patrimoine et des entre- prises financiarisées au lieu de réduire les inégalités et l’appauvrissement et de développer des politiques de transition énergétique écologique [9]. Cette stratégie à courte vue motivée par la préservation du profit et du pouvoir permet en partie d’ex- pliquer comment la droite peut flirter avec l’extrême droite en espérant ramasser quelques voix par-ci par-là, et prendre le dessus. Mais l’extrême droite devient en fait la droite de référence, car la politique traditionnelle de la droite disparait derrière un programme économique et le discours néolibéral.
Il ne fait aucun doute que cette capacité du capitalisme de se reproduire en surfant sur les vagues portées par les classes dirigeantes les plus réactionnaires repose aussi sur le fait qu’il domine le discours [10] et imprègne la vie sociale sous tous ses aspects. Toutefois ce système et la rhétorique faisant de l’immigration un problème difficile à gérer n’ont jamais été remis en question par la gauche traditionnelle et par celle qui participe à des élections. Pire, cette dernière a tendance à rejeter sur les classes populaires la responsabilité de la montée de l’extrême droite et de ses idées, ce qui la dédouanerait de flirter avec le cadre néolibéral pour aller chercher des voix ailleurs.
Or, si les régimes fascistes des années 1930 semblent avoir bénéficié d’un soutien des masses – soutien au sujet duquel on oublie souvent de mentionner qu’il a été acquis par la terreur des milices et des méthodes d’intimidation, de harcèlement et même d’assassinats que l’on voit renaître avec effroi au Brésil ou aux États-Unis chez les partisans de Jair Bolsonaro et de Trump –, il s’est aussi construit sur la débâcle de la gauche. Socialistes et communistes allemands étaient plus pressés de s’affronter, y compris physiquement, que de s’allier contre la menace nazie. De leur côté, les communistes espagnols, et surtout staliniens, ont préféré liquider les anarchistes plutôt que de s’allier avec eux contre Franco.
Voilà le dernier trait similaire entre les deux périodes, cette incapacité de la gauche à s’opposer et à proposer sa lecture de la situation face aux idées réactionnaires. Non pas qu’au XXIe siècle, elle se divise de façon excessive ou s’entretue. Avec l’appui des classes moyennes aisées, la social-démocratie a plutôt consenti à accepter le cadre économique forgé par la droite. Maintenant, plutôt que de se décider à reconnaître que c’est ce qui a contribué à banaliser le néolibéralisme en le présentant comme insurmontable, en reprenant le discours sacré sur le développement économique et la croissance – pourtant incompatible avec la protection de l’environnement comme nous le savons aujourd’hui – pour « rassurer les marchés », la gauche, ses organisations traditionnelles et ses partis, parfois même étiquetés comme radicaux, rendent responsables de ses propres égarements les classes populaires qui leur font défaut. Non parce que celles-ci sont (effectivement) désillusionnées et s’abstiennent en grand nombre, mais parce qu’elles seraient peu éduquées et donc « naturellement » sensibles aux sirènes d’extrême droite. Comme si le racisme était une affaire individuelle et non pas un rapport de pouvoir et de domination inscrit dans les institutions et les biais inconscients.
Cette représentation aberrante à l’heure de l’élévation générale, à l’échelle plané- taire, des niveaux d’instruction a préséance contre les faits eux-mêmes. Car, que l’on regarde au Chili, au Brésil [11], aux États-Unis, en Grèce, ceux et celles qui sauvent la démocratie ou lui rendent ses lettres de noblesse ne sont pas les classes moyennes aisées, mais les classes populaires, en manifestant massivement contre les traite- ments discriminatoires et liberticides envers les immigrantes et les immigrants [12], ou en se rendant malgré tout aux urnes pour infliger une défaite aux dictateurs en herbe. D’ailleurs, plusieurs études récentes confirment que le comportement électoral des classes populaires ne se distingue guère du reste de la population, si ce n’est par une plus grande abstention, sauf de la part d’un noyau conservateur actif [13].
En déniant la réalité des résistances populaires et leur radicalité, la gauche traditionnelle, ou celle qui joue le jeu électoral, laisse le champ libre aux idées d’extrême droite et de droite. Elle se contente de reprendre le modèle libéral, parlant de la nécessité de construire un « modèle d’immigration » pour donner le goût du français et de la culture québécoise aux nouvelles et nouveaux arrivants, et essayant de vanter l’immigration comme solution pratique de dernier recours, pour faire face aux difficultés de rétention de la main-d’œuvre de la part des entreprises. Les propositions de Québec solidaire pendant la campagne électorale étaient loin de remettre en question ce discours utilitaire et économique sur l’immigration.
Nous devons rompre avec ce cercle vicieux. C’est de courage moral dont nous avons besoin pour énoncer sur la scène politique qu’il faut accueillir dignement les immigrants en tant que citoyennes et citoyens, et non en les réduisant à une force de travail ; pour régulariser les sans-papiers ; pour favoriser les relations interculturelles. Il faut également avoir le courage de dénoncer la domination impérialiste occidentale sur les pays du Sud, domination qui constitue l’une des principales causes de cette vaste migration vers le nord.
Parallèlement, il s’agit de défendre une autre vision du vivre-ensemble, en soutenant les initiatives alternatives locales, écologiques, féministes et radicalement anti- capitalistes portées par des mouvements populaires ou autochtones qui offrent en réalité des réponses globales pour peu qu’on cesse de les traiter au filtre du système économique capitaliste.
Par Milan Bernard, Alain Saint-Victor, Carole Yerochewski pour le comité de rédaction.
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