Édition du 12 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Syndicalisme

Les stratégies antisyndicales d’UBER

La désignation « travailleur » et « travailleuse » menacée

Quand il semble que le patronat est allé aussi loin qu’il le peut en exprimant son mépris pour les travailleurs et les travailleuses et au moindre degré d’autonomie des travailleurs et des travailleuses, il propose quelque chose encore plus scandaleux. Aussi ahurissant que cela puisse paraître, un groupe d’entreprises de la haute technologie cherche maintenant à priver les travailleurs et les travailleuses de leur identité en tant que travailleurs et travailleuses.

Labour Committee, Socialist Project

Cette dernière menace concerne la société Uber. Uber est au milieu d’une campagne internationale - soutenue richement et avec de l’enthousiasme par des sociétés telles Lyft, DoorDash et Amazon – qui cherche à classer ceux et celles que cette société embauche et licencie, dont elle définit et surveille les conditions de travail, et dont elle détermine le salaire, non pas comme travailleurs et travailleuses, mais comme des entrepreneur.e.s dépendant.e.s. En cas de succès, pour commencer cela signifierait que ces « non-travailleurs et travailleuses » seraient exclu.e.s des normes minimales de salaire, des indemnités de vacances, des congés parentaux, de l’indemnisation des lésions de travail, de l’assurance-chômage.

Mais cela n’est pas le gros prix qu’Uber cherche. Le véritable trophée consiste à empêcher ses chauffeur.e.s d’essayer même de s’organiser en syndicat légalement reconnu en les redéfinissant comme non-travailleurs et non-travailleuses, quoique, même sans cet obstacle supplémentaire, il soit déjà assez difficile de former un syndicat et de remporter un premier contrat, compte tenu de la nature du travail et de l’obsession d’Uber pour un contrôle complet. Mais pour Uber, chaque mesure qui empêche ses chauffeur.e.s d’avoir une voix collective et indépendante vaut tout l’argent que l’entreprise dépense en lobbying pour les reclasser. Rien qu’en Californie, Uber et ses alliés ont dépensé $220 millions lors d’un référendum public, remporté avec succès, pour renverser une décision antérieure défavorable aux seigneur.e.s du gigdom.

Une telle agressivité patronale suscite généralement deux types de réponses de la part des syndicats : ils réaffirment les principes syndicaux et poursuivent obstinément la lutte, ou bien, face à l’accumulation de défaites, ils reculent et acceptent un accommodement avec les « nouvelles réalités ». Devant ces choix, nos sympathies vont bien sûr à ceux et celles qui essaient au moins de s’accrocher aux principes fondamentaux et de se battre contre ceux et celles qui, au nom du réalisme, ignorent les coûts bien connus de l’abandon des principes et du renoncement à la lutte.

Mais aucune de ces deux réponses n’est adéquate à ce à quoi la classe ouvrière est maintenant confrontée. Existe-t-il une autre option, qui reconnaît les limites des stratégies passées, mais qui n’est pas prête à plus ou moins abandonner la lutte ? En cherchant à relever ce défi, nous commencerons par une brève élaboration de l’initiative d’Uber. Ensuite nous analyserons la réaction à Uber de Jerry Dias, président d’Unifor, le plus grand syndicat du secteur privé au Canada. Dias a été le principal promoteur canadien d’un accommodement avec Uber. Une dernière section parlera de ce que pourrait être une alternative crédible.

La négociation sectorielle selon Uber

L’indignation des syndicats et du public face à la vile arrogance d’Uber l’a forcé à reprendre son souffle avant de revenir à la charge avec une approche plus « sophistiquée » pour atteindre le même but. Cette approche implique une « négociation sectorielle » à la Uber et la recherche d’un ou de plusieurs syndicats que la société pourrait inciter à adhérer à son programme.

La négociation sectorielle au Canada, et en particulier au Québec, a une certaine histoire. (Des discussions portant sur la négociation sectorielle en Ontario et en Colombie-Britannique ont eu lieu depuis les années 1990, mais sans résultat.) La législation québécoise remonte à 1934. Elle était motivée par le souci, dans les secteurs où une part importante d’une industrie était syndiquée, de limiter la concurrence déloyale des milieux de travail non syndiqués. La loi autorise le Ministre du Travail à étendre l’application des conventions collectives dans des secteurs industriels et géographiques spécifiques à tous les travailleurs et toutes les travailleuses qui y sont employé.e.s. Au fil des ans, et depuis le milieu des années 1990 en particulier, cet acte s’est considérablement érodé et est maintenant largement délaissé.

La négociation sectorielle a un certain attrait évident, et il en existe des exemples historiques positifs. Mais les défauts de ce mécanisme sont bien connus. Aux E-U, telle qu’elle avait été instituée, la négociation sectorielle se menait « par en haut » et ne touchait pas le déséquilibre des pouvoirs au sein des lieux de travail et n’avait donc aucun impact sur la santé-sécurité, sur l’intensification, sur les abus des gestionnaires. Pour contrer cela, il aurait fallu une réelle participation des travailleurs et des travailleuses. Sans cela, le processus n’a pas renforcé le pouvoir des travailleurs, travailleuses, ni sur les lieux de travail, ni dans le secteur, ni dans la province ou le pays dans son ensemble.

Dans le cas d’Uber, les défauts de la négociation sectorielle atteignent un nouveau niveau. Si ceux et celles qui font le travail étaient reconnu.e.s comme entrepreneur.e.s dépendant.e.s, Uber a déclaré qu’il accepterait certaines normes minimales et offrirait des paquets d’avantages individuels flexibles de niveaux non spécifiés. Mais la négociation sectorielle qu’elle propose se situe en dehors de toute relation syndicale et donc dehors de toute la négociation des travailleurs, travailleuses avec l’entreprise. Cela signifie qu’une voix collective des travailleurs et des travailleuses pour définir la flexibilité est exclue. À sa place il y a une entente entre Uber et un syndicat qu’Uber choisit pour « représenter » les « non-travailleurs » et les « non-travailleuses », en échange d’un paiement au syndicat du « service » de représentation.

Pendant toute son histoire, le mouvement syndical a exigé le remplacement de la « mendicité collective » par la « négociation collective ». Uber, qui se vante d’être tourné vers l’avenir, offre un retour à ce passé paternaliste. La proposition d’Uber n’offre pas aux travailleurs et aux travailleuses le choix de qui parle pour eux et elles ; aucune représentation dans les lieux de travail pour traiter des conditions de travail ; aucun mot à dire sur les priorités des négociations ; aucune ratification de ce que le non-syndicat négocie en leur nom ; et, bien sûr, aucun menace de grève si les non-travailleurs et les non-travailleuses n’apprécient pas l’accord que le non-syndicat a « négocié » pour eux et pour elles. Bref, aucune indépendance d’Uber et aucun pouvoir collectif pour les travailleurs et les travailleuses.

Les syndicats qui acceptent ce stratagème méprisable d’Uber créeraient un précédent - même par inadvertance - pour le diffuser à d’autres secteurs (ce qui explique en grande partie pourquoi les alliés commerciaux et politiques d’Uber ont été si favorables à sa stratégie). Aux États-Unis, les Teamsters ont flirté avec une telle participation mais ils ont rapidement inversé leur position. L’AIMTA (Association internationale des machinistes et des travailleurs et des travailleuses de l’aérospatiale) a créé la Guilde des chauffeur.e.s indépendant.e.s, qu’Uber a par la suite reconnue comme une « association ». Même avec cela, un exemple de ce à quoi la guilde est confrontée a été exprimé par son directeur exécutif : « Il nous a fallu plus de deux ans pour gagner notre combat pour un salaire minimum et seulement quelques mois pour que les applications trouvent un moyen pour contourner les règles en manipulant l’accès des chauffeur.e.s aux applications. »

Le compromis de Dias

Lorsqu’Uber a récemment lancé sa campagne au Canada, le président du plus grand syndicat du secteur privé du Canada, Unifor, a rapidement annoncé que même s’il considérait certainement la main-d’œuvre d’Uber comme des « travailleurs » et des « travailleuses », il mène néanmoins des « discussions préliminaires » avec Uber qui laissent de côté la question du classement des chauffeur.e.s comme entrepreneur.e.s dépendant.e.s. « Je préfère plutôt essayer de trouver un moyen », affirme Dias, « de miser sur le concept de la syndicalisation. » Il est difficile de comprendre comment les principes fondamentaux de la syndicalisation peuvent être défendus et renforcés en mettant de côté leurs fondements mêmes - la croyance en le pouvoir potentiel des travailleurs et des travailleuses, le droit à une représentation indépendante, et l’importance de la lutte pour la démocratie sur les lieux de travail afin de construire le pouvoir des travailleurs et des travailleuses.

Dias semble, à cet égard, prêt à saboter un autre principe syndical : la solidarité. Cela ne semble pas le déranger que ses paroles et ses actions puissent saper les efforts des syndicats au Canada et ailleurs qui tentent d’organiser les chauffeur.e.s d’Uber en syndicats réels et légitimes. La réaction des autres membres du mouvement syndical - en particulier de ceux et celles déjà engagé.e.s dans l’organisation des travailleurs et des travailleuses d’Uber - a été rapide. Jan Simpson, chef du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), a exprimé son sentiment de trahison : « Nous rejetons toutes les formes de syndicalisme qui ne placent pas les travailleurs et les travailleuses au centre de la lutte…. Les accords en coulisses avec les employeur.e.s enlèvent le pouvoir aux travailleurs et aux travailleuses pour le remettre entre les mains des bureaucrates et des patron.ne.s. Mais les vrais syndicats n’existent pas pour faire le sale boulot des patron.ne.s. Nous sommes ici pour nous organiser ensemble avec les travailleurs et les travailleuses pour créer un meilleur avenir. »

Ce n’est pas la première fois que Dias se place sur un piédestal, se vantant d’être proactif et pratique, alors que ceux et celles qui sont en désaccord habitent un monde imaginaire. Il vaut donc la peine d’examiner de plus près les initiatives antérieures similaires pour éviter les luttes de syndicalisation afin d’évaluer les fruits du pragmatisme qui se substitue aux principes syndicaux.

En 2007 les TCA (maintenant Unifor) ont conclu un accord avec Magna (fabriquant de pièces d’automobile) qui aurait donné au syndicat l’accès à ses travailleurs et travailleuses, mais en échange d’une présence syndicale assez étrange. Comme dans le cas du programme d’Uber, l’entente n’a pas été votée par les travailleurs et les travailleuses. Elle n’incluait pas de résultat de négociations sur les salaires (ils seraient déterminés par les tendances du salaire industriel moyen) ou sur les retraites (car Magna avait à l’esprit son propre plan d’épargne). Elle n’incluait pas de délégué.e.s syndicaux et syndicales élu.e.s et ne pouvait donc pas promettre de construire le syndicat au fil du temps. Et il s’est engagé à ne pas faire grève – non pas temporairement, mais pour toujours. Le « Cadre d’équité », comme on l’appelait, ne pouvait pas être modifié, et les droits collectifs des travailleurs et des travailleuses ne pouvaient pas être modifiés. (Ce qui signifie qu’ils ne pouvaient être améliorés).

Dias, alors assistant du président des TCA, était responsable des relations avec Magna. L’accord n’a finalement rien donné : les ouvriers et les ouvrières avaient peu d’intérêt pour ce cadre, et Magna ne sentait aucune pression qui l’aurait motivé à poursuivre l’expérience. Lorsque Dias est devenu président du syndicat en 2013, il a déclaré que l’accord Magna était un échec et il a abandonné toute prétention de collaboreravec Magna.

En 2016, comme président du syndicat, Dias a vendu une entente aux travailleuses et travailleurs de General Motor à Oshawa leur promettant qu’en échange de salaires et d’avantages sociaux à deux vitesses (les nouveaux travailleurs, nouvelles travailleuses seraient embauché.e.s à des salaires inférieurs et seraient exclu.e.s du régime à prestations définies), GM maintiendrait l’usine en marche. Un an après le début de l’accord, accepté à contrecœur, GM a annoncé qu’il avait changé d’avis. Sachant à quel point le langage de l’entente était faible, le syndicat n’a même pas pris la peine d’arbitrer cette décision. GM a retiré l’investissement promis, mais les concessions faites par le syndicat sont, bien entendu, restées en place. Les dommages sont allés au-delà de la perte de salaires et d’avantages sociaux. L’expérience a laissé les jeunes travailleurs et travailleuses - vanté.e.s souvent comme l’avenir du syndicat – aliéné.e.s et cyniques, après être traité.e.s comme membres de seconde classe par leur propre syndicat - mauvais signe pour les espoirs d’un renouveau syndical.

GM s’est inversée par la suite en janvier 2021 pour annoncer un nouvel investissement à Oshawa d’une durée incertaine et avec des engagements d’emploi incertains. Cela ne pouvait guère être attribué aux pressions venant d’Unifor - ces pressions étaient très modestes, une fois le produit disparu et la fermeture certaine. L’annonce était plutôt la conséquence de changements dans les marchés et de la stratégie interne de l’entreprise. Les emplois ont été bien accueillis dans la communauté d’Oshawa. Mais comme l’ancien personnel s’était séparé de GM après la fermeture, la main-d’œuvre de GM recevrait désormais la plus faible rémunération versée aux « nouveaux » travailleurs et « nouvelles » travailleuses. On ne sait toujours pas si les travailleurs et les travailleuses des anciens fournisseurs de GM à Oshawa auront encore du travail, ou si GM se servira de fournisseurs ailleurs.

Peu de temps après les négociations avec GM, Dias s’est tourné vers l’explosion des locations Airbnb à Toronto. D’autres syndicats étaient déjà engagés dans cette question. Le plus grand syndicat de l’hôtellerie de la ville était en train d’essayer de réglementer et de limiter Airbnb, travaillant avec une coalition nommée « fairbnb.ca », qui comprenait des organisations pour la défense des droits des locataires. Le problème était que les emplois des employé.e.s d’hôtel étaient menacé.e.s et que l’utilisation accrue d’Airbnbs par les propriétaires d’immeubles et de condos limitait davantage la disponibilité de logements locatifs.

L’intervention soudaine de Dias en faveur d’Airbnb a même surpris certain.e.s des employé.e.s d’hôtellerie membres de son propre syndicat. Comme pour Uber, le calcul était qu’en échange de la légitimation de l’entreprise, Dias pourrait recruter rapidement et bon marché des nettoyeurs et des nettoyeuses de l’entreprise. Dans une lettre adressée au maire de Toronto, John Tory (une version a été envoyée également au maire de Vancouver), Dias a félicité Airbnb pour « avoir donné l’exemple d’une voie à suivre, qui allie le potentiel de l’économie numérique à la réalité des travailleurs et des travailleuses à travers le pays. » Allant plus loin, il a expliqué qu’« En raison de l’approche progressiste d’Airbnb, Unifor étudie des moyens de travailler avec lui… [et] d’explorer des domaines d’intérêt mutuel pour améliorer le bien public et, si possible, œuvrer en faveur d’un partenariat national. »

En plus de miner la coalition contestant Airbnb, il n’était pas du tout clair quelle stratégie de Dias pour étendre la syndicalisation parmi les travailleurs et les travailleuses d’Airbnb avait été adoptée. Steve Tufts, géographe et militant syndical de l’Université York qui suit de près ce secteur, a noté qu’ « il est difficile de voir à quel point un grand nombre de nouveau et de nouvelles membres pourrait être organisé grâce à cette stratégie et si un partenariat avec Airbnb donnera à Unifor un levier pour atteindre ces travailleurs et ces travailleuses précaires." L’initiative s’est tranquillement évanouie, et encore une fois, le principal résultat a été l’isolement supplémentaire d’Unifor et de ses membres du grand mouvement syndical.

Vers une alternative

Les actes désespérés de dirigeants syndicaux, dirigeantes syndicales, comme Dias, reflètent une crise très réelle du mouvement ouvrier et un sentiment de l’insuffisance de sa trajectoire actuelle. Si des alternatives opportunistes et qui procèdent d’en haut vers le bas - des solutions malavisées qui n’ont aucun respect pour le potentiel réel des travailleurs et des travailleuses (en effet, ce potentiel est souvent dénigré par le leadership au lieu d’être encouragé) – ne portent pas de fruits, que pouvons-nous alors offrir à leur place ?

Quatre considérations semblent cruciales. Premièrement, l’extension de la syndicalisation commence par ce que nous faisons au sein de chacun de nos syndicats. Si des syndicats acceptent des concessions sans se battre, ce n’est guère une base solide pour accroître l’intérêt des travailleurs et des travailleuses non syndiqué.e.s à adhérer au syndicat. Si les travailleurs et les travailleuses syndiqué.e.s ne peuvent pas ou ne veulent pas résister au pouvoir des employeur.e.s, pourquoi des travailleurs et des travailleuses non syndiqué.e.s y adhéreraient-ils et elles ? Nos échecs ne sont pas secrets ; les entreprises que nous essayons de syndiquer ne manqueront pas de diffuser des nouvelles négatives. Il n’est pas non plus probable que les membres du syndicat frustré.e.s par leurs propres conditions amèneront le syndicat à dépenser beaucoup d’énergie et de ressources pour recruter des travailleurs et des travailleuses dans d’autres secteurs.

Deuxièmement, le maintien du soutien à la syndicalisation a besoin d’une cause plus élevée. Lorsque l’extension de la syndicalisation se réduit à une augmentation des cotisations syndicales, nous sommes condamné.e.s. Une analyse des coûts / avantages style commercial est susceptible de conclure que l’organisation de travailleurs et de travailleuses faiblement rémunéré.e.s, qui ne paieront pas beaucoup de cotisations mais coûteront probablement cher pour assurer un service adéquat, n’est pas un « investissement » prioritaire. Le syndicat peut être sympathique ou mener à l’occasion des efforts de syndicalisation, mais face à des arguments aussi étroits, les engagements profonds nécessaires pour contester l’emprise de l’employeur sur les travailleurs et les travailleuses ne seront tout simplement pas là.

L’extension de la syndicalisation doit être comprise comme faisant partie du projet plus large de solidarité et d’unité de classe. À moins d’améliorer les normes des autres, les travailleurs et les travailleuses syndiqué.e.s, comme nous l’avons tous vu, seront isolé.e.s et verront finalement leurs propres normes réduites. Il fut un temps où certains syndicats auraient pu faire cavalier seul et réussir. Mais nous avons été suffisamment battu.e.s au cours des dernières décennies pour apprendre que si nous ne surmontons pas la fragmentation et les divisions parmi les travailleurs et les travailleuses, nous restons tous et toutes vulnérables. À cet égard, les chauffeur.e.s d’Uber, les livreur.e.s de nourriture à vélo, les travailleurs et les travailleuses intérimaires mal payé.e.s et les travailleurs et les travailleuses de l’économie des petits boulots de toutes sortes font partie de la même classe, avec les mêmes intérêts ultimes que les travailleurs et les travailleuses de l’automobile, de l’hôtellerie, de l’alimentation et du secteur public. Et ces intérêts communs incluent les chômeurs et les chômeuses actuel.le.s. Divisé.e.s, nous ne pouvons pas déplacer l’équilibre du pouvoir dans la société des grandes entreprises et des employeurs de toutes tailles vers les travailleurs et les travailleuses.

Troisièmement, et cela découle directement de ce qui précède, il est peu probable que de meilleures pratiques d’organisation des entreprises soient mises en œuvre sans une transformation radicale de l’idéologie des syndicats, de leurs structures et de leur fonctionnement quotidien. La mise en œuvre des meilleures stratégies de syndicalisation soulève des questions plus générales sur la façon dont les syndicats déterminent leurs priorités et comment ils se rapportent à leurs membres ; le type de formation qu’offrent les syndicats et l’étendue et la profondeur de la participation des membres ; le rôle du personnel permanent et la manière dont il est formé ; le lien entre le syndicat et la communauté ; et la mesure dans laquelle ses membres, et pas seulement le personnel spécialisé, jouent un rôle essentiel dans le travail à forte intensité pour atteindre d’autres travailleurs et travailleuses.

Le soutien aux meilleures pratiques exige des dirigeants syndicaux et des dirigeantes syndicales qui accueillent, au lieu de craindre, l’émergence de nouveaux dirigeants et denouvelles dirigeantes, des attentes plus élevées, une plus grande participation des membres et des défis qui émanent de la base. Une culture d’acceptation passive des déclarations des dirigeants syndicaux, dirigeantes syndicales, nuit et détruit la vie critique et créative au sein d’un syndicat. Ce genre de militantisme critique - aussi brusque et désordonné qu’il puisse être parfois - est fondamental pour faire face à ce à quoi nous sommes confrontés et pour la renaissance du mouvement syndical.

Quatrièmement, l’ampleur de ce à quoi nous sommes confrontés dans la lutte contre les Ubers et les Amazones du « capitalisme numérique » semble exiger un changement radical des relations entre les syndicats. Il est difficile d’imaginer que des luttes locales, aussi essentielles soient-elles évidemment, puissent syndiquer pleinement et obtenir des contrats décents de la part de ces entreprises gigantesques, sans une réponse concertée des syndicats dans leur ensemble. Dans les années 1930, les mineurs américains syndiqués ont reconnu que si d’autres secteurs clés n’étaient pas syndiqués, les mineurs seraient finalement isolés et affaiblis. Ils ont donc envoyé une centaine de membres (avec seulement leurs frais payés) pour aider à organiser la sidérurgie. La renaissance du mouvement ouvrier repose sur ce genre de sensibilité et de compréhension, avec la transformation de menaces en opportunités, et sur un esprit d’organisation comme rien de moins qu’une croisade pour changer le monde.

Il y a aussi un facteur psychologique ici. Le plus grand antidote à la démoralisation et à la passivité des travailleurs et des travailleuses réside dans l’inspiration qu’offre un mouvement, autrefois fragmenté et largement inefficace, qui se coalesce pour élaborer des projets crédibles, choisir des objectifs clairs, mettre en commun les ressources financières, et engager ses meilleur.e.s chercheurs et chercheuses, communicateurs et communicratrices, organisateurs et organisatrices dans des campagnes et luttes gagnantes.

Conclusion : aller au-delà d’Uber et surmonter l’impasse syndicale

Uber est le cheval de bataille d’une nouvelle stratégie - bien que, dans un certain sens, très ancienne - pour miner l’organisation des travailleurs et des travailleuses et l’indépendance des syndicats. Obscurcie par ses appels à la flexibilité, à la fausse indépendance et au « caractère inévitable » des plateformes numériques, la réalité reflète les objectifs plus traditionnels des entreprises et des employeur.e.s : bas salaires, absence de contrôle des travailleurs et des travailleuses sur leur emploi, précarité, intensification et absence de capacité de s’organiser collectivement pour résister. Cela n’est pas l’avenir que nous souhaitons pour nous-mêmes, pour nos enfants, nos voisin.e.s et leurs enfants, et pour tous ceux, toutes celles qui vendent leur force de travail pour gagner leur vie. Le fait que le plus grand syndicat du secteur privé du Canada ait essentiellement approuvé l’initiative d’Uber rend encore plus difficile la gestion du terrain organisationnel difficile sur lequel nous devons nous bâtir.

S’il y a un message clair qui sort des dernières décennies d’inégalités croissantes, d’insécurité permanente de la classe ouvrière et de démocratie de plus en plus limitée, c’est que nous ne pouvons pas nous permettre de rester immobiles. Si nous ne remettons pas en question les stratégies antisyndicales d’Uber (ou d’Amazon ou de Google ou de Walmart), nous les invitons essentiellement à aller plus loin et à faire pleuvoir plus d’enfer sur la classe ouvrière canadienne et internationale. En l’absence d’une pensée plus large, les attentes ont tendance à baisser, les engagements à stagner, la confiance pour prendre des risques faiblit.

Au fond, la question de syndicats plus forts et plus efficaces va au-delà des syndicats. Elle demande la construction de la classe ouvrière. Le capitalisme a laissé les travailleurs et les travailleuses fragmenté.e.s, dépendant.e.s de leurs employeur.e.s et orienté.e.s à court terme et individuellement face aux pressions de survie auxquelles elles et ils sont confronté.e.s. Le grand défi - le défi du socialisme - est de savoir comment refaire la classe ouvrière que le capitalisme a ainsi façonnée selon ses besoins en une classe ouvrière avec la vision, la cohérence, la confiance, l’engagement, la compréhension et les compétences organisationnelles qui montreront que le présent dans lequel nous nous trouvons n’est pas le meilleur que nous puissions réaliser.

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